Maintenant que la rentrée littéraire s’achève enfin, qu’il soit enfin permis de parler d’un écrivain ; rappeler son nom, d’ailleurs, devra suffire, il faut bien – victoire à la hauteur de la bêtise ambiante : qui a encore, dans cette époque exaspérée, de dépasser le nom de l’auteur ?
Commençons néanmoins par les opérateurs de cette reductio ad nominem, car s’ils ne sont pas responsables (les pauvres choux, ils ne savent pas ce qu’ils font !), ils n’en sont pas moins les serviteurs zélés de la machine industrielle – à savoir les journalistes eux-mêmes ; sinon qu’ils se piquent de parler, parfois, d’écrivains.
C’est alors que le bât blesse, car ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas.
Alors, une question nous vient aux lèvres : pourquoi ne seraient-ce que les écrivains qui jouiraient du redoutable privilège de se voir conduire au Purgatoire par un public boudeur ? Pourquoi toujours les écrivains ? On répondra bien sûr : parce que les bons gars ont toujours droit à une deuxième chance (or le Purgatoire est une deuxième chance et, sous un certain point de vue, un écrivain est un bon gars : il vaut mieux s’être occupé à être écrivain qu’à avoir été trader, inspecteur de police ou délateur.) Mais à propos d’inspecteur de police, on a tout de même un motif à se demander pourquoi on n’a pas fait subir l’épreuve du Purgatoire aux journalistes, et en particulier aux critiques littéraires : à savoir qu’en plus d’appartenir à la police, ils appartiennent souvent aussi, ou du moins le déclarent, à la corporation des écrivains.
On objectera qu’à l’instar de tout ce qui n’est rien, un critique littéraire ira directement en enfer, lequel n’est précisément, pour les Juifs qui en savent quelque chose, rien – ce qu’on appelle le Cheol, soit la destruction de l’âme. Alors bien sûr, on se prend à pester, en hurlant que tout de même, c’est « dégueulasse » – (sic, car je cite l’article que je m’en vais citer), et que les pires de tous, ceux qui sont voués à l’enfer, pourraient tout de même se faire couper en tranches fines, ou hacher menu, ou bouillir dans de l’huile de ricin bouillante, avant de se faire annihiler. C’est ainsi que le petit Dante, grand gamin devant l’Eternel, s’est amusé à broder toutes sortes de châtiments purgatoriaux (ou purgatifs) pour les damnés, avant de leur faire boire le bouillon définitif du néant dont il s’est, par là même, bien gardé (se payant, au passage, un défilé de personnages dispensables tout ce qu’il y a de journalistique.)
C’est en embrayant ses pas augustes et virgiliens que je vais me livrer, en exhumant des ténèbres de l’oubli un papier du Monde, signé René de Ceccaty en 2011, (soit, pour un journaliste, l’éternité et son contraire), et consacré à l’écrivain Curzio Malaparte, au moment de la parution de l’excellente biographie de son excellence l’ambassadeur Maurizio Serra (on pourrait donc condenser l’annonce en excellence biographique) qui s’exerce, dans ce livre, à l’art délicieusement diplomatique d’être « en son royaume » – c’est-à-dire, en l’occurrence, le sujet qu’il traite– plus malin que son royaume, afin que son royaume soit réputé le plus malin – ou bien que lui (on ne le saura jamais) soit réputé le plus malin de son royaume ; restons dans le doute, nous n’allons tout de même pas rouvrir l’enfer pour tout le monde, à l’époque de la distanciation sociale.
En revanche, le choix de l’article et du journaliste, à titre d’exemple-manifeste, est parfaitement délibéré, et René de Ceccaty serait malvenu de se croire pris au hasard ; au contraire, il représente tout ce qui peut raisonnablement se sentir satisfait de lui-même, moins pour sa particule (relique des satisfactions anciennes) que pour son appartenance au journal Le Monde (satisfaction éternelle). Eh oui, disais-je : « Malaparte, génial et dégueulasse », titrait l’article.
