L’heure est à Dante, même si Dante est à jamais pour nous l’ombre d’un monde disparu. Nous ne sommes pas réunis ce soir pour célébrer ce Dante qui s’est absenté, mais pour tenter un geste inédit. Oui, nous sommes là pour convoyer Dante vers un cycle futur, procédant du temps passé de sa mort en 1321, pour entrer dans le temps à venir de sa naissance, en 2065. Aussi n’est-ce pas l’heure d’un exposé circonstancié sur les œuvres attribuées à un certain Dante Alighieri, mais d’un essai, quasi théurgique, de faire passer ce nom par-delà sa propre disparition. De même que, dans l’Antiquité, les néoplatoniciens convoquaient l’âme de Platon auprès de sa statue pour en réveiller le pouvoir démiurgique, je souhaite en la circonstance faire revivre Dante auprès de sa statue, statue non pas de marbre ou de bronze, mais statue invisible de son invisible séjour à Paris.

Mais parce que Dante revient ici en Sorbonne, non pour enseigner, ou disputer, mais pour renaître à d’autres temps et d’autres mondes que peu d’entre nous connaîtront en présence, je saisis notre Dante dans un cercle de naissance et de renaissance dont nous sommes les héritiers et que nous devons transmettre après nous. Aussi mon propos tiendra-t-il en un seul mot : ce sera Dante dans un cercle, Dante au cœur du cercle, Dante au centre du cercle. 

L’heure du cercle

A la fin du Paradis, au centre de la circulation qui anime les trois cercles de la Trinité, on voit la figuration d’un visage humain. Trouver la quadrature du cercle ou comprendre comment un tel visage trouve sa place dans la circulation divine, c’est l’objet du même effort insensé : 

« Tel le géomètre qui s’applique de toutes ses forces
pour mesurer le cercle, et ne trouve pas, 
à force de penser, le principe dont il est en quête,
tel j’étais devant cette vue nouvelle : 
je voulais voir comment s’accordent
l’image du visage humain au cercle et comment il y trouve sa place : 
mais ceci n’était pas fait pour mon propre plumage :
sinon que mon esprit fut frappé
d’une foudre qui accomplit son désir[1]. » 

Un éclair met un terme à la pérégrination d’une vie entière. Mais ce n’est pas l’éclair qui crispe ou qui fige, mais l’éclair qui attire à soi tous les rayons du cercle et règne en son centre.  Sous le coup, Dante se retirera de toute extériorité et nous condamnera soit à la répétition, soit à l’interprétation. Il ne manque pas toutefois de nous laisser une clé, un mot, un mot qui se retourne : AMOR ou ROMA. Ce nom, conclut-il mystérieusement, fait tourner le soleil et les autres étoiles, mais d’abord notre désir et notre vouloir. 

AMOR, ROMA, ces inversions remontent haut sur la terre vouée à Janus, le dieu des commencements et des fins. Un vers palindrome, qui se lit dans les deux sens, parfois attribué à Virgile, donne la mesure de cette puissance d’inversion :

« In girum imus nocte et consumimur igni
Nous marchons en rond dans la nuit et sommes dévorés par le feu. »  

Guy Debord s’est emparé de cette étonnante performance linguistique et en a fait le film homonyme.  Ce n’est pas en vain, puisqu’il concluait : « Et moi aussi, après bien d’autres, j’ai été banni de Florence[2]. » Aussi méritait-il d’être convoqué le premier en Sorbonne ce soir. Ce palindrome des bannis n’est-il pas le mot de passe de ceux qui descendent « en rond » dans les cercles du feu infernal ? Dante ne fut certes pas le seul à prendre la mesure de l’exclamation virgilienne : ACHERONTA MOVEBO[3], je réveillerai l’enfer, mais il est le premier à l’associer à une géométrie circulaire dont se souviendra Galilée après Brunelleschi. Il y gagne la maturité de son style. Qu’on écoute :

« car ce n’est pas une affaire à prendre de haut
que de décrire le fond de tout l’univers,
ni le fait d’une langue qui dit encore papa et maman[4]. » 

A l’autre extrémité de la manifestation, le Dieu de Dante ne conçoit sa création qu’au compas : 

