« A l’affectueuse mémoire du colonel Henry H. Cumming, de l’université de Virginie, et de tous les braves, les bons, les honnêtes soldats américains, mes compagnons d’armes, morts inutilement pour la liberté de l’Europe ». 

C’est ainsi que Curzio Malaparte ouvre son livre La peau, reconnu comme l’un de ses chefs-d’œuvre, pourtant introuvable en librairie – du temps où la librairie était un lieu où l’on vendait des livres. 

La chose mérite pourtant d’être relevée. Rares sont les auteurs aussi contemporains que Malaparte. Son Kaputt demeure une démonstration incontestable de la mort de l’Europe, il y a quatre-vingts ans. On pourra objecter : « Mais nous, alors ? » Ou encore : « Et la construction européenne, alors ? » 

C’est la raison pour laquelle j’ai cité son exergue : « Morts inutilement pour la liberté de l’Europe ». Cette inutilité de la mort, conséquence de l’inutilité de la liberté européenne, nous en sommes moins la démonstration théorique que la preuve « vivante ».

Data parfaitement insignifiante dans le vaste océan aux vagues de datas, j’adresse ces paroles encourageantes, aux « déconfits-nés », c’est-à-dire à ce corps social de mes contemporains, bientôt « libérés » par leurs gardiens zozotants et pleurnichards, qui leur laissent entendre qu’on va voir ce qu’on va voir avec les nouveaux règlements, escortés par les trompettes d’argent du journal Le Monde qui annoncent, pour leur part, qu’on va voir ce qu’on va voir avec les nouveaux bureaux distanciés et modulables.  Quel empressement, tout de même, à rendre enfin cette fameuse distanciation « pérenne », comme disent les énarques et autres persécuteurs de feu la langue française. D’où les guillemets qui, au-dessus, escortent nos « libérés » comme un générateur d’attestation Covid.

Le premier chapitre de « La peau », immense et monstrueux journal-poème de Naples en 1944, s’appelle « La peste ». On ne saurait trop recommander la lecture de cette peste-là de préférence à la lecture de la Peste éponyme, la bête. Que Camus soit bête, tout le monde le sait, mais précisément, c’est la raison pour laquelle il est devenu, bien plus universellement que Michel Onfray, la référence en matière de vie et de courage intellectuels. Car il convient, aujourd’hui, il est obligatoire et règlementaire d’être bête.

Dans ce livre du trop-intelligent Malaparte (je parle d’une vraie intelligence, non exempte d’ailleurs d’aveuglement, de roublardise, de mauvaise foi et d’approximations, mais cette intelligence si particulière des grands poètes dont l’aveuglement, la roublardise, la mauvaise foi et les approximations mutent en vérités cristallines et aveuglantes); c’est l’unique raison pour laquelle ses livres, l’une des descriptions les plus inspirées de notre propre matrice métaphysique, sont épuisés en librairie, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des gens informés qui savent parfaitement ce que je dis, et approuvent ou diversement réprouvent ; mais qu’aujourd’hui, les gens informés aient été balayés par ce « Nous tous »  dont ils sont, comme tout le monde, les serfs devenus, Malaparte écrit ceci, à propos de cette « peste » qui s’était abattue sur Naples à l’instant même de l’arrivée des libérateurs américains : « C’était là une peste tout à fait différente, mais non moins horrible que les épidémies qui, au moyen-âge, dévastaient de temps en temps l’Europe. Le caractère extraordinaire de ce fléau, jusqu’alors inconnu, était qu’il ne corrompait pas le corps, mais l’âme. Les membres restaient, en apparence, intacts, mais dans l’enveloppe de la chair saine l’âme pourrissait. C’était une sorte de peste morale, contre laquelle il ne semblait exister aucune défense. Les premières atteintes furent les femmes… » (etc. Je ne sais jamais où couper, quand je cite.)

Peste qui fait des Napolitains, à la fois illuminés et souillés par la blancheur persil des dents américaines, des corps américains, de la simplicité et de la sympathie américaine, yeah! des esclaves plus serviles que les esclaves antiques.

Malaparte semble faire une grave erreur, quand au début de « La peau » il annonce à Jimmy, le lieutenant américain : « Puisque nous avons perdu, j’ai le regret de vous apprendre que nous allons vous commander – comme Athènes, vaincue par la Grèce, dicta à Rome, etc. »

Mais en fait, ce n’est pas sûr. La dictature de la culture américaine fut, sous des dehors « d’individualisme », une extraordinaire leçon d’esclavage. Rien ne dit que, de même que les pères fondateurs avaient été inspirés par les Romains, les héritiers n’aient pas été inspirés par les Napolitains.

