Le 27 janvier 2021, le Service de Protection de la Communauté Juive (SPCJ) a rendu compte des chiffres de l’antisémitisme pour l’année 2020 et annonce que le nombre d’actes antisémites recensés est de 339, en baisse par rapport aux années 2018 (541 actes) et 2019 (687 actes)[1]. Que faut-il penser de cette baisse ? Comment l’analyser ?

Actes antisémites. Quelle est la méthodologie pour calculer les actes ?

Commençons par expliquer brièvement une méthodologie. Lorsque l’on parle d’actes antisémites, nous disposons de données statistiques et chiffrées depuis l’année 1998. De quoi s’agit-il ? 

Depuis plusieurs années, le service central du renseignement territorial (SCRT), qui dépend du ministère de l’intérieur, suit l’évolution des actes racistes, grâce à des synthèses chiffrées, comptabilisant les « actions » (homicides, attentats et tentatives, incendies, dégradations, violences) et « menaces » (propos, gestes menaçants, démonstrations injurieuses, inscriptions, tracts et courriers). Ces données sont croisées avec les signalements centralisés au ministère de l’Intérieur, ils émanent des différents services de Police sur le territoire français. Elles sont ensuite croisées avec les signalements transmis par le Service de Protection de la Communauté Juive (SPCJ)[2]. Mais, ces synthèses chiffrées comptabilisent les actions et les menaces qui ont fait l’objet d’une plainte ou d’une main-courante auprès des services de Police. 

Comment les chiffres ont-ils évolué ces dernières années ? 

81 actes ont été comptabilisés en 1998, 82 en 1999. Puis, on passe subitement à 744 (10 fois plus) en 2000, la situation devenant inquiétante dès octobre de cette année-là. Les chiffres annuels fluctuent ensuite, à la baisse ou à la hausse[3]

Pour les hausses référencées et les chiffres les plus hauts depuis 21 ans, nous comptabilisons 744 actes en 2000 ; 936 en 2002 ; 974 en 2004 ; 832 en 2009 ; 614 en 2012 ; 851 en 2014, puis 808 en 2015. En 2017, nous assistons à une augmentation très forte des actions antisémites (+26%) qui conduisent là encore à une vraie inquiétude. Généralement, ces chiffres correspondent à la répercussion d’un conflit (lointain mais très médiatisé) qui oppose les Israéliens aux Palestiniens, alors que ce conflit se déroule à près… de 4.000 kilomètres de notre pays. Justement, dans la France des années 2000, l’hostilité à l’endroit des Juifs s’est développée chez les jeunes dans certaines banlieues qui vivent dans des quartiers dits sensibles. Ces jeunes peuvent s’identifier aux Palestiniens, qu’ils pensent « venger » lorsqu’ils s’en prennent aux Juifs. A moins qu’il s’agisse d’un « nouveau lumpenproletariat, issu de l’immigration, endoctriné à la haine des Juifs et plus largement de l’Occident », comme le suppose le philosophe Pierre-André Taguieff[4] ? Plutôt, ces jeunes ne sont-ils pas motivés par une haine implacable des Juifs pour s’en prendre ainsi à des cibles juives (écoles, lieux de cultes, magasins, particuliers, etc.), tout simplement ? N’y a-t-il pas finalement dans cette rage antijuive une culture de l’antisémitisme ?

Nous obtenons ensuite les chiffres suivants : en 2018, 541 actes et 687 en 2019. Au final, de 2017 à 2019, le nombre d’actes antisémites a augmenté en France de 121%. En 2019, les Français juifs, qui représentent moins de 1% de la population, ont subi 41% des violences physiques racistes commises en France. Les adultes et les enfants juifs affrontent un quotidien oppressant, agressif et une violence continue[5]

Et pour les chiffres les plus bas, depuis l’année 2000 ? Les chiffres de 2020 (339 actes) sont à peu près équivalents aux années 2011 (389 actes), 2016 (335) et 2017 (311). Comme nous l’avons écrit précédemment, les chiffres peuvent être à la hausse ou à la baisse. 