Je sais qu’il y a une limite, hélas, à la citation des grandes oeuvres littéraires, et donc à celle de cet article-là – et je n’ai pas le temps de demander une autorisation au journal Le Monde qui, de toutes façons, comme tout ce qui est important aujourd’hui, ne répond jamais quand on lui pose une question. Aussi me vois-je forcé de faire un résumé de l’article :
– Moravia (paravent ou cache-sexe ; indispensable pour tout journaliste qui s’honore : il représente l’autorité dont on peut à la fois se draper et s’abriter pour mordre et déchirer sans crainte d’être jugé cruel) dit du mal de Malaparte ; surtout, il dit qu’il n’est pas un intellectuel. Moravia étant, lui, un intellectuel estampillé et reconnu (puisque la France lui fit l’honneur de lui donner Godard – pas cher, Godard étant suisse – afin de magnifier en langue et cinéma français, justement dans la villa de Malaparte, son Mépris), il peut dire à la place de Ceccaty que Malaxante est un imposteur, un voleur de statut intellectuel, un sculpteur maniaque de sa propre statue (oh ! Le moment désopilant où Ceccaty, planqué derrière Moravia, accuse Malaparte d’avoir mis la littérature au service de son ego au lieu de se mettre au service de la littérature, comme si Marguerite Duras et, que sais-je, Pierre Guyotat ne s’étaient pas mis au service, avec l’active complicité des flonflons critiques, de leur ego !…) ; et comme Le Monde n’est là que pour donner un statut à chaque chose (puisqu’un journal sert à éviter à son lecteur de penser quelque chose, il se doit d’être statutaire, statufiant et pontifiant), Le Monde, en la personne de René de Ceccatty, est là pour régler son compte à Malaparte et l’envoyer vite fait dans l’enfer de son mépris ; si bien qu’il l’aura payée doublement cher, sa bicoque.
– Malaparte a « du panache », mais justement, ce panache (ce seront les trois seules syllabes – dont une muette – consacrée à la lave brûlante de l’écriture malapartienne, stupéfiante d’invention et de foudre) est signalé pour le retourner contre lui, grâce au « portrait accablant » de Moravia, dont chacun sait qu’il est l’incarnation de la vérité et de l’intellect divins, car il est traduit en français et ses livres, contrairement à ceux de Malaparte, se trouvent dans les librairies parisiennes (qu’on me pardonne toutes ces tautologies.) Ainsi : « Mais il n’est pas sûr que l’oeuvre de Malaparte résiste au temps. » Entendez : « J’ai décidé, du haut de toute mon autorité collective (surtout pas individuelle ; un individu qui pense seul, aujourd’hui, est indécent ; il faut jouer collectif avec la planète, la vérité et l’amour), conférée par mon appartenance au grand journal susmentionné, que l’oeuvre de Malaparte était vouée à l’enfer, donc merci à l’enfer de se grouiller. » Du même coup, les libraires parisiennes, collectives en diable, une vraie équipe de foot (partout exactement les mêmes livres), se grouillent, et évacuent Malaparte de leurs présentoirs. « D’accord, d’accord, glougloutent-elles comme des dindes qu’un renard importune ; mais faut pas pousser, hein ? »
