Parmi les anniversaires multiples que se réservent les fidèles de Dante, il en est un qu’ils auraient tort de négliger : celui du discours que le poète Saint-John Perse prononça, le 20 avril 1965, au Palazzo Vecchio sous le titre Pour Dante : « Discours pour l’inauguration du Congrès international réuni à Florence à l’occasion du 7ème Centenaire de Dante[1] ». En ces quelques pages, une idée de Dante encore voilée est livrée à notre méditation. Formulée pour une naissance, elle étend son pouvoir inaccompli à l’heure où l’on fait mémoire de la mort du Sommo poeta : 1321-2021.
Commençons par quelques rappels : né à la Guadeloupe en 1887, Alexis Leger, de son nom de plume Saint-John Perse, après des œuvres de jeunesse qui ont été immédiatement remarquées par Gide, Valery Larbaud et Proust, s’est retrouvé, comme diplomate, d’abord en Chine pendant cinq ans comme Secrétaire d’ambassade à Pékin (1916-1921), puis, à partir de 1921 et jusqu’en 1932, sous l’autorité de Briand, en charge de la politique étrangère de la France, ce qu’il sera encore davantage, pendant sept ans, à partir de 1933, comme Secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères. Brutalement démis de ses fonctions en mai 1940, il quitte la France pour l’Angleterre puis les États-Unis pour échapper aux Allemands, ce qui lui valut de la part du gouvernement Pétain la déchéance de nationalité. Ne reconnaissant aucune légitimité politique au Général de Gaulle, il s’aliéna les deux côtés qui revendiquaient la légitimité française. Il ne reviendra en France qu’à partir de 1957, il obtiendra le prix Nobel de Littérature en 1960. Outre ses premiers recueils, Éloges (1911) et Anabase (1925), il avait alors publié Exil (1941), Vents (1946), Amers (1957) et Chronique (1960). Pendant une dizaine d’années, il consacrera tous ses efforts, tout en continuant à écrire des poèmes majeurs, à concevoir le volume de ses Œuvres complètes pour la Bibliothèque de la Pléiade (1972). Il mourra en 1975.
Entre la parole de Saint-John Perse et nous, n’est-ce pas toute une vie de Dante qui s’est écoulée ? A l’approche de sa mort, l’urgence d’une parole commémorative revient et il est bon d’entendre comment nos prédécesseurs ont porté cette charge. Voyons donc comment Saint-John Perse s’exprimait à l’orée d’un siècle dantesque qui s’achève avec nous. Lui-même n’avait pris la parole qu’au nom d’une tradition française qui le précédait : en 1865 en effet, c’est Victor Hugo qui avait exercé cette charge insigne au nom de l’unification récente de l’Italie[2].
Saint John Perse s’inscrit dans cette suite, reconnaissant qu’il rompt alors avec ses principes les plus intangibles. Le 1er mars 1963, n’écrivait-il pas à Willy Brandt qui l’invitait à prendre la Parole à Berlin à l’occasion d’une manifestation culturelle internationale ?
« Je me suis malheureusement fait, depuis longtemps, une règle absolue de n’accepter jamais aucune invitation pouvant comporter pour moi l’obligation de conférences ou de lectures publiques »[3].
Et pourtant, à Florence, il alla en pèlerin et en dévot. Sa « biographie » mentionne l’événement dans des termes assez neutres :
« 1965 […] Voyage en Italie, où, sur l’insistance d’amis de différents pays, et pour maintenir la tradition de langue française en pareille circonstance, il a accepté de prononcer officiellement le discours d’inauguration du Congrès international de Florence à l’occasion du VIIe Centenaire de Dante, le 20 avril 1965 »[4].
