« Chaque équivoque, chaque malentendu suscite la mort ».
Albert Camus. L’homme révolté.
Amateurs de sensations fortes, d’hallali et de règlement de comptes, passez votre chemin ! L’enjeu est trop important pour surjouer, dans une démagogie ou un faux côté rebelle, une situation grave dont il faut essayer de prendre la mesure avec responsabilité et dans un souci d’apaisement et de dialogue.
A la lecture du rapport d’inspection de juillet 2010 qui engendra la suspension de quatre mois de Catherine Pederzoli-Ventura pour prosélytisme et manquement au principe de neutralité et de laïcité dans l’organisation de ses voyages en mémoire de la Shoah (de 2004 à 2010), j’avoue avoir ressenti un sentiment de fierté. Je prends la mesure du fait que les parties qui sont en conflit dans cette affaire cherchent avant tout un point d’équilibre, un jugement qui place l’élève au centre de la question. Et des questions, il y en a beaucoup. J’avoue avoir ressenti l’embarras de toute la communauté éducative du lycée Henri-Loritz de Nancy, lycée d’enseignement technologique accueillant 1800 élèves, des parents d’élèves, des élèves, de la proviseure du lycée, Madame Thieulin, de Messieurs Mamou et Pétré-Grenouilleau, rapporteurs. Accompagné de l’embarras, je dois confier ma fierté d’appartenir à ce milieu éducatif exigeant, bien plus vivant qu’un mammouth, bien plus fin aussi, qui cherche à œuvrer pour le bien commun. De même, j’ai éprouvé, devant le portrait de Catherine Pederzoli-Ventura, la certitude d’une femme qui ne vivait pas pour elle-même, la certitude de ce que l’on peut appeler une vocation, un appel.
Mais l’affaire est trop importante pour faire de ce sentiment une fin en soi, d’autant plus parce que l’histoire présente n’est pas seulement une histoire de vivants, mais aussi une histoire de morts. De six millions de morts. Elle résume et condense le caractère problématique, complexe, parfois équivoque de l’enseignement de la Shoah en France.
Selon le rapport de juillet 2010 des inspecteurs de l’éducation nationale, il n’a jamais été question d’interdire les voyages à Auschwitz, à Cracovie et à Prague. Le problème réside dans l’organisation, le nombre d’élèves, le niveau des élèves, le rapport avec le programme et l’idée que la Shoah doit prendre sa place dans un programme général, sans prendre une place qui empêcherait le traitement d’autres thèmes et l’organisation d’autres voyages.
Le projet de Catherine Pederzoli-Ventura est original dans le cadre d’un lycée technologique, et il est souligné et valorisé comme tel : « La question du génocide perpétré par l’Etat nazi, à l’encontre des Juifs et d’autres populations, au cours de la Seconde guerre mondiale, appartient véritablement à « l’histoire universelle » comme le souligne Mme Pederzoli dans la plaquette de présentation de son projet de 2010. »
Les dysfonctionnements concerneraient les organisateurs qui remettent en cause la neutralité et la laïcité du service public (un ancien professeur de faculté qui est également rabbin et un imam), la volonté de Catherine de proposer un projet porté personnellement, ainsi que l’accusation d’antisémitisme et de fascisme à ceux qui lui demandent des aménagements ou qui ne sont pas convaincus par la démarche pédagogique de Catherine Pederzoli-Ventura.
A lire le livre de Catherine et le dialogue qu’elle instaure avec Simon Marty, on ressent un vrai gâchis qui fait songer à cette formule de Camus : « le drame, c’est quand tous les personnages ont raison. »
C’est peut-être la raison pour laquelle le conseil de discipline, suite au rapport d’inspection, n’ordonne aucune sanction. Les allégations concernant des faits douteux pendant le voyage de 2009 ont été retirées, de même que les soi-disant déclarations de Catherine Perderzoli-Ventura contre les projets pédagogiques de ses collègues. Simultanément, les parents et les élèves du lycée soutiennent, dans leur grande majorité, leur professeur d’histoire.