[…] « Celui qui a tourné le compas
à l’extrémité du monde et qui, à l’intérieur de lui,
a partagé tant d’occulte et de manifeste,
ne put imprimer sa puissance
dans tout l’univers au point que son verbe
ne demeurât en un excès infini[5]. »

Dans cette vision scindée de l’œuvre créatrice, partagée entre la nuit et le jour de la manifestation, on ne sait s’il faut mettre d’abord en valeur l’ordre de la nature ou l’excès du Verbe. Retenons que le compas dantesque coupe autant qu’il tourne sur lui-même et que la référence ici à la géométrie n’annonce pas un univers réconcilié, mais plutôt un univers en blanc et noir[6]. Dans le Banquet, Dante énonçait déjà une idée agonistique de la géométrie en proie aux paradoxes du cercle : 

« La Géométrie se meut entre deux principes qui lui répugnent, comme c’est le cas entre le point et le cercle. […] C’est entre le point et le cercle, comme entre principe et fin, que se meut la Géométrie et ces deux termes répugnent à sa certitude ; car le point par son indivisibilité est incommensurable, et le cercle par son arcature est impossible à réduire à une quadrature parfaite et pour cette raison il est impossible à mesurer à un point près[7]. »

Tel est le secret d’une œuvre faite de tensions irrésolues qui pourtant n’échappent pas à la mesure du compas. Dante partagera ainsi les hémisphères de la terre, les climats, les jours et les nuits, les rotations stellaires, leurs cycles et épicycles, l’anneau des eaux et l’émergence des terres hors de leur surface égale, le cercle des qualités élémentaires et leurs répugnances, l’ordre des péchés comme l’ordre des pénitences, c’est encore lui qui dessinera les flammes de l’empyrée, comme les pétales de la rose céleste, avec ses gradins, ses trônes et ses effluves. Toute cette œuvre est excessivement encerclée, corsetée, nouée, et pourtant c’est la première qui ait explicitement affirmé la liberté d’un Dieu infini par rapport aux orbes concentriques du monde antique : 

« La juridiction de la nature universelle est limitée à un terme déterminé — et par conséquence la juridiction de la nature particulière — ; mais son principe limitant est celui qui n’est limité par rien, c’est-à-dire la bonté première, qui est Dieu, qui seul comprend l’infini avec une capacité infinie[8]. »

Si le cercle chez Dante est revendiqué au nom du pythagorisme italique, ce sera finalement un cercle soumis à des pressions et s’il n’est noble que parfait[9], il n’est réel et physique que déformé et en voie de métamorphose. Le cercle dantesque ne redouble jamais un univers figé, il est toujours la loi des antagonismes. Il est une arène, il est une limite, mais selon la forme topologique de l’ouvert et non du fermé. Seule la foudre, on l’a vu, assigne un centre à cette giration.

La mort n’est pas euclidienne

La parole dantesque paiera sa fidélité à l’infini en son excès par une capacité hors du commun à l’accidentel. Dans la fameuse Questio disputée à Vérone en janvier 1320, qui portait sur le partage des eaux et de la terre, même la sphère terrestre sort de ses limites polaires pour émerger de la rotondité de la mer. La terre s’exhausse de sa propre circularité pour mieux répondre à l’autre cercle de sa sphère des fixes qui vient exercer ses influences sur sa surface convexe. Seule la voie lactée, brûlante et liquide, peut encore racheter la promesse de la circularité. Tout ici n’est cercle que parce qu’il commence par être contre-cercle. N’est-ce pas précisément la condition de l’amour ? Cette force qui porte aux extrêmes était entrée dans la vie de l’auteur par cette sentence si menaçante : « Ecce deus fortior me, qui veniens dominabitur michi[10] », voici un dieu plus fort que moi qui vient pour me dominer. Cette énergie cosmique ne se démentira jamais et ne trouvera satisfaction qu’à tourner sur elle-même. Si c’est l’Amour qui a créé l’Enfer, comme Dante ose l’écrire[11], on comprend mieux qu’il s’apitoie sur lui-même en ces termes : 

« Souvent il me vient en esprit
Les qualités obscures qu’Amour me donne […][12]. »

Au vu de cette vie tragiquement contradictoire, l’Amour en rêve confiera à son fidèle cette sentence : 

« Moi je suis comme le centre du cercle, par rapport auquel les parties de sa circonférence se rapportent de façon semblable ; mais toi ce n’est pas le cas[13]. »

C’était peu dire : des amours multiples et contrariés, des jeux de semblant jusque dans les angoisses du deuil, puis la fracture irrémédiable de l’exil, l’errance au milieu des rapines de l’accumulation primitive, les désillusions impériales et les persécutions cléricales, tout cela annonçait une vie décentrée comme il en est peu. 