Sur les influences qui ont présidé au choix d’un Prix Nobel français pour célébrer Dante en sa naissance, Saint-John Perse n’apporte que des informations très lacunaires : qui sont les « amis des différents pays », et de quelle nature fut leur « insistance » ? Dans une lettre à Jean Paulhan qui annonçait son voyage, il reconnaissait le trajet de sa décision :
« Je partirai le 14 avril pour l’Italie. Je dois prononcer, le 20 avril à Florence, un discours d’ouverture au Congrès international pour le 7e Centenaire de Dante. Obligation finalement acceptée, contre tous mes goûts et principes, parce que le maintien de mon refus eût entraîné, dans l’occurrence, l’abandon d’une longue tradition de langue française. (C’est Hugo, en 1865, qui avait pris charge du texte inaugural) »[5].
Après avoir été publié en France dès 1965, Pour Dante sera inséré dans les Atti del Congresso Internazionale di Studi Danteschi. Il sera finalement traduit et publié la même année aux Etats-Unis. Voilà donc un texte à vocation d’emblée internationale. C’est d’ailleurs sous ce signe que l’auteur présente son discours dans une note d’une rare distance à l’égard des autorités françaises :
« C’est à titre personnel et comme poète contemporain, au nom de la Poésie en général et de la communauté internationale tout entière, que Saint-John Perse avait été invité à prononcer ce discours d’inauguration du VIIe Centenaire. Parlant en séance solennelle d’ouverture d’un Congrès international, il le faisait indépendamment de toute représentation nationale et de toute délégation particulière. La délégation française, dont il ne faisait point partie, comprenait avec l’académicien Etienne Gilson, des médiévistes et universitaires français qualifiés en matière dantesque »[6].
Il serait trop long ici de reprendre l’histoire des relations de Saint-John Perse avec la France. Et pourtant, d’une certaine façon, l’histoire que nous avons à relater ici ne parle que de la France. C’est d’abord une histoire d’exil, cet exil qui crée la communauté électrique entre Dante et ce poète-diplomate français au destin aussi éclatant que mystérieux. Car pour entrer dans la notion de cet exil, il ne faut s’attacher seulement à la dimension privée de cette épreuve dans une vie qui, au demeurant, aura été marquée par une cascade d’exils : des Antilles à la métropole, de la métropole à Pékin, puis de l’Asie à Paris, et finalement, de Paris à l’Amérique, avant de retourner de Washington jusqu’à cette France excentrée qu’est l’installation dans la Presqu’île de Giens. Car l’exil de Saint-John Perse, c’est d’abord un exil politique, subi dans des conditions dramatiques et à travers un tissu d’événements aux conséquences mondiales, cet exil qui le plaça d’emblée dans la sphère de son grand prédécesseur. Prononcer un Pour Dante dans ce contexte, c’est plus, on le devine, que rappeler la grandeur d’un poète classique[7], c’est se dévoiler, enfin se dire, et finalement s’avouer dans une lumière jamais perceptible dans l’œuvre antérieurement publiée. Ce poète qui tenait les livres en dédain et qui n’a pas voulu asservir la poésie à la culture a consenti à Dante, objet non d’« Hommage » comme dans la section suivante de l’édition de la Pléiade, mais de « Discours », comme celui qu’il tint à l’occasion de la remise du Prix Nobel. Dante, ce n’est ni un savoir, ni même un pouvoir, c’est une fraternité. Elle intrigue, elle pourrait irriter, elle devrait nous solliciter davantage.
Même pour un lecteur français, Saint-John Perse c’est l’Étranger, voisin de plusieurs mondes, de France et d’Amérique, frontalier d’Asie et d’Occident, du monde animal et du monde humain, du monde terrestre et du monde marin, du monde païen et du monde moderne :
« Solitude ! Je n’ai dit à personne d’attendre… Je m’en irai par là quand je voudrai… »[8]
Et de fait, il est parti et il n’est jamais tout à fait revenu. Ces paroles qui datent d’Anabase, c’est-à-dire du retour de Chine, annoncent un destin fait de ruptures dont l’ennemi restera toujours l’accoutumance. Et très vite chez Saint-John Perse, l’exil n’a plus été conçu comme un fait, ou un destin, il est devenu une méthode. Tout fut exil, mais d’abord la poésie elle-même, pour un départ vers d’autres rives dont personne, pas même l’Étranger devenu poète, ne pouvait contenir les significations induites. Lisons cette confidence à l’aune des départs qu’ils nous promettent :
« Être (en littérature) comme ces navires à quai qui offrent seulement leur poupe à la curiosité des passants : un nom, un port d’attache, c’est là tout leur état civil. Le reste est aventure et n’appartient qu’à eux »[9].