Le rapport d’inspection et le livre posent trois problèmes distincts, dont il faut rendre compte afin d’expliciter le débat.
Le premier problème serait le rapport exclusivement mémoriel à la Shoah durant les voyages pédagogiques au détriment de la dimension historique. Ce point est susceptible d’impliquer la concurrence mémorielle et victimaire. Catherine Pederzoli-Ventura privilégierait le rapport aux lieux, aux témoins, à l’expérience concrète et sensible au détriment de l’histoire comme récit. On comprend l’exigence de concilier les deux dimensions de l’histoire, d’autant plus lorsqu’on a affaire aux derniers survivants du génocide juif.
Le second point est le point le plus polémique mais, en même temps, le plus passionnant de l’affaire: comment nommer un phénomène qui est sans précédent ? Je veux parler de l’annihilation de six millions d’hommes, de six millions d’êtres humains assassinés parce qu’ils étaient Juifs. Il n’y a pas de nom, de mot pour cela.
Le rapport d’inspection met à l’index le terme Shoah pour sa dimension mémorielle et sur la possibilité d’un détournement de la mémoire. Dans leur grande majorité, les victimes du nazisme ne parlaient pas souvent hébreu, beaucoup plus souvent yiddish, une langue qu’on a détruite. Pourquoi utiliser un terme hébreu pour désigner la destruction des Juifs d’Europe ?
« Dans tous les documents (…) Mme Pederzoli fait uniquement référence à « une » mémoire. L’usage du singulier est par ailleurs renforcé par la répétition (14 occurrences) du terme Shoah, mot provenant d’un terme hébreu signifiant « anéantissement », tandis que le terme à la fois plus neutre et juridiquement fondé de « génocide » n’est mentionné que deux fois, comme en passant. »
Il sera malaisé de justifier le devoir-être par le fait que le terme Shoah – introduit en France par Claude Lanzmann qui, comme le rappelle Vidal-Naquet dans Les assassins de la mémoire, fait œuvre d’histoire, dans une épopée de neuf heures trente – est aujourd’hui entré dans les mentalités, au point qu’il est utilisé dans les discours politiques autour des commémorations concernant la destruction des Juifs d’Europe.
Auschwitz, génocide, holocauste, Shoah sont les quatre termes usités pour désigner la destruction des Juifs d’Europe. Je pense que le terme Shoah est le terme le plus asymptotiquement proche de la réalité des faits. Il est vrai que le terme Auschwitz est devenu une sorte de métonymie, de symbole de la Shoah, mais il a l’inconvénient majeur d’utiliser le vocabulaire du bourreau, déjà bien présent dans la modernité et dans les éléments de langage du management moderne. En outre, le terme « Auschwitz » confond abusivement camp de concentration et camp d’extermination. En ce sens, il recouvre une réalité historique plus qu’il ne la révèle.
Par la dimension sacrificielle qu’il comporte, le terme Holocauste semble pour le moins inadéquat, voire déplacé. De même, le terme juridique de « génocide » rapporte la destruction des Juifs d’Europe à un génocide parmi d’autres génocides, ce qui semble être à la fois arbitraire et historiquement contestable, au sens où la Shoah engage une poussée paroxystique unique des structures de la modernité et de l’Etat : droit, économie, bureaucratie, technique, etc. Dans la mesure où l’on a détruit des êtres humains parce qu’ils étaient Juifs, le terme Shoah est à la fois impropre et asymptotiquement le plus pertinent. Le terme génocide est une réalité juridique effective et adéquate, édifiée par Raphael Lemkin, après le procès de Nuremberg, il souligne la réalité de la Shoah mais en escamotant sa spécificité.
Cette sémantique n’est pas sans écho avec le film d’Alain Resnais Nuit et brouillard, où les images des morts qui surgissent à l’écran, pendant près d’une heure, font l’économie du terme « Juif ».