Puisque nous disposons de statistiques, il faut cependant compter avec cet autre chiffre, fruit d’une simple addition de tous les actes antisémites qui ont été comptabilisés (annuellement) depuis 1998 et jusqu’en 2020 : 12.111 actes antisémites (violences et menaces) ont été perpétrés depuis l’année 2000 contre des français de confession juive. 

Comment expliquer alors les chiffres de 2020 ?

1. En 2020, comme les années précédentes, les victimes ne portent pas plainte par peur de représailles. Cela peut se comprendre, probablement parce que les agresseurs peuvent connaître leurs victimes et/ou vivent à proximité d’elles. 

2. Les victimes peuvent ignorer qui sont leurs agresseurs, tout simplement. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de menaces sur Internet (avec l’anonymisation et la pseudonymisation dans les réseaux sociaux) et lorsqu’il s’agit d’inscriptions, de dégradations et de lettres anonymes, par exemple.

3. Enfin, les procédures sont compliquées et longues. De nombreuses victimes d’actes antisémites sont peu confiantes sur l’aboutissement d’une enquête et sur l’issue d’une procédure pénale. 

4. En plus de ces difficultés récurrentes et objectives, se sont ajoutées d’autres difficultés, plus spécifiques, en 2020. En raison de la crise sanitaire et des confinements successifs, les victimes n’ont pas pu se rendre dans les commissariats. Cela peut paraître anecdotique, ce ne l’est pas.

5. Mais, comme le sous-entend le SPCJ dans son communiqué, en 2020, les activités communautaires ont diminué pendant le confinement et tout au long de cette crise sanitaire. Ce point est important. Pourquoi ? Parce que généralement des agressions peuvent avoir lieu aux abords et/ou près d’un centre, d’un lieu de culte, lorsque des gens sont rassemblés, s’y rendent ou quittent les lieux. Cependant, en 2020 il est à noter que « le nombre d’agressions violentes recensées (44) est resté quasi identique à l’année 2019 ».

6. Alors ? Le SPCJ note que l’on « constate en 2020 une baisse essentiellement dans le nombre de dégradations, d’inscriptions, de courriers et d’injures antisémites ayant fait l’objet d’une plainte ou d’une main courante. » Ces types d’actes antisémites prolifèrent sur Internet sans que les auteurs soient poursuivis ou condamnés. De toute évidence, nous pensons que cette relative impunité décourage les victimes. Pourquoi porter plainte si les agresseurs ne risquent rien (ou presque) ? Reste qu’au-delà de cette difficulté déroutante, la comptabilisation des menaces n’inclut que quelques faits relevés sur Internet, mais pas la pleine activité antisémite sur la toile.

7. Quid de la typologie des actions violentes en 2020 ? Comme les années précédentes, elle est relativement identique aux années précédentes et correspond le plus souvent à des atteintes aux personnes où des mineurs peuvent être pris pour cible. Le reliquat concerne des atteintes aux biens (dégradations) visant des biens privés (domiciles et véhicules) et des incendies. Les atteintes visent aussi les lieux de culte, des cimetières ou des lieux du souvenir. 

8. Cependant, les chiffres de l’antisémitisme ne sont que la part la plus visible d’un phénomène beaucoup plus large, beaucoup plus vaste, beaucoup plus complexe, qui a pour nom l’antisémitisme. 

10. Or, l’antisémitisme ne se résume pas aux seules actions violentes et menaces qui sont commises, tout aussi importantes soient-elles. Il faut compter également avec la haine qui s’exprime contre Israël, exacerbée par la médiatisation d’affrontements au Proche-Orient. Nous savons qu’Israël focalise tout un imaginaire conspirationniste. Mais, cet antisionisme (démonologique) est difficilement quantifiable. 