Cette revendication aurait pu rester un geste esthétique qui plaçait l’œuvre passée ou future du poète dans une filiation revendiquée avec les départs mythiques de Rimbaud ou de Gauguin. Mais ce qui caractérise l’étrangeté persienne au monde et la tyrannie de l’exil jusque dans l’énoncé de son poème, c’est que cet exil est devenu histoire, ce départ incessant s’est identifié au siècle tout entier et a fini, malgré toutes les distances qu’Alexis Leger a tenté d’instaurer entre lui et Saint-John Perse, par devenir le poème de notre histoire, le cri de notre temps et de toute installation humaine dans les circonstances qu’il impose.
Saint-John Perse aurait pu n’être qu’un poète exotique, il est devenu le poète mondial d’une guerre mondiale coupant le siècle en deux. Il n’y a pas d’un côté une biographie de diplomate ourdie d’oublis, d’excuses et de mensonges, et de l’autre une poésie altière et impersonnelle qui ne tutoie que le vent et la mer. Saint-John Perse l’a voulu lui-même : son livre, ses Œuvres complètes, témoigne de l’intrication des deux destinées, non par le seul souci de préserver l’intégrité de sa personne, mais pour restituer l’œuvre à l’histoire à laquelle elle se mesure. Fuir en 40 la France occupée, ce n’est pas l’autre face d’Exil publié en 1941, c’est Exil à l’œuvre dans l’histoire par un acteur majeur et une victime expiatoire de cette histoire. Chez Saint-John Perse, tout conspire et loin d’être la faiblesse d’un homme froissé par des circonstances tour à tour grotesques et terribles, c’est le nœud de son universalité et la vraie voie de sa pérennité.
Mais qui dans l’histoire des grandes œuvres, à part Dante, pouvait être à la mesure de cette capacité à être la « mauvaise conscience de son temps[10] » ? On peut même supposer que les querelles des Guelfes et des Gibelins ont du mal à impressionner le lecteur d’aujourd’hui[11], comme le touchent encore les accords de Munich et la photo d’Alexis Leger aux côtés du Chancelier Hitler. Il reste que la profondeur de la pensée poétique de l’exil appartient par priorité d’âge et de responsabilité au Prieur de Florence, au diplomate et au chancelier Dante Alighieri. Il fallait que ces deux-là se rencontrent et, là encore, c’est l’histoire qui les a conjoints l’un à l’autre : sept siècles après la naissance, Dante exigeait un salut. Saint-John Perse l’a donné avec la conscience qu’il le prononçait trois fois : une première fois, qui rappelle la place de Dante dans son siècle après l’An Mille, une seconde qui se place sous les auspices du troisième millénaire et une troisième enfin, en anticipation du millénaire dantesque de 2265. Ces trois horizons, le Pour Dante les scande du début à la fin de son propos :
« Pour la septième fois l’appel séculaire du nom ! […] Sept siècles jusqu’à nous, sept âges jusqu’à nous, courant l’aventure poétique, ont entendu gronder au loin les eaux souterraines où s’alimente l’espoir de l’homme. […]. Vers toi, poète de grand nom, on entendra encore monter, en l’An Deux Mille, cette rumeur des hommes de langage pour qui déjà tu dissipais les derniers affres et ténèbres héritées de l’An Mille. Et dans trois siècles à venir des hommes encore s’assembleront pour célébrer ton propre millénaire »[12].