Dans le livre de Catherine Pederzoli-Ventura et de Simon Marty, « L’imam Mohamed Azizi, cofondateur avec Michel Serfaty du Bus de l’amitié judéo-musulmane de France, insiste sur l’importance du mot « Shoah » dans l’enseignement : « C’est parce qu’il est universel que le mot « Shoah » est si précieux. Les mots universels sont le ciment de la paix. Tout le monde comprend « OK » ou « SOS ». Ce sont des mots qui permettent de communiquer à travers les cultures. « Shoah », ce n’est pas politique. »
Pour autant, le terme peut avoir l’inconvénient de dissoudre le génocide tzigane ou de le considérer comme un sous-ensemble quantitativement inférieur à la Shoah, sachant qu’on rate trop souvent la spécificité discursive du « Porajmos » tzigane.
Le dernier point problématique de cette affaire est l’idée d’une mémoire qui devrait être au pluriel. Il s’agirait davantage de parler de mémoires et non d’une mémoire, sans quoi la mémoire de la Shoah rend une nouvelle fois possible la concurrence mémorielle. Cette remarque s’entend d’un point vue intuitif. Mais elle passe un peu vite sur ce qu’elle engage. Il s’agit de penser une mémoire, à l’aune d’une histoire universelle, terme, il est vrai, fondé en raison par les philosophes et non par les historiens. Si l’on nie cette dimension universelle de la Shoah, on se destine au pire.
Guy Konopnicki, dans la préface du livre de Catherine Pederzoli-Ventura et de Simon Marty, le rappelle à juste titre : « Dans le manuel Hachette, paru à la rentrée 2011, le récit de la Shoah occupe une page. Le mot n’apparaît que dans l’énoncé des fonctions de l’auteur de ce texte, conseiller pédagogique au Mémorial de la Shoah. En revanche, un autre mot, non discuté, apparaît dans le même manuel ! Le mot arabe nakkba, qui désignerait comme catastrophe historique le vote des Nations unies reconnaissant, en 1948, l’Etat indépendant d’Israël. La France ayant pesé de tout son poids en faveur d’Israël, les élèves devront sans doute en déduire qu’elle est responsable d’une catastrophe historique, équivalente de celle que l’on ne saurait nommer « Shoah ».
L’enseignant ne saurait évidemment prendre parti dans un conflit, source de divisions et de désordres dans les établissements scolaires. Il est naturel, lorsqu’on relate la naissance de l’Etat d’Israël, de présenter le point de vue des Palestiniens et donc le mot nakkba, qu’ils utilisent. Encore faut-il évoquer, dans le même temps, le point de vue d’Israël, les projets de partage conçus par l’ONU, rejetés par les Palestiniens, les conditions contestées de leur départ, et, bien sûr, la guerre déclenchée et perdue par la coalition des pays arabes. Mais nos nouveaux manuels n’enseignent pas l’histoire, ils juxtaposent les compassions. La Shoah – mais sans nom – pour les Juifs, la nakkba pour les Palestiniens. »
Catherine Pederzoli-Ventura a été réintégrée en janvier 2011 au lycée Poincaré de Nancy. Elle a pu organiser un voyage en 2012, où elle a été accompagnée par Simon Marty qui cosigne le livre. En 2013, le conseil d’administration a refusé son projet pour les années scolaires 2014 et 2015.
On a pu entendre parfois des critiques pédagogiques des voyages à Auschwitz, et dans d’autres camps, qui seraient parfois contreproductifs. La difficulté de traiter la Shoah au lycée doit-elle nous faire renoncer à son traitement et à la mise à l’épreuve du réel, c’est-à-dire de l’histoire et pas seulement de la mémoire ?