– « Malaparte a été fasciste, et sa technique du coup d’état est une apologie ambiguë du fascisme. » Oy, dirait un juif polonais : Ceccaty n’a pas lu Technique du coup d’état, il déconne. Pas grave ! Personne n’y verra rien ! De toutes façons, qui, aujourd’hui, à part la foule enfiévrée, prémédite des coups d’état, je vous le demande ? « Et puis vous comprenez, il a osé proposer d’aider Céline », – comme la totalité de l’université française, d’ailleurs, qui s’est mise dévotement au service du très grand écrivain à points de suspension. – « Oui, mais chacun chez soi ! C’est tout de même pas un rital qui va subventionner les études céliniennes, non de non ! Faut-il vous rappeler la devise de la noble famille de Ceccaty ? » – Pas moi, hélas, car je l’ignore. En plus, en vérité je vous le dis, « il a été arrêté au moment de l’épuration, et il était homophobe ! » L’euménide, ici, feint d’oublier (ou plutôt, comme tout journaliste, ignore tout bêtement) que Malaparte a été envoyé en taule par Mussolini pendant des mois avant de l’être par les anglais pendant sept jours, de même que son homophobie, quand Malaparte élève sa chronique de l’homosexualité des années 40 au rang dantesque que lui donnera, parallèlement, un Genet, méritait mieux, ne serait-ce que de la sidération ; cette dénonciation de l’homophobie aurait justement fait crever de rire ledit Jean Genet, tout comme le mariage pour tous et les gay studies. A quoi l’on rétorquera : « Mais enfin, Monsieur, citez-nous s’il vous plaît des gens normaux ! Vous avez un rapport à la littérature, et aux créateurs, et à l’art en général, qui nous terrifie ! Cela n’existe pas, ce que vous dites, « les grands écrivains ! »
– Allez, pour finir, citons la fin de l’article, comme toujours courageusement drapée dans l’argument d’autorité : « Blaise Cendrars, mi-ironique mi-sérieux, après avoir lu Kaputt, trouvera les mots probablement justes : « C’est génial et dégueulasse… Comme vous, je crois que la civilisation est foutue. C’est pourquoi il faut dire ce que nous avons sur le coeur. D’autres parleront de l’estomac. » « Probablement », effectivement, rime avec courageusement : Ceccaty envoie Malaparte au purgatoire à coup d’estoc et de taille, mais à distance prudente de l’estrade. On ne sait jamais, un coup de fleuret perdu – même de la part d’un fantôme !… – Il a peur des fantômes ? Ah mais, vous lisez trop Malaparte, Monsieur de Ceccaty !
Curzio Malaparte, arpenteur de toutes les sentes infernales de l’Europe, génial portraitiste des ogres nazis en pianistes effondrés et maniaques terrifiés par les Juifs, admirable descripteur des animaux et des ciels fantômes du grand Nord, impitoyable dénicheur d’un Hitler femme et d’un Lénine petit-bourgeois fanatique (deux formules renversantes de clairvoyance),
Curzio Malaparte, intellectuel, au contraire, étincelant d’une virtuosité dont il ne sait même que faire, glaçant découvreur de l’infamie sympa d’une Amérique victorieuse, qui allait ratisser le monde, soixante-dix ans durant, des râteaux en fer de son âme débonnaire, et continue de déborder de sa volonté de puissance dans son outrance biface (car Janus est le vrai dieu de Rome) trumpiste et déboulonneuse, unie dans le simplisme radical que notre poète rital avait génialement identifiée ;
Curzio Malaparte, cinglant analyste d’une France charmante et mourante, mourant de son charme et de son infinie prétention (dont les seuls restes congelés et congestionnés subsistent au bastion du Monde),
Curzio Malaparte, journaliste mutant brusquement et malgré lui en poète parce que le génie frappe involontairement, ce qui rend littéralement fou d’envie et de haine les hommes quelconques de tous genres,
Voudras-tu bien sortir de ton enfer pour y raccompagner, avec les honneurs qui sont dûs aux aristocrates que tu prisais tant et aux excellences du journal Le Monde, ce journaliste qui y a son logement de fonction, puisque – ne sois donc pas si snob ! – il y est homme de ménage, ou plutôt, par la grâce du génie prophétique dont fait montre la langue administrative contemporaine, un technicien de surface plane ?