Or ce temps long de l’œuvre et de la renommée, sur quoi s’articule-t-il, si ce n’est sur le fondement de l’exil :
«Des marches de l’exil, il gère une solitude plus peuplée qu’une terre d’empire. […] L’ancien Prieur de la Commune de Florence ouvre à Dante, poète, le champ clos de l’exil, qui le fait grand poète en même temps qu’italien»[13].
Ces lignes portent des signes suffisamment ambigus pour se propager d’un bout à l’autre de l’œuvre de Dante comme de la sienne propre, au prix même d’étranges contradictions. Comment l’exil en effet peut-il régner sur les marches des empires et constituer, en même temps, un champ clos ? Ces « marches » étaient déjà celles de l’Atlantique pour Saint-John Perse, elles seront encore celles de Dante à Ravenne sur le bord de l’Adriatique. Mais ce « champ clos », c’est à coup sûr celui de la solitude qui fait du poète l’étranger de son temps[14]. Et si cette étrangeté a fait de Dante plus qu’un Florentin, un poète « italien » anticipant l’unité future de la nation, elle a valu à Saint-John Perse cette dimension américaine qui fait de lui un poète des deux bords de l’Atlantique :
« Nous qui sommes d’Atlantique » fut longtemps l’expression courante dans les plus vieilles familles des Îles. Elle n’exprimait pas un simple trait d’humeur familière ou frondeuse, mais prenait sens d’une véritable appartenance « régionale », et pour ainsi « provinciale », au regard de la France. […] Entre la France mère et ses fils des « îles du Vent », c’est l’Atlantique elle-même qui faisait figure de « comtat » ou de « marche », assurant d’un seul tenant la liaison avec la métropole[15].
L’Atlantéen et le Méditerranéen s’opposent frontalement sur ces références, mais le culte de l’exil est bien le même. La double fécondité d’un exil de marginalité et de réclusion associe les deux poètes, tous les deux d’ailleurs nés en mai sous le signe des gémeaux :
« Heureuse Florence et la terre Toscane, heureuse cette part du monde latin où, sous le signe des Gémeaux, pour son double destin d’homme de songe et d’action, d’homme d’amour et de violence, d’homme d’enfer et de ciel, naquit, un jour de Mai, Dante degli Alighieri, homme de poésie.
…Ô Maïa, ô Dionè, divinité antiques honorées du poète jusqu’en son ciel chrétien, vous attestiez déjà l’éternité du verbe »[16].
Il n’est temps alors, pour l’auteur du Discours, que de conclure sur le mot qui scelle l’alliance : « Poésie, heure des grands, route d’exil […][17] ». L’exil a conjoint dans son étreinte l’éternité du verbe et le temps de l’histoire. Une œuvre tout entière y plonge ses racines. L’exil aura finalement été la grande trouvaille que le destin a imposée au parcours d’un poète qui n’a pas craint d’intituler, en 1941, son premier recueil américain : Exil. L’exil était devenu son chiffre personnel, encore plus sûrement que son nom d’emprunt fait de vieille aristocratie, d’îles perdues sous le vent et de déchirure antique. Écoutons l’appel irrépressible :
« L’exil n’est point d’hier ! l’exil n’est point d’hier ! « Ô vestiges, ô prémisses »,
Dit l’Étranger parmi les sables, « toute chose au monde m’est nouvelle !… » Et la naissance de son chant ne lui est pas moins étrangère[18].
Et de fait, l’exil n’était pas d’hier, tout cette vie a reposé sur les vestiges ou les prémisses de cette exfoliation des formes assises et sur l’exposition à des nouveautés aussi vivifiantes qu’insupportables. Saint-John Perse a inventé le déchiffrement d’une vie à l’aune de l’exil. Cet Ulysse n’a pas connu le bonheur du retour. C’est pourquoi il est moderne et peut envisager la gravitation de son nom, aux côtés de Dante, jusque dans les profondeurs du troisième millénaire. Est moderne ce qui ne revient pas. Et Dante est le premier moderne qui a refusé de revenir. C’est pourquoi il a ouvert ce temps de poésie où Saint-John Perse vient à s’inscrire dans une communauté d’origine qui pourrait changer le visage des célébrations de Dante à la lumière de sa mort, comme il le changea à celle de sa naissance.
