Nous avions pris la ligne 4 à la station Porte de Clignancourt. Il était 16h. A cette-heure-là, le métro n’était pas bondé. Nous nous sommes assis sur les deux strapontins à côté des portes. Un type dont la cravate rouge vif égayait la rame grise nous fixait.
Avec ma copine nous avions fait les friperies de Saint-Ouen. Elle avait acheté une veste militaire. Moi, un tee-shirt Slipknot. On avait déambulé dans les dédales de ce grand bazar à ciel ouvert toute la journée.
Une fois dans le wagon, impassibles, on regardait les pubs défiler. Il nous tardait de rejoindre la place de la Bastille pour s’enfiler des pintes de bière.
– Sales juifs !
Cravate Rouge lança ça avec un ton aussi monocorde que celui d’un répondeur d’administration.
J’ai regardé Victoire. Je vis dans ses yeux un léger étonnement. Puis, on a haussé les épaules, comme si nous avions rêvé tous les deux. Les panneaux publicitaires défilaient encore. Cravate Rouge nous fixait désormais avec insistance, sans même cligner des yeux. Ils s’étaient rétrécis, ses lèvres contractées, son front plissé. Il était en rage.
Hébété, je le fixais à mon tour. J’ai cru qu’il allait dégainer un couteau. Puis j’ai détourné le regard.
– On arrive à Châtelet dans trois stations, dis-je à Victoire.
Elle passa sa main sur ma cuisse.
– On pourrait aller à l’Indiana.
– Si tu veux.
– C’est l’Happy Hour.
J’ai fermé les yeux un instant. Puis j’entendis un cri tout à coup qui résonnait dans la rame. Sorti de ma léthargie, je vis que c’était Cravate Rouge qui gueulait.
– Sales juifs ! Il n’a pas fini le boulot ! Hitler n’était qu’une fiotte ! Je vous aurais tous tués si j’avais pu ! Et toi, rajouta-t-il en s’adressant à Victoire, les iris de la même couleur que sa cravate, avec ta veste d’israélite, tu finiras tôt ou tard dans un four ! Il reviendra…
Une association de sourds-muets avait dû investir cette rame. Les gens regardaient en l’air, ou le plan de la ligne 4 qu’ils connaissaient par cœur.
– Qu’est-ce que tu as dit ? criais-je.
Cravate Rouge se leva d’un bond.
– J’ai dit que six millions, c’est pas assez !
Je me suis jeté sur lui. Mais une bonne âme, un père de famille m’en empêcha.
– La violence ne résout rien.
Sidéré, je rétorque à cet homme d’une quarantaine d’années, cheveux poivre et sel, bien rasé, à qui j’aurais dans une autre situation donné le bon dieu sans confession.
– L’antisémitisme, ça n’est pas une violence ?
Il soupira, comme un prof fatigué en face du cancre de sa classe.
– Ce ne sont que des mots…
– Des mots ? Des mots ?
– Oui, les mots n’ont jamais tué personne. Après tout, on est libre. Je ne suis pas d’accord avec cet homme mais il est libre de penser ce qu’il veut.
– Les mots sont parfois des grenades dégoupillées.
Aujourd’hui on crie sa haine. Aujourd’hui : «sale juif», «bamboula», «sale arabe», ce n’est plus caché dans les tréfonds de notre cerveau. Ça sort comme jaillit l’eau d’un geyser. Il paraît que c’est normal. Il paraît que c’est l’époque. Aujourd’hui, on n’a plus sa langue dans sa poche. Sinon de nos poches émanerait du Zyclon B.
De la langue à la morgue il y a une feuille de papier à cigarette. La normalisation de la haine. Une pensée certifiée par le bon père de famille.
– Allez, fit le père de famille en me tapotant l’épaule, passez à autre chose.
– Pauvre type !
Il leva les yeux au ciel, puis s’éloigna, furtif comme un moucheron, à l’autre bout de la rame.
Cravate Rouge s’échappa lorsque les portes s’ouvrirent à la station Réaumur-Sébastopol. Je l’ai regardé. Il s’est retourné. Je lui ai fait un doigt d’honneur. Il a formé avec ses doigts une croix gammée.
Nous avons changé à Châtelet. Victoire ne parlait pas. Moi non plus. Arrivés à Bastille, nous avons pris le soleil à la terrasse de l’Indiana devant une pinte de Leffe.
J’ai dit à Victoire que je m’étais déjà fait traiter de sale juif dans une galerie commerciale il y a un an. J’avais bousculé le type. Je lui ai dit que j’avais honte de ne pas l’avoir fait cette-fois-ci.
– Ho, me répondit-elle, avachie sur sa chaise, tu sais, ça arrive tous les jours, il ne faut pas répondre.
Nous avons fini nos bières. J’ai embrassé Victoire. Puis je suis rentré chez moi. J’ai essayé mon tee-shirt devant la glace de ma salle de bain.
Ce soir-là, Jean-Marie Le Pen passait à la télé. J’ai demandé à ma mère de changer de chaîne.
– Pourquoi tu écoutes ce mec ?
– Je sais pas. Je regardais comme ça.
J’ai repensé à cet après-midi-là :
«Sale juif… Ce ne sont que des mots… ça arrive tous les jours… Il ne faut pas répondre…»
En fait, il ne faut pas s’agiter, ne jamais agir, se faire couler un bain, croiser les bras et laisser l’Histoire dériver comme un bateau pris dans la tempête, peu importe la hauteur des cimes des vagues, lâcher le manche de l’avion, laisser faire le pilote automatique, aller se coucher jusqu’au crash. Abdiquer. Être raisonnable comme se targuait de l’être en son temps le Maréchal Pétain.
Je me suis claquemuré dans ma chambre.
J’enrageais de n’avoir pas pu terrasser Cravate Rouge comme la crasse d’un tuyau qu’on élimine à coup de Destop.
Pour me calmer, je me suis mis au piano. J’ai joué un nocturne de Chopin. J’ai regretté de ne pas avoir le niveau pour jouer le nocturne n°20 qui clôt le film Le Pianiste de Roman Polanski. J’aurais frappé les touches comme un dément jusqu’à percer les tympans de Cravate Rouge s’il nous avait fait l’honneur de partager notre Happy Hour.

3 Commentaires

  1. Toute ma solidarité à vous, Marius, et à votre amie Victoire pour cette ignoble agression nazie. Une violence inouïe qui ne doit pas rester impunie. Si vous ne l’avez déjà fait, il faut porter plainte. Avec un peu de chance (cameras vidéo aidant) ce nazi pourrait être rattrapé et condamné comme il se doit par la justice de la République

    • votre affirmation selon laquelle l’intéressé « pourrait être » -dont acte- condamné comme il se doit par la « justice de la République » ne manque pas d’audace…

  2. Merci pour ton billet.

    Essav sone le Yaacov… Rien de nouveau sous le soleil.

    Shabbat Shalom