En novembre 2018, CNN publiait un sondage indiquant que 21% des Français entre 18 à 24 ans n’avaient jamais entendu parler de la Shoah. Interrogés par ce résultat, l’Ifop en partenariat avec la Fondation Jean Jaurès, AJC Paris, la FEPS et la Dilcrah ont entrepris d’effectuer une seconde étude portant sur le même sujet. Ces nouvelles données permettent aujourd’hui de confirmer un niveau quasi-similaire de méconnaissance du génocide des Juifs au sein de la jeunesse française (21% chez les 18-24 ans, contre 10% chez l’ensemble des Français). Même si le niveau de connaissance dans l’ensemble de la population est élevé (90%), les résultats obtenus auprès des 18-24 ans interrogent : comment expliquer ce déficit de connaissance, malgré le devoir de mémoire, l’enseignement de l’Holocauste à l’école et les commémorations annuelles ? Et plus largement, comment aborde-t-on, en France, la question des génocides juifs, arméniens et rwandais ? Pour le savoir, nous avons interrogé Iannis Roder, Directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès et responsable des formations au Mémorial de la Shoah.

 

L-D Samama: Commençons par une bonne nouvelle. Selon votre étude, les Français adhèrent davantage à la lutte contre l’antisémitisme et sont sensibles au sentiment d’insécurité de leurs concitoyens juifs…

Iannis Roder : L’ensemble des résultats de l’enquête indique une hausse du soutien à la lutte contre l’antisémitisme par rapport à 2014. Dans ce cadre, 77% des Français qualifient la Shoah de «crime monstrueux» contre 63% en septembre 2014 ; 88% soutiennent qu’il faut «lutter contre l’antisémitisme et le racisme pour qu’une tragédie comme la Shoah ne se reproduise pas» contre 85% en 2014 et 85% pensent qu’il faut «enseigner la Shoah aux jeunes générations afin d’éviter que cela ne se reproduise» contre 77% en 2014. La perception de la gravité de l’Holocauste et la nécessité de se prévenir d’une répétition tragique de l’histoire fait donc encore davantage consensus. Est-ce lié au fait que la France a été frappée depuis 2015 par plusieurs attentats, dont celui de l’Hyper Casher de Porte de Vincennes en janvier 2015 ? Peut-être…. Dans un contexte de recrudescence des actes antisémites en France (+ 69 % sur les neuf premiers mois de 2018), les Français sont une majorité à penser que les Français juifs se sentent en insécurité (53%) et à comprendre ce ressenti (58%).

En parallèle de la Shoah se pose la question de la connaissance des génocides arméniens et rwandais. Comment percevez-vous les réponses du public sur ces cas précis ?

En ce qui concerne la génocide des Juifs, on est à 90% de taux de connaissance, ce qui est très élevé. Les chiffres sont également assez bons pour le génocide des arméniens (85%) et celui des Tutsis au Rwanda (79%). C’est, à vrai dire, plutôt étonnant dans ces deux derniers cas car il s’agit de sujets plus pointus, moins présents dans l’actualité grand public. Néanmoins, sur le cas rwandais, on aurait pu penser que la proximité de l’évènement aurait permis d’avantage de connaissance. Mais sa perforation dans l’actualité est minime. On peut tout à fait s’informer quotidiennement sans jamais entendre parler de ce génocide. Une autre donnée à prendre en compte est que le génocide rwandais est également peu étudié en classe. C’est pour cette raison notamment que lorsque nous abordons le génocide des Juifs dans les formations du Mémorial de la Shoah, nous établissons des ponts avec les autres génocides.

Quid de l’influence de l’âge dans la perception des génocides en général et de la Shoah en particulier ?

La question générationnelle est intéressante. L’étude montre que la connaissance de la Shoah est fortement corrélée à l’âge mais aussi à la catégorie socio-professionnelle ainsi qu’au diplôme. Ce sont des variables déterminantes. Concrètement, 4% des cadres disent méconnaitre la Shoah quand le chiffre s’élève à 18% pour les ouvriers. Les mêmes tendances se confirment pour les autres génocides. En termes d’âge 21% des jeunes de 18 à 24 ans n’ont jamais entendu parler du génocide des Juifs, contre seulement 2% des 65 ans et plus. L’écart est important. Considérable même… En la matière, si l’école demeure le premier lieu d’apprentissage des génocides, le rôle joué par les familles et la transmission au sein des foyers n’est pas à négliger. Il était néanmoins plus fort par le passé et tend à se réduire aujourd’hui. On s’appuie dorénavant plus sur l’école pour former la jeunesse. Il y a donc un basculement.