Saint-John Perse ne ferme pas d’ailleurs la porte au retour, il se contente de répondre à Virgile et sa célébration de l’Éternel Retour dans la IVème églogue :
« Oui, les temps reviendront, qui lèvent l’interdit sur la face de la terre. Mais pour un temps encore c’est l’anathème, et l’heure encore est au blasphème : la terre sous bandelettes, la source sous scellés… Arrête, ô songe, d’enseigner, et toi, mémoire, d’engendrer »[19].
Langue blasphématoire que celle de l’exil qui ne renie pas son plaisir : « Honore, ô Prince, ton exil[20] ! ». Saint-John Perse aura été ce transgresseur qui a mis au service des intérêts de « la Poésie en général » rien moins qu’une guerre mondiale, deux bombes atomiques et des massacres inavouables pour répondre un peu moins mal que ses prédécesseurs, Hugo en premier, aux vieilles questions et aux plus vieux malentendus du langage humain. Il n’est alors rien d’autre qu’un grand saccageur infernal où le ciel tarde à montrer ses lumières. Il le reconnaissait ouvertement : « Un grand principe de violence commandait à nos actes[21] ». Comme Stravinsky, comme Varèse, peut-être comme Soulages, il avait mis son art sous le signe d’une impitoyable extermination des roses de culture et des clavecins de l’âme. Il en discerne l’appel jusque chez Dante :
« Au déchirement de quelques effusions lyriques — félicité d’un chant de grâce ou virulence d’une imprécation — cède toute l’armature du grand poème doctrinal […] La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l’abîme qu’elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême, qui fait de Dante, monstre d’amour, le plus grand apostat du bonheur au profit de la joie. […] Nous l’avons vu passer sur l’écran de nos nuits, la tête ceinte du laurier noir plus acéré qu’une visière levée de condottiere. Il fut ce fervent d’un absolutisme guerroyant seul à nos frontières — le Téméraire et Taciturne, portant brûlure d’âme comme griffe d’éclair sur un visage de stigmatisé. […] Et ceux qui l’ont croisé un soir au détour du chemin l’ont appelé le Transgresseur… »[22]
Le Dante de Saint-John Perse n’est pas un Dante apaisé, c’est un Dante de la terre qui ne voit dans le Paradis que le « spasme suprême de l’esprit[23] ». « Mais sur la face sainte de la terre, quelques soulèvements d’humeur nous laissent trace pour longtemps de leur puissant relief[24]. » Cette terre possédée ne trouvera l’apaisement que dans la houle atlantique — « Unité retrouvée[25] ». C’est l’instant où la mer prend la parole et où, chez l’auteur, la poésie montre sa mesure.
Pour qui, alors, est convaincu que la rencontre entre les deux poètes ne fut pas un simple hasard de rencontre, mais ouvre un âge de survivance de la poésie auquel personne n’a vraiment prêté attention, mais qui revêt une signification majeure plus le temps avance[26], cette observation prend valeur de commencement. Car si Saint-John Perse salue chez Dante le grand prédécesseur qui a enseigné à l’Occident, après la chute du monde antique, « ce chant qui n’est plus réminiscence, mais création réelle[27] », le chemin inverse ne peut-il encore être parcouru : que promet le poète futur au poète fondateur ? C’est précisément ce que le Pour Dante cherche à énoncer. Or la réponse est sans ambages : je t’enseignerai la mer.