La question de l’enseignement de la Shoah réside dans le fait que l’enseignant doit se confrontrer à une des questions décisives pour la condition humaine, plus précisément pour la survie de l’humanité, et d’en présenter à la fois une question supportable et compréhensible pour la construction de l’adolescent. L’enseignant a la lourde et noble tâche de sortir des lieux communs sur la Shoah, en expliquant « l’inexplicable », en nommant « l’innomable », en cherchant à se mesurer, par la réflexion et l’histoire, à « l’incompréhensible ». Faire de la Shoah un problème pour l’humanité de l’homme, dépasser la sidération et le scandale, l’indignation et le pathos des formules creuses qui soulagent la conscience, à l’instar du « plus jamais ça », en se mesurant à la question fondamentale selon laquelle la Shoah a été commise par des gens normaux, par une bureaucratie moderne, dans une subordination à l’ordre donné, dans le conformisme de l’indifférence, non par des êtres sanguinaires, par des monstres étrangers à l’humanité. C’est l’humanité de l’homme qu’on ne veut pas voir dans la Shoah, cette humanité qui remet en cause l’humanisme traditionnel : « Les humanistes, ça ferme toujours les yeux au bon moment, quand elle (l’humanité) se montre sous son vrai jour. Après ils disent: c’est pas elle, c’est les nazis! C’est pas elle, c’est Staline! C’est jamais elle, elle n’est jamais dans le coup pour eux. » C’est à ce problème que l’enseignant doit se confronter dans l’élaboration d’un cours qui prend la mesure de l’universel dans l’événement historique.
Dans un autre registre, Imre Kertész insistait sur le fait que le plus grand danger qui menaçait la transmission du génocide juif résidait dans le kitch, c’est-à-dire sur une trasmission qui ne donnait pas à voir de l’universel, à commencer par les liens organiques qui réunissent les sociétés modernes et le massacre des juifs d’Europe : « La stylisation de l’Holocauste qui a commencé pour ainsi dire tout de suite atteint aujourd’hui des proportions presque insupportables. Rien que le mot “holocauste” est une stylisation, une abstraction euphémique pour des mots à résonance beaucoup plus brutale, comme “camp d’extermination” ou “solution finale” (…) Le devoir de survie nous habitue à falsifier, tant que c’est possible, la réalité criminelle dans laquelle il faut se mouvoir, tandis que le devoir de mémoire nous incite à introduire dans nos souvenirs une sorte de consolation, le baume de l’apitoiement sur soi-même, l’autoglorification des victimes (…) Je considère comme kitsch toute représentation qui ne contient pas de manière implicite les conséquences éthiques d’Auschwitz, selon lesquelles l’Homme avec un grand H – et avec lui la notion d’humanité – a pu sortir sain et sauf d’Auschwitz (…) Je considère également comme kitsch les représentations qui ne sont pas capables – ou disposées – à comprendre les liens organiques qui existent entre notre vie publique, notre vie privée dénaturées et la possibilité de l’holocauste, qui donc sépare une fois pour toutes l’holocauste de la nature humaine et s’efforce de l’exclure des expériences humaines. Mais je considère aussi qu’il est kitsch de réduire Auschwitz à une affaire entre Allemands et Juifs, c’est-à-dire à une sorte d’incompatibilité fatale de deux communautés; de faire abstraction de la nature politique et psychologique des totalitarismes modernes, de limiter Auschwitz aux groupes directement concernés et ne pas l’envisager comme un vécu universel. »
La tâche est donc énorme et hautement exigeante. Sans cette dimension problématique et, disons-le, subversive de la Shoah, elle n’aide ni à façonner l’humanité d’un homme, ni à se méfier des conditions qui, à tout moment, rendent possible l’impossible : « il est tout à fait concevable, et même du domaine des possibilités pratiques de la politique, qu’un beau jour une humanité hautement organisée et mécanisée en arrive à conclure le plus démocratiquement du monde – c’est-à-dire à la majorité – que l’humanité en tant que tout aurait avantage à liquider certaines de ses parties. »
Qui peut encore entendre cet appel qui prend la forme d’un cri sourd et permanent ?