Mais si elle invite la vie passionnelle à se tenir dans l’horizon d’un espace courbe, la sentence d’Amour ne conduit pas vers un recentrement autoritaire. Elle prépare au contraire un autre décentrement, le décentrement du décentrement, de ceux dont Joachim de Fiore avec ses imbrications de cercle était en ce temps le figurateur inspiré. Mais pour Dante, la promesse de l’Age qui vient ne consiste pas soumettre la loi du Père et du Fils à la loi de l’Esprit, mais à entailler la satisfaction des surfaces pour tendre, par effraction, vers un centre caché qu’on atteint, puis traverse sans se retourner. Entre temps, il faudra passer, sans rupture de mouvement, d’une giration main gauche à une giration main droite.

C’est au nom d’une telle circulation devenant spirale que Dante entre dans l’outre-tombe et s’impose la fréquentation des ombres :

« Nous sommes arrivés à cet endroit dont je t’ai parlé
où tu verras les hordes douloureuses
qui ont perdu le bien de l’intellect ».
« Et après qu’il a placé sa main sur la mienne
avec un visage souriant où je trouvai mon réconfort,
il me mit au cœur des choses secrètes[14]. »

Cette ouverture poignante ne doit pas faire oublier que cette descente conduira à un renversement sans exemple : apprendre à marcher debout jusqu’aux antipodes pour retrouver un état primordial qui se confond avec le Paradis terrestre. Il s’agit pour finir de contrer le décentrement, non pas par une rectification autoritaire, mais selon le parcours d’une ligne qui, dans ses boucles et rebroussements, ne fait qu’enregistrer une relativité des points de vue. Le physicien russe Pavel Florensky, qui voulait unir nouvelle géométrie et critique de la coupure galiléenne, s’était attaché, dès 1921, à souligner le caractère radicalement « non-euclidien » des pérégrinations dantesques dans l’outre-tombe[15].

Comme dans les trous noirs où, par hypothèse, on n’entre que pour n’en pas ressortir, Dante, accompagné de son compagnon de pérégrination souterraine, ne ressortira de l’Enfer que pour rejoindre ces morts redoublés que sont les sauvés et les élus. L’ontologie de Dante en Enfer, comme dans le reste de sa pérégrination, demeure certes fidèles à la physique géocentrique des scolastiques, mais Dante s’emploie à en marquer la cohérence jusqu’au bord de l’impondérable. Cet effort de nouer la forme substantielle des corps à un espace de transformation (leur transfiguration dans la mort) se retrouve jusque dans la géométrie de René Thom (1923-2002), qui, considérant la stabilité d’une singularité comme un véritable « miracle », observe ses transformations dans le déploiement universel où elle est plongée[16]. Cette plasticité de la forme et de ses « catastrophes » permet de préserver dans les termes du savoir moderne une forme d’aristotélisme qui n’a pas encore épuisé sa puissance d’élucidation des événements naturels. C’est ce Dante tourné vers des savoirs encore à venir que nous considérons ici. Il n’est certes pas sans lien avec le monde des qualités obscures qu’ont dénoncé les modernes pour asseoir leur pouvoir. Mais nous ne sommes déjà plus des modernes et les retours successifs de Dante ne cessent de nous le rappeler.

La raison noble

Virgile n’aura pas envoyé son fils spirituel dans la nuit pour être seulement consumé par le feu. Il y promet un nouvel accomplissement de la raison dont il est le gardien. C’est lui qui prononcera cette formule qui a valeur de principe pour régler toute philosophie qui ne se rend pas indifférente au poids du principe de raison : « Ce n’est pas sans raison qu’on descend dans l’ombre[17]. » Cette raison ce n’est pas celle de la rationalité dogmatique ou critique, pour reprendre des oppositions d’école, c’est celle de la raison noble, celle qui cherche ses raisons dans les étoiles.