Le même journal « Le Monde » déploie, dans son Magazine, un long « dossier » sur les « ultraorthodoxes » qui regardent « de très haut » la crise du Covid, et ont été durement frappés. Cet article est ce qu’il est, sociologique, penché, compréhensif. Il se termine ainsi : 

« C’est un mythe, mais les haredim se vivent comme les seuls gardiens de la tradition juive originelle. Ils estiment en avoir vu d’autres en trois mille ans d’histoire. Déjà, certains rabbins, au calme, chez eux, parcourent les livres et cherchent des précédents. Des explications qui remettront cette crise à sa juste place. Ils trouveront : c’est leur affaire. »

L’Obs, la semaine précédente, avait frappé de la même manière, en méprisant… « les méprisants », à savoir les talmudistes qui s’appellent donc, en langue journalistique, les « ultraorthodoxes ».

L’Obs concluait : « que Dieu l’entende » (ce journaliste qui dénonçait l’asocialité des ultra-et-ta-soeur)le Monde conclut : « c’est leur affaire ». Tout le mépris du monde dans le Monde ; je dirais : le mépris en guise d’éthique de pensée et, si j’osais, de gouvernement.

De la mise au rencart de Malaparte au mépris des méprisants talmudistes, il y a un trait de nos quatre-vingts ans d’esclavage : la lente, patiente éradication du non-quelconque. Tous les outils de désamorçage, de déconstruction, toutes les illusions dénoncées, toutes les bulles crevées, toutes les inquiétudes soulevées, toutes les étrangetés conspuées par les experts de la vérité, de la « désintox » en particulier et de la distanciation sociologique en général n’ont pour vrai motif, pour vraie fin (sous des dehors humbles et moraux, un peu comme un prix Albert-Londres) que ce résultat plus religieux que tous les actes de foi : « débusquer le non-quelconque, et le rabattre sur le quelconque. »

Spinoza, encore et toujours, comme l’essence du journalisme ; d’où sa gloire.

La passion illimitée, qui meut autant les organes du pouvoir culturel que ceux du pouvoir politique, se cache dans cette formule comme la perle dans l’huître.

Par définition, un talmudiste qui prend au sérieux son travail, qui consiste à produire du nouveau sur un texte commencé pour croître à l’infini (c’en est à s’arracher les cheveux, n’est-ce pas ?)échappe au non-quelconque ; mieux : il réalise le non-quelconque. Ce faisant, comme disent les papous rabbiniques dénoncés par le Monde, il sauve le monde (mais il perd le Monde) – car il sauve l’exercice infini de la pensée, héros d’une fiction qu’on appelait l’homme.  Désormais, cette fiction, comme toutes les autres, on sait enfin la rabattre sans reste, sans rebut (vivent les Data !) sur « Nous tous ».

Mêmes étaient, comparées à celle du vrai talmudiste, que sais-je, l’exigence de Mallarmé à l’égard du poème ; ou celle de Beethoven à l’égard de la musique.

Ces exigences, aujourd’hui, sont objets, je dis cela autant pour Mallarmé que pour le talmudiste, de haine (Beethoven draine encore assez de monde, donc de « nous tous » – pour de mauvaises raisons – pour être provisoirement épargné). Et donc, aujourd’hui et plus encore demain, de persécution.

« C’est leur affaire » – mais provisoirement ; « qu’ils fassent gaffe car ce sera bientôt la nôtre… »

Dès lors, notre corps social, sous l’effet d’un si parfait lissage, peut enfin s’appréhender comme un « nous tous ».

« Baissez la tête, oppresseurs de la planète ; baissez la tête, objets des modernes studies ; mais surtout, baissez la tête jusqu’à terre, ultras et fanatiques de votre unicité, baissez la tête, l’ange de la mort passe ! »

« Que nul homme ne sorte de sa maison » – car les premiers-nés vont mourir. C’est-à-dire, les importants. Les créateurs et les talmudistes. Rêve de nuit de Pessah pour une cervelle de Spinoza. « Ce soir, nous sommes enfin unis ; ce soir, nous sommes, tous et chacun, un nous tous. »

« Nous tous » vient de vivre une expérience. Celle, justement, d’un corps social pulvérisé en confinés. On connaît le mythe – enfin, on connaissait – de l’artiste qui rêve d’aller en prison, pour réaliser en somme l’assomption suprême de sa création. Son génie. Nous qui, hommes quelconques, sommes donc tous des artistes, nous avons tous fait notre expérience.

Son résultat ?

CQFD.

Des déconfits-nés.