Ils avaient peur de vivre. 

Comment comprendre, sinon, à un pic de chaleur ou au cinglement d’un coup de fouet viral, ces foules planétaires, soi-disant diverses, soi-disant bariolées, soi-disant animées de cultures vivaces, soudain blotties, ratatinées, haletantes, la queue entre les jambes, incapables de bouger, incapables de parler sinon en éructations brèves, pour guetter dans d’immenses silences le passage de la mort comme des écoliers, celui d’un professeur sadique ? 

La seule chose qu’il fallait éviter coûte que coûte, c’était de se rappeler ceci : qu’on n’avait jamais cessé d’avoir peur. 

Qu’on avait, par peur, adoré les dieux, les footballeurs et les acteurs, ces interprètes de vies alternatives : par peur de vivre. 

Déjà Malaparte, affreux bonhomme génial, notait avec sa cruauté tellement plus large, plus internationale et plus emballée que les petits hoquets de Céline (si franchouillards), que les Allemands avaient peur, que les Nazis avaient peur de la faiblesse des Juifs, du mystère de la peau juive (car c’en est un, que le Juif soit revêtu de peau), et que toute leur barbarie avait été orchestrée par la peur. 

Mais il n’y avait pas que les Nazis qui eussent peur, sur la longue frise historique qui se déroulait inexorablement sous les yeux de chacun, jusqu’au présent : les femmes, transformées brièvement en persécutrices, avaient peur d’être violées, et les hommes, de les violer ; les banquiers avaient peur de l’argent qui leur brûlait davantage les doigts à mesure qu’il se dématérialisait; les commerçants avaient peur de vendre, et les clients, peur d’acheter ; les bâtisseurs avaient peur de bâtir et les habitants, peur d’habiter ; les urbanistes avaient peur de leur ville et les citadins, peur d’y marcher ; les « genrés » avaient peur de leur genre, les minorités, de leurs majorités, et les majorités, de leurs minorités.

Mais toutes ces peurs n’étaient que des leurres, que des cache-sexe, que des feintes pour masquer une peur plus terrible et plus insoutenable : la peur de parler. 

Que d’écrivains, ainsi, avaient écrit par terreur des mots, des pointes acides de la vérité sur leur épiderme flasque et ulcéré ! Que de savants s’étaient abrités comme dans un blockhaus derrière leurs publications, leurs statistiques, leurs procédures, derrière leur récapitulation récitée en hâte, gigotant d’une jambe sur l’autre ; tant d’artistes, derrière leur travail, tant de voyageurs mornes du RER, derrière leur voyage en RER –  comme si quelques mètres de matière barbouillée, de béton usiné, quelques universaux universitaires  et quelque foule universelle allaient tous  les protéger du jet de foudre du nouveau! 

L’homme quelconque ne redoutait que lui : le nouveau.

Tout avait été fait pour s’en protéger, car le nouveau est un grand méchant loup, et il nous dévorera tous. 

Or vivre n’était que cela : découvrir le nouveau. S’exposer au nouveau. Risquer le nouveau. 

Comme toujours, ils furent prêts à tout pour l’empêcher, et déjà les muscles se bandaient et les lames s’aiguisaient. La bave se dégouttait aux crocs des bourreaux en puissance, masqués en citoyens placides et en intellectuels intègres.

Alors la jeune fille qui avait osé parler dans le secret d’un cahier fut menacée ; si grande était leur peur qu’ils détectaient, fût-ce au froissement d’un papier, toute irruption d’un Vif. Il faut les comprendre : ils avaient si peur de vivre!