Post scriptum
Allez, pour n’avoir pas seulement affirmé, mais pour donner envie, comme on dit dans les journaux, je citerai avec d’autant moins de gêne ces lignes publiées de Malaparte qu’elles sont désormais introuvables, celées par la stratégie d’étouffement dont la « culture » a fait sa dernière éthique en date :
Juger est chose trop facile. Dénoncer et juger – les deux tendances de l’homme qui lui sont les plus naturelles – me font également horreur. Délateurs et juges : voici l’Europe d’aujourd’hui. Dans chaque mot, chaque regard, dans chaque acte, il y a un début de délation, un jugement est sous-entendu. Il règne un état d’esprit de guerre civile, à l’état latent. Peut-être y a-t-il là une frénésie à vouloir se montrer pur, innocent, sans taches, libéré des erreurs et des crimes de notre terrible époque. Quel meilleur moyen alors pour paraître innocent que de dénoncer, que de tenir les autres, tous les autres, pour coupable. Comme si nous n’étions pas tous coupables. Il n’existe pas un seul homme en Europe, enfants et bêtes mis à part, qui soit innocent, pur des erreurs et des crimes communs. Les héros de la liberté, eux-mêmes, ceux qui sont morts pour elle, ceux qui ont été les victimes de cette époque, ont tous une part – petite ou grande – dans les horreurs communes. Si l’Europe est arrivée à cet état extrême de déshonneur, nous le devons à tout le monde, même à ceux qui ont lutté pour la liberté. Puisqu’ils ont combattu en commettant les mêmes erreurs et les mêmes crimes, dans un état d’âme semblable à celui de leurs adversaires. Et puis, pour quelle liberté ont-ils combattu ? Pour quel avenir ont-ils lutté et souffert ? Pour la liberté d’aujourd’hui ? Pour ce temps que nous vivons ? Tout est en train de redevenir ce qu’il était. Avec son or, son appui politique et économique, l’Amérique est en train d’aider les mêmes classes, le même esprit qu’autrefois, qui rétablissent sur les peuples d’Europe l’ancien esclavage, l’ancienne oppression morale, politique, économique. Dans quelques années, l’Europe sera redevenue ce qu’elle était : une Europe pleine d’injustice, de misère, de honte. Je ris en pensant ce que nous serons en Europe, dans quelques années.
Malaparte, Il y a quelque chose de pourri. Denoël, 1959. Livre épuisé.
Post-post-scriptum
Je me permets de recopier le morceau de critique de Robert Kemp, grand critique littéraire de l’après-guerre, à titre de comparaison. Il suffit, après avoir lu ces lignes, de faire un tour dans le Monde des Livres, et de jauger les différences de niveau aussi bien dans la pensée, dans l’expression, et si l’on peut dire, dans la générosité de la critique d’hier et d’aujourd’hui.
L’auteur de Kaputt ne sous-estimait pas le bruit que son livre allait faire en Europe, les enthousiasmes, les colères, l’émotion qui suivrait l’explosion de cette bombe lyrique et documentaire. Le talent de Malaparte est comme une armure de diamant, Malaparte est un reporter magnifique, un psychologue subtil, un peintre fougueux et fier. Kaputt est un chef-d’oeuvre d’intensité, de relief, de couleur, de mouvement. Kaputt c’est comme une Légende des Siècles et comme des Châtiments en prose. Je me souviens du « Puits et le pendule » de Poe, de certaines pages naturalistes et mystiques de Huysmans dans sainte Lydwine, des raccourcis terrifiants de Mirbeau dans le Jardin des supplices. L’horreur de la guerre, Malaparte le transmute en horreur du cauchemar, en horreur dantesque. Oui, il est bien de la race du grand toscan. Ce livre traversera les âges. Je ne pense pas qu’on ait jamais mené des attelages de l’humour, de la férocité, de la justice et de l’ironie d’un train plus infernal. Qu’importe le romantisme, qu’importe même l’excès de virtuosité et les ajouts de l’imagination ! Ces 25 ou 30 épisodes répartis en 19 chapitres, avec toute la sincérité de ses frissons, toute sa piété, a une sorte de dandysme de l’horrible. Il serait capable comme Baudelaire de dire : « Avez-vous jamais mangé de la cervelle de petit enfant ? Cela a goût de cerneau. » On n’est pas très grand artiste, et certes en voici un, sans du même coup devenir un peu suspect.
A chacun son journal, à chacun sa rentrée littéraire ; mais surtout, à chacun son actualité.