Au cœur des renversements les plus périlleux, et jusque sur le corps forestier du diable le long duquel il progresse, Dante ne renoncera jamais à cette raison. Aussi pourra-t-il, au bord du cercle définitif, tenir ce propos réparateur des écarts du destin. Plongeant son regard dans la lumière éternelle, il rassemble tout le savoir des substances et des accidents et accorde tout événement au pli qu’il mérite dans l’absolu : 

« Dans sa profondeur, j’ai vu que s’enveloppe,
relié par l’amour en un seul volume, 
ce qui se décline par tout l’univers : 
substances et accidents avec leurs modes, 
comme contractés ensemble, de telle façon
que ce que j’en dis n’est qu’une simple trace[18]. »  

Et l’intelligibilité ne se rompra jamais au point qu’elle fera alliance avec la jouissance même : 

« La forme universelle de ce nœud,
je crois que je l’ai vue car plus large
Tandis que je le dis, est ma jouissance[19]. »  

Intelligence du désir, jouissance de l’intelligence, il fallait que ces paroles soient dites dans cette langue toute scolastique pour qu’elles dévoilent la loi formelle de l’amour avant d’entraîner le sujet dans sa circulation car il ne fallait rien perdre de l’enseignement d’Aristote qui voulait qu’on puisse définir l’homme aussi bien comme un désir intelligent que comme un intellect désirant[20]. Si l’amour est désir spirituel d’union selon la définition du Banquet[21], ou, selon le Purgatoire, un pli (ou un nœud) dans l’âme[22], l’un et l’autre ne se sépareront jamais de la raison de l’ordre et de la destinée intellectuelle de l’humanité intellective et politique. « Vivere è usare ragione », clame le Banquet et Dante fait partie des maîtres d’une civilisation qui n’a jamais renoncé à vivre parce qu’elle pensait, et jamais renoncé à savoir quand elle aimait.

Dante n’en remarque pas moins que cette humanité se place exactement à l’intersection entre les cercles des qualités élémentaires et les orbes célestes : 

« L’âme humaine, quoiqu’elle soit pour une part libre de la matière, de l’autre est entravée, comme l’homme qui est plongé dans l’eau sauf la tête, dont on ne peut dire qu’il soit tout entier dans l’eau, sans qu’il soit tout à fait hors d’elle[23]. » 

L’homme dantesque, avant Pic de la Mirandole, récapitule tous les états de la manifestation. La terre a la pesanteur qui tend vers le centre, le feu a l’amour qui fait monter la flamme vers le cercle de la lune, les vivants tendent vers le lieu de leur nutrition et de leur génération, les plantes cherchent le lieu de leur fécondité, les animaux désirent le troupeau où se reproduire, mais l’homme lui désire la perfection que procurent les vertus honnêtes. Cela ne l’empêche pas de se retourner sur la création entière et d’user d’un pouvoir de récapitulation de tous les pouvoirs de la terre :

« Mais parce que l’homme, quoiqu’il soit une substance unique, possède en soi pourtant, par le fait de sa noblesse, la forme et la nature de toutes les autres choses, il peut avoir tous leurs amours, et tous il les a[24]. » 

Il n’y a pas d’amour sans tous les amours, et tous les amours se consument au foyer de la noblesse. Dans un tel cadre, les écarts, les chutes, les errements, en un mot tous les plis et « catastrophes » du destin ont leur signification et leur dynamique propres. C’est tout le contenu débordant de la ruche dantesque qui est ici intéressé à ce principe de récapitulation. Mais c’est aussi le fondement des disproportions saisissantes dans la diffusion de la lumière absolue qui vient frapper l’histoire humaine vouée à l’inégalité des inspirations et à la rupture des desseins concertés. C’est surtout, dans ce débordement de principe, le fond de l’analogie poétique qui se répand en traits fulgurants d’un bout à l’autre de ce monde des noms, aussi bien voués aux frissons les plus ténus qu’aux accélérations les plus englobantes. 