Le retournement peut sembler excessif : il ne consiste pourtant pas à imposer l’Atlantique à Dante, il consiste à faire avouer à Dante de quelle mer il provient et quelle mer il chante. Sur la mer de sa provenance, nul doute que Dante ait écouté le « tremolar de la marina[28] » sur les côtes de la Méditerranée. Mais que Dante ait volé au-dessus de la Méditerranée et l’ait envisagé depuis la verticale de Cadix[29] pour se donner une vue plongeante jusqu’à Jérusalem, puis, se retournant, sur le territoire marin qui conduit jusqu’aux antipodes, voilà qui est tout aussi véridique et qui place l’aventure de Dante, comme celle d’Ulysse qui y laissa sa vie maudite, au milieu de la mer terrestre et spirituelle.
Rappelons pour mémoire que la dernière œuvre publiée par Dante de son vivant fut une dispute scolastique, datée du 20 janvier 1320, sur les raisons physiques de l’émergence des terres au-dessus de la ligne des eaux : la Questio de aqua et terra. Dante ne trouvera pas alors un autre pouvoir que celui des étoiles pour accomplir cette action à laquelle la vie et l’histoire seront suspendues ! Il ne s’agit pas maintenant d’en appeler à une connaissance érudite sur la présence de la mer chez Dante, mais d’entrer dans un regard nouveau : voilà que l’auteur d’Amers, de plein droit, et au nom de la mer totale, nous y invite, et par la force de l’œuvre accomplie, c’est lui-même qui fait surgir la terre dantesque de la ceinture des eaux et la suspend, au risque de la submersion, au bon vouloir du poème. La question maritime devient alors LA question de 1965 et c’est celle que l’auteur du Pour Dante pose au sphinx Dante, et c’est à lui seul que Dante répond avec ces lignes paradisiaques que son interlocuteur au royaume des ombres n’omet pas de citer : « Ô vous dont la barque est petite, retournez à vos rivages…[30] ».
A coup sûr, la barque de Saint-John Perse ne fut pas petite, mais celle de Dante ne fut pas davantage mer de tâcheron :
Et au-delà s’ouvre la Mer étrangère, au sortir des détroits, qui n’est plus mer de tâcheron, mais seuil majeur du plus grand Orbe et seuil insigne du plus grand Âge, où le pilote est congédié — Mer ouverture du monde d’interdit, sur l’autre face de nos songes, ah ! comme l’outrepas du songe, et le songe même qu’on n’osa !…
Non, ces lignes ne sont pas de Dante, mais d’un poète français exilé en Amérique, elles éclairent d’une autre lumière la terre de Dante et ses conclusions océaniques. Elles nous convoquent à cette puissance particulière de vision qui n’est ni de Dante, ni de Saint-John Perse, mais qui s’identifie à la vérité du poème après la fin de la poésie. Sans le discours de Saint-John Perse, un visage du Dante pour aujourd’hui nous échapperait et nous pouvons rendre grâce aux « amis de différents pays » qui ont eu l’idée de demander au récent prix Nobel de parler, contre tous ses principes, « pour Dante ». Voilà ce qui fut accompli pour la naissance de Dante. Mais qui nous dira ce qu’il reste à accomplir — pour sa mort ?
[1] Pour Dante, Discours de Florence, in Saint-John Perse, Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,1972, 1982 pour les compléments (désormais OC). Il n’est pas possible de raconter ici les circonstances éditoriales de ce volume, entièrement réalisé par l’auteur lui-même, avec toutes les précisions bio- et bibliographiques et les ressources documentaires qu’il contient. Il suffit de reconnaître que tout commentateur doit être capable de prendre en considération le matériel livré dans ce volume tout en exerçant une activité critique permanente pour en restituer la valeur de vérité, d’autant plus difficile que le poète s’est par ailleurs acharné, pendant sa vie entière, à soustraire tout document sur sa vie privée à l’attention de ses lecteurs et de ses censeurs.
[2] Saint-John Perse lui-même l’a rappelé en diverses occasions : « Au Centenaire précédent, Victor Hugo avait reçu la charge du discours inaugural : ne pouvant quitter sa terre d’exil pour l’Italie, il avait dû, de Jersey, communiquer son texte qui fut lu pour lui à la cérémonie d’inauguration. » (OC, p. 1138). Le thème de l’unification de l’Italie reviendra dans le discours Pour Dante : « Quel poète jamais, par le seul fait d’une éminence poétique, a, dans l’histoire d’un peuple fier, constitué un tel élément de force collective ? », (Pour Dante, OC, p. 452).