11. Il faut aussi compter sur le fait qu’en 2020, la pandémie de Covid-19 a suscité un déferlement de propos antisémites. Les réseaux sociaux sont les vecteurs d’accusations multiples. Là, des individus, des groupes/groupuscules délirants, diffusent ou relayent des rumeurs, des informations erronées, mensongères et trafiquées afin d’attiser la peur, tout en désignant des boucs-émissaires. Des groupes alimentent régulièrement leurs comptes injurieux en les saupoudrant de théories complotistes. Mais, en temps de Covid, ils s’adaptent et adaptent leurs accusations récurrentes, à des fins stratégiques. Là encore, ces propos sont difficilement quantifiables, ils ne font pas l’objet de statistiques à part entière[6].

12. Enfin, il faut aussi compter sur la survivance de stéréotypes et de préjugés. Globalement, les sondages récents démontrent que si « les Français considèrent massivement que les Juifs sont bien intégrés », plus d’un sondé sur deux (56%) estime qu’ils ont « beaucoup de pouvoir », ou qu’ils sont « plus riches que la moyenne des Français »[7]. En novembre 2018, une étude réalisée par le sondeur ComRes pour CNN montre la prégnance des clichés antisémites en Europe. Ainsi, en France comme dans les autres pays de l’Europe, entre 24 et 28% des personnes interrogées estiment que « la communauté juive a trop d’influence à travers le monde » dans la sphère de la « finance et des affaires », un chiffre qui s’élève à environ 21% dans les champs politique et médiatique. Le 22 février 2019, un nouveau sondage est publié par l’hebdomadaire Marianne[8]. L’enquête, réalisée par l’Ifop, montre que, même si une majorité de Français sont inquiets du sort réservé à leurs concitoyens juifs, les stéréotypes antisémites sont encore très présents dans l’opinion. Ainsi, un peu plus d’un sondé sur quatre (27%) pensent que les « Juifs sont plus riches que la moyenne des Français » ; une personne interrogée sur cinq pense qu’ils « utilisent aujourd’hui dans leur propre intérêt leur statut de victimes du génocide nazi pendant la Seconde Guerre mondiale », qu’ils « ont trop de pouvoir dans le domaine des médias » et qu’ils ont « trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance. » Au final, 27% des Français sont d’accord avec deux affirmations antisémites.

Alors, quelle conséquence ? Les Juifs fuient-ils ?

Ces violences ont un impact indéniable et encouragent le départ de Français juifs. D’après des statistiques du SPCJ, les arrondissements de l’Est parisien sont ceux qui concentrent le plus de plaintes pour des actes antisémites, avec par exemple 50 actes recensés en 2015 et 2016 dans le 20earrondissement, 21 actes dans le 11e. Ce sentiment d’insécurité conduit certains habitants à changer de quartier et les Juifs qui vivent dans le 19e, le 20e ou le 11e décident de quitter ces arrondissements pour aller vivre dans le 17e ou en tout cas dans l’Ouest de Paris et non plus à l’Est, parce qu’ils pensent y être en sécurité. Les pôles d’attraction se situent donc à Paris, notamment dans le 17e arrondissement et dans ses banlieues Ouest comme Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) ou Sud, à l’instar de Vincennes et Saint-Mandé (Val-de-Marne). Strasbourg (Bas-Rhin) est aussi une destination privilégiée[9]. Cet exil non désiré – mais imposé par une haine implacable – est communément appelé « alyah de l’intérieur ». 

Ajoutons enfin, qu’en France, entre 2000 et 2017, 55.049 Juifs ont fait leur alyah en Israël, soit plus qu’entre 1970 et 1999, période pendant laquelle 48.097 Juifs sont partis[10]. Ces chiffres s’appuient sur les données de l’Agence juive, chargée d’accompagner les candidats à l’Alyah (Olim). L’alyah avait explosé entre 2013 et 2016. Au plus fort de la vague près de 8.000 Juifs de France avaient décidé de s’installer en Israël. Mais, l’alyah connaît des fluctuations, à la hausse ou à la baisse, souvent liées aux perspectives économiques en Israël et à des difficultés d’intégration.