Les âges de Dante

On aurait largement tort de se sentir étranger à cet univers parce que les modes d’intelligibilité de la science moderne semblent en avoir surpassé la logique qualitative. Dante au contraire exige un regard plus concerté : parce que sa poésie témoigne de la puissance organisatrice des formes substantielles, elle nous requiert pour arracher un savoir proprement morphologique aux évaluations quantitatives sur lesquelles repose la domination moderne de la nature. Il y a des prégnances qualitatives chez Dante qui attendent encore leur évaluation réelle et c’est un des effets de sa lecture de nous contraindre à évaluer le bien-fondé de leur pouvoir de libre association au cœur des oeuvres du langage : pouvoir aussi bien numérologique que combinatoire et lettriste. Dante a nommé ce pouvoir « art musaïque[25] ». A nous d’évaluer de quelle musique il voulait nous entretenir. 

C’est précisément le sens d’ultimes réflexions sur l’arc de cercle : 

« Étant donné que notre vie, comme c’est le cas de tout vivant ici-bas, est causée par le ciel et que le ciel se dévoile à tous ses effets, non selon un cercle complet, mais selon une partie seulement de celui-ci, il convient donc que son mouvement se tienne au-dessus d’eux à peu près comme un arc, et que toutes les vies terrestres (et je dis terrestre pour les hommes comme pour tous les autres vivants), en montant et en descendant, soient semblables à l’image d’un arc[26]. » 

Arc, arcature, cadran, astrologie du lever et du coucher des planètes, arc en ciel « noachique » ou nœud lacanien, c’est précisément cette puissance d’ordre rythmique que Dante appelle une éthique : sans la folle course du Ciel cristallin (il tourne autour de l’empyrée « avec tant de désir que sa vitesse est quasiment incompréhensible[27] »), l’humanité ne connaîtrait que la seule partie de l’arc sous laquelle elle est née. Le mouvement du ciel dans sa vitesse illimitée annonce, en revanche, autant de levers d’astres que l’éthique dans sa course en promet à la conscience des hommes :

« Si la révolution du ciel cristallin ne se tenait pas à cet ordre, il ne resterait que bien peu des vertus stellaires qui descendrait ici-bas ou au moins de leur aspect […]. Et de même si la Philosophie morale venait à s’arrêter, les autres sciences resteraient cachées pendant un certain temps, et il n’y aurait ni génération, ni vie de félicité, et c’est en vain qu’elles auraient été écrites et découvertes depuis les temps anciens [28]. »  

La philosophie morale nous dévoile les parties inconnues du ciel du savoir et sans son ardent désir, toute l’histoire de la culture aurait été transmise en vain à l’humanité figée dans son identité de naissance. 

Questions pour un septième centenaire

Ces paroles visionnaires nous interrogent avec une force intacte : quel est notre arc de vie et de savoir à cette heure ? Quelles descentes et levers de sciences nous sont-ils promis ? La vitesse du désir nous entraîne-t-elle vers des contrées inconnues et vers des ciels de perfection encore inexplorés ? Faut-il compter, dans un avenir proche, sur une accélération de l’éthique ou un ralentissement du désir ? Le cercle auquel nous sommes voués est-il l’annonce d’une obsolescence programmée ou nous promet-il une courbure de d’esprit favorable à la propagation de la lumière ? La bibliothèque occidentale est-elle assurée de ses partages au point d’entrer en répétition, ou son incommensurabilité détient-elle une énergie en réserve dont nous ne connaissons pas encore les lois et les inclinaisons ? La circulation des astres de la noblesse s’enraie-t-elle pour finir ou les dieux gardent-ils en réserve une perfection de lumière et une cuisson de la matière annonçant quasiment la naissance d’un autre « dieu incarné[29] » ? A moins qu’on cherche à explorer les analogies entre l’œuvre du poète d’extrême Occident voué au culte de Roma-Amor et la centralité du Tao dans l’Empire chinois[30] ?