Ce basculement se déroule également dans la place croissante jouée par Internet dans la connaissance du génocide. Les nouveaux usages et en particulier la multiplication des écrans semblent avoir une influence sur la jeunesse…

On peut en effet penser que les modes d’appropriation de la culture chez les plus jeunes, et en particulier des œuvres audiovisuelles, ne sont pas sans conséquences sur la connaissance de la Shoah. Ces évolutions technologiques conduisent ces publics à visionner de plus en plus des contenus choisis – parmi lesquels ne figurent pas nécessairement des documentaires dédiés à l’Holocauste… – et non plus à regarder sur la télévision familiale des programmes décidés par les chaînes et qui peuvent contenir des œuvres liées à la Shoah. En dessous de 35 ans, les publics semblent être influencés par d’autres discours, d’autres paroles que celles du professeur… On peut donc penser qu’Internet joue désormais un rôle plus grand dans l’approche de la Shoah. Par ailleurs, il n’est pas impossible que les plus jeunes soient plus hermétiques à l’enseignement de la Shoah. Ainsi les 18-24 ans sont 7% à considérer que le nombre de Juifs tués lors de la Shoah est une « exagération » contre 2% pour l’ensemble des Français, et 3% des 25 à 34 ans y voient même une « invention » contre 1% pour l’ensemble des Français. Les plus jeunes sont également ceux qui considèrent le moins la Shoah comme un crime monstrueux, donc spécifique. Ces chiffres-là font écho aux résultats d’une autre enquête réalisée par l’Ifop avec la Fondation Jean Jaurès en décembre 2017. Celle-ci montrait comment les plus jeunes se montrent sensibles aux logiques complotistes. Le fait que 9% des moins de 35 ans déclarent avoir acquis leurs connaissances du génocide des Juifs principalement via Internet, contre 6% des Français en moyenne, doit également être pris en compte dans la mesure où les thèses complotistes se diffusent principalement en ligne.

Qu’en est-il de la répartition par affinités politiques ?

En termes politiques, le parti qui se démarque le plus sur la question de la relation aux génocides est le Rassemblement National. Il y a presque un écart négatif de 10% avec la moyenne sur chaque question posée. Sur les arméniens, 11 points de moins. Sur les Tutsis, 15. Pareil sur la question de l’enseignement de la Shoah comme solution à l’antisémitisme. On passe de 88% d’opinions favorables en moyenne sur cette proposition à 75% pour les interrogés qui se disent proche du RN.

L’étude comporte un autre point intéressant, sur le sentiment d’insécurité perçu pour les juifs en France. Si l’on est à gauche, on tend à ne pas distinguer l’antisémitisme du racisme, et l’on ne cherchera pas à distinguer le caractère propre du phénomène. On a donc, dans cette catégorie, des difficultés à penser l’antisémitisme en dehors du logiciel traditionnel de l’antisémitisme d’extrême-droite. Pourtant, les terroristes Merah ou Coulibaly ne sont pas issus de ces rangs-là.

D’autres résultats de cette étude vous questionnent-ils ?

Certainement ce paradoxe : on a jamais autant et aussi bien enseigné l’histoire de la Shoah à l’école mais paradoxalement, 21% des jeunes français entre 19 et 24 ans disent ne pas connaître la Shoah. Cela interroge. Il y a bien un moment – et à vrai dire trois (en CM2, en classe de 3ème puis au lycée – où un professeur leur a parlé de cette question spécifiquement. Alors que se passe-t-il ? Est-ce la compréhension de la période qui est mauvaise ? L’élève a-t-il totalement oubié cette partie de l’enseignement ? Est-ce la manière dont on l’enseigne qui ne lui permet pas d’imprimer cela ? Il faut se pencher sur ces questions, détermine si c’est le contenu de l’enseignement ou bien le rapport de l’élève aux apprentissages qui pose problème.