A la baisse donc en 2018, 2.600 Juifs français sont venus s’installer en Israël, ce qui représente une baisse de 25% par rapport à 2017. 

A la hausse, justement, en 2020 : 1.000 demandes d’ouvertures de dossier auraient été effectuées en mai 2020 contre 275 l’année dernière à la même époque. Soit une hausse de 400% ! Toujours selon l’Agence juive, l’ouverture du nombre de dossiers des Juifs de France serait en hausse de 70%[11]. Ces derniers chiffres constituent un indicateur fiable d’une inquiétude latente. Même si les chiffres des actes ont baissé en 2020, cette baisse n’a aucun impact sur ce que ressentent les Français de confession juive. Ils sont inquiets, apeurés, déboussolés, fatigués. D’ailleurs, comment croire en l’avenir lorsqu’en une vingtaine d’années, l’antisémitisme s’est si profondément ancré dans notre société ?


Marc Knobel est historien, il a publié en 2013, Haine et violences antisémites. Une rétrospective 2000-2013, Paris, 2013, (Berg International, 350 pages). Il publie chez Hermann en 2021, Cyberhaine. Propagande, antisémitisme sur Internet.


[1] Site du service de Protection de la Communauté́ Juive : https://www.antisemitisme.fr/dl/2020-CP-FR.pdf

[2] Le Service de Protection de la Communauté́ Juive (SPCJ) a été́ créé en 1980, au lendemain de l’attentat de la rue Copernic à Paris. Le SPCJ est la concrétisation d’une volonté́ commune du CRIF, du FSJU – Fonds Social Juif Unifié – et des Consistoires, de protéger la Communauté́ juive dans son ensemble. Voir également Le Monde, « L’antisémitisme, une réalité difficile à mesurer précisément », 29 mars 2018.

[3] Voir à ce sujet Marc Knobel, Haine et violences antisémites. Une rétrospective 2000-2013, Paris, 2013, Berg International, 350 pages.

[4] « Taguieff : ces islamistes malades de la haine des Juifs », Le Point, du jeudi 11 octobre 2012, pp. 36-37.

[5] Cf. Marc Knobel, « L’antisémitisme en France 2015 – 2019 », Sens, mars – avril 2020, PP 155 – 173. Voir également, Marc Knobel, « Les actes antisémites entre 2015 et 2019 », in La modernité disputéeTextes offerts à Pierre-André Taguieff, Paris, CNRS éditions, 2020, pp. 693-699 et Marc Knobel, « La légitime préoccupation de l’Union Européenne face à la montée de l’antisémitisme », La Règle du jeu, 5 décembre 2020.

[6] Voir à ce sujet Marc Knobel, « Racisme et antisémitisme en temps de Covid-19 », L’Obs, 5 avril 2020 ; Marc Knobel, « Préjugés, discriminations, racisme et antisémitisme en temps de Covid 19 », Trop Libre (Fondapol), 7 mai 2020 ; Augustine Passilly, Au cœur du confinement, l’antisémitisme et le complotisme renaissent, Réforme, 20 avril 2020.

[7] En 2015-2016 et durant 18 mois, l’Ipsos enquête sur le « vivre ensemble » en France. Et plus particulièrement sur la façon dont sont perçues les communautés juive et musulmane. L’étude, qui a été commandée par la Fondation du judaïsme français (janvier 2016), révèle surtout le sentiment de défiance qui traverse notre société.

[8] Soazig Quéméner, « Des préjugés toujours ancrés », Marianne, 22 au 28 février 2019.

[9] Voir à ce sujet : https://www.leparisien.fr/societe/antisemitisme-obliges-de-demenager-parce-que-juifs-24-02-2019-8019558.php

[10] Marc Knobel : « L’Europe va se vider de ses Juifs. En France, 60 000 sont partis en dix ans », Le Monde, 29 mars 2018.

[11] Midi Libre, « L’alyah des Juifs de France », 16 juillet 2020.