On pressent toute une histoire du monde, avec ses retours et ses faillites, dans l’épaisseur dantesque de l’amour, qui n’est linéaire et téléologique qu’à une lecture rapide. Il y a un poème de la matière qui précède les élections du regard. L’amour ne choisit ses élus qu’au risque du chaos qu’il porte immanquablement dans son sein : 

[…] « je pensai que l’univers
Faisait l’épreuve de l’amour, par quoi certains croient
Qu’à plusieurs reprises le monde est retourné au chaos ; […][31]. »

Paolo et Francesca seront toujours emportés par le souffle infernal de cette tempête. Dante ne cache pas que l’amour invite à regarder une étoile qui souvent paraît troublée. Mais est-ce l’étoile qui pâlit ou nos yeux qui sont fatigués ? Dante, nouveau Caïn à l’œil rougi, soudain s’explique :

« Il se produit souvent, parce que la tunique de l’œil est largement ensanglantée par l’effet de la corruption due à l’infirmité, que les choses semblent toute rougeâtres et ainsi l’étoile prend cette couleur. Et parce que le regard est ainsi affaibli, il se produit en lui une certaine désagrégation des esprits, en sorte que les choses ne semblent plus unifiés, mais désintégrées, proprement comme ce que fait notre écriture quand elle s’inscrit sur du papier humide […]. J’en ai fait moi-même l’expérience […][32]. »

Sommes-nous en train d’écrire sur du papier humide ? Sommes-nous affectés d’un mal d’œil qui nous fait voir le monde sur le mode de la désintégration et d’une incandescence molle ? Après un séjour dans une grotte où il a pu laver son œil dans une eau claire, Dante a retrouvé l’usage pur de son regard. Un tel retour de passé lumineux est-il encore à la portée de nos yeux en feu ? Perdrons-nous le culte de la lumière parce que nous voyons les plages du ciel bordées d’un halo blanchâtre ? Verrons-nous jamais sans voile la Pupille du monde ?

Allocution en Sorbonne pour le 700ème anniversaire de la mort de Dante, le 10 décembre 2021.

* * *

« Nous tenons Dante pour un grand poète chrétien, mais sa création rejoint celle de son guide Virgile dans un univers étranger à la foi, et dont le récit, les sonorités et les cadences ne sont que des moyens[33]. »

Ainsi parlait Malraux en conclusion de la Métamorphose des dieux. Ne s’agissait-il pas alors de ressentir « l’âme de l’univers comme mystère et non comme révélation[34] ? » Ces interrogations ne se sont pas éteintes. Leur ombre se fait même plus insistante depuis 1965 et les célébrations qui l’accompagnèrent. Mais une fois mort après 56 années, Dante reste à naître, s’en remettant à notre pouvoir. Nous n’en connaissons ce soir que la face visible. Ce nouveau cycle paraîtra plus tard dans son évidence. On pourrait pourtant nommer Éternel Retour cette circulation obsédante, s’il est vrai que toute culture vraie est Éternel Retour et qu’il n’y a d’Éternel Retour que de la Comédie de Dieu ?

Dans son œuvre ultime, Chant pour un équinoxe, Saint-John Perse, qui avait assumé en 1965 la charge de célébrer le 650ème anniversaire de la naissance de Dante, pressentait alors quelque naissance miraculeuse qui accompagnerait les anniversaires à venir : 

« et quelque part au monde
où le ciel fut sans voix et le siècle n’eut garde,
un enfant naît au monde dont nul ne sait la race ni le rang, 
et le génie frappe à coups sûrs aux lobes d’un front pur[35]. »

Quant à nous, nous avons été en charge de la mort et nous y cherchons notre honneur. C’est l’âge de Dante réservé à la génération présente. Mais depuis le fond de l’Enfer, nous répéterons avec lui : 

« Io vidi la speranza dei beati,
Moi j’ai vu l’espérance des bienheureux[36]. »

Accademia della Crusca, le 19 novembre 2021.


[1] Par. XXXIII, 133-141 (je traduis ici Dante Alighieri, La Divina Commedia, a cura di Enrico Malato, Salerno Editrice, I Diamanti, Roma, 2018).

[2] Guy Debord, In girum imus nocte…, in Oeuvres, coll. Quarto, Gallimard, Paris, 2006, p. 1395.

[3] Virgile, Aen, VII, 312.

[4] Inf. XXXII, 8-9.

[5] Par. XIX, 40-44. 

[6] Et d’abord dans la fameuse invocation à la canzone sur la justice : « Ma chanson, chasse avec tes plumes blanches/ ma chanson, chasse avec tes lévrier noirs », R. CIV.

[7] Conv. II, XIII, 27

[8] Conv. IV, IX, 3.

[9] Conv. IV, XVI, 8.