[3] OC, p. 579.
[4] OC, p. XXXIV. Cette « biographie » à la troisième personne, en tête de ses OC, est comme tout le volume entièrement de sa main.
[5] Lettre à Jean Paulhan, 22 mars 1965, OC, p. 1031. Je remercie ici tout particulièrement Claude Thiébaut, Président de l’Association des Amis de la Fondation Saint-John Perse, pour son aide précieuse dans la réunion des pièces de ce dossier.
[6] OC, p. 1138.
[7] Cette notion ne répugne pas à l’auteur : « Et dans cette course à l’essence lumineuse s’annonce déjà tout l’essentiel d’un classicisme littéraire… » (Pour Dante, p. 454). N’y faut-il pas voir un discret hommage à Gide à et à la NRF, écho du grand hommage à Gide repris dans les Œuvres complètes ? Mais dans ces points de suspension il faut évidemment comprendre que le poète ne s’y arrête pas.
[8] Anabase, V, OC, p. 101.
[9] OC, p. 1094. Concernant les grands poètes, le Pour Dante a cette formule : « Leurs grandes œuvres, migratrices, voyagent avec nous, hautes tables de mémoire que déplace l’histoire. »( OC, p. 457).
[10] Discours de Stockholm, allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960, OC, p. 447.
[11] Saint-John Perse enregistre ce décalage : « Guelfes et Gibelins étendent leur querelle au monde entier des hommes. Forces de matière et nouveaux schismes menacent cette communauté humaine pour qui tu rêvas d’unité… » (Pour Dante, OC, p. 458).
[12] Ibid., p. 449-459.
[13] Ibid, OC, p. 454-455.
[14] Curieusement, on trouve quelques lignes plus haut cette formule annonciatrice : « c’est l’être tout entier qui vient au sacre du poème et fait son irruption au monde clos de l’art » ; ibid., p. 452. Quel est le lien entre le monde clos de l’art et le champ clos de l’exil, si ce n’est cette commune solitude qui permet à la parole de se constituer en œuvre ?
[15] OC, p. XL-I.
[16] Pour Dante, OC, p. 459. On notera ce ciel sans paradis face à un enfer toujours béant.
[17] Ibid., p. 459
[18] Exil, II, OC, p. 125.
[19] Sécheresse, OC, p. 1398-1399.
[20] Exil, III, OC, p. 127.
[21] Anabase, VIII, OC, p. 108
[22] Pour Dante, OC, p. 452, 457.
[23] La formule complète insiste sur la rupture avec les fins du mysticisme : « spasme suprême de l’esprit, qui ne cesse d’être esprit. » (Pour Dante, OC, p. 453) ; quelques lignes auparavant, cette rupture était explicite : « Car le cheminement spirituel du poète est, par sa nature même, étranger aux voies du mysticisme proprement dit. » (ibid., p. 450). C’est là un thème central de toute l’œuvre : « Ivre, plus ivre, disais-tu, de renier l’ivresse… », (Vents, I, 6, OC, p. 185).
[24] Pour Dante, OC, p. 457.
[25] Amers, « Chœur », 2, OC, p. 368
[26] « Nous mesurons, à pas de siècles, sa portée historique ; et plus encore le mystère de sa survivance poétique » (Pour Dante, OC, p. 150). Aussi est-ce à bon droit que le discours célèbre, plus loin, la poésie en ces termes : « grandeur vraie, puissance secrète chez les hommes », ibid. p. 459.
[27] Ibid., p. 451.
[28] Purg., I, 117. Nous citons La Divina Commedia, a cura di Enrico Malato, Salerno editrice, Roma, 2018.
[29] Par., XXVII, 76-87.
[30] Pour Dante, OC, p. 451, contraction de Par. II, 1-4.