[10] Vita nuova (VN), II, 4.

[11] Inf. III, 6.

[12] VN, XVI, v. 2/

[13] VN, XII, 4.

[14] Inf. III, 16-21.

[15] « Le tableau de cet univers ne peut pas être représenté par la géométrie d’Euclide […]. », in Pavel Florensky, Géométrie des nombres imaginaires, extension du domaine des images géométriques à deux dimensions. Essai d’une nouvelle concrétisation des imaginaires, traduit du russe par François Lhoest et Pierre Vanhove, Paris, 2016, p. 71. Florensky ouvrait son propos par cette phrase qui donne tout son relief à notre propre célébration : « Je n’aurais pas voulu laisser passer le sixième centenaire de la mort du plus grand Maître de la conception totale du monde, qui a été fêté le 14 septembre 1921 au seuil d’une nouvelle synthèse spirituelle. », p. 70. Il s’adressait alors aux nouveaux maîtres du Kremlin. Il y laissera sa vie.

[16] René Thom est un mathématicien contemporain (1923-2002), spécialiste de géométrie différentielle, qui montre comment des singularités dans le continu peuvent rester stables dans des espaces à plus de trois dimensions. Le déploiement universel est « le paysage total des voies par où un nouvel équilibre pouvait se développer. » Thom précise que les espaces stratifiés qui servent à reconstruire ces singularités stables « sont des polyèdres à ‘faces courbes’ » ? Déployer les singularités consisterait ainsi à les replacer dans des solides platoniciens en rotation, c’est-à-dire à revenir au problème de la quadrature du cercle : cf.  René Thom, in Passion des Formes. Dynamique qualitative, Sémiophysique et Intelligibilité, sous la direction de M. Porte, Paris, ENS FSC Éditions, Préface, p. 13-15. Nous ne cesserons de vérifier la nécessité d’un recours aux cercles dantesques pour penser jusqu’au bout une humanité en métamorphose.

[17] Inf. VII, 10.

[18] Par. XXXIII, 85-90.

[19] Par. XXXIII, 91-93.

[20] Aristote, Ethique à Nicomaque, VI, 2, 1139b, 4-5.

[21] Cf. Conv. III, II, 3.

[22] Purg. XVIII, 26.

[23] Conv. III, VII, 5.

[24] Conv. III, III, 5.

[25] Conv. IV, VI, 4.

[26] Conv. IV, XXIII, 6

[27] Conv. II, III, 9.

[28] Conv. II, XIV, 16-18. 

[29] Ce sont les mots exacts de Dante en Conv. IV, XXI, 10.

[30] C’est le moment de suggérer ce que la dantologie la plus stricte pourrait devoir à un sinologue comme Marcel Granet qui, après avoir inspiré Georges Dumézil et Lévi-Strauss, offre des perspectives aussi vastes que celle qu’on relève à propos de la représentation de l’Univers chez les anciens Chinois, soit la pensée du Tao : « Elle s’inspire de l’idée que le Tout se distribue en groupements hiérarchisés où il se retrouve entièrement. Ces groupements ne se distinguent que par la puissance de l’Efficace qui leur est propre. Liés à des Espaces-Temps hiérarchisés tout autant que singularisés, ils diffèrent, si je puis dire, par leur teneur, et, plus encore par leur tension : on voit en eux des réalisations plus ou moins complexes, plus ou moins diluées, plus ou moins concentrées de l’Efficace. Le Savoir a pour objet premier et dernier, un plan d’aménagement de l’Univers qui paraît devoir se réaliser grâce à une distribution hiérarchique de rubriques concrètes. », in Marcel Granet, La pensée chinoise, Paris, 1934, 1999, p. 277. Telle pourrait être la définition de l’œuvre de Dante, dès lors qu’on la délivre de son sens littéral pour considérer l’efficace de sa structure. 

[31] Inf. XII, 41-43.

[32] Conv. III, IX, 13-15.

[33] André Malraux, L’Intemporel, in La Métamorphose des dieux, éd. Pléiade, III, p. 794.

[34] Op. cit. p. 602.

[35] Saint-John Perse, Chant pour un équinoxe, Paris, Gallimard, 1972, p. 20, éd. « Pléiade », p. 437.

[36] VN, XIX, v. 8.