Il y a deux langues. 

Il y a la langue qui dit quelque chose, ce qui est toujours un événement, car il n’y a pas d’événement sans elle. C’est la langue de la vérité, c’est-à-dire la langue de la création. Elle parvient à dire, un jour, ce qu’on n’avait pas encore dit. 

Et il y a la langue qui ne dit rien, c’est-à-dire qui dit ce qui a toujours déjà été dit ; ainsi, elle dit pour ne pas dire, pour ne pas créer, avec tout ce que cela implique.

La première langue n’a pas de nom, sinon celui, oublié (car on a oublié son trésor, si l’on nie sa création), de la langue. 

La deuxième a plusieurs noms, qui renvoient tous à des illusions plus ou moins cruelles (langue de l’enseignement, de la pédagogie, du journalisme, de la communication, etc.).  Ce sont les variations d’une seule substance : la langue politique. 

Tout le monde sait que les politiques mentent ; mais se rappeler que les politiques mentent pour leurs intérêts, c’est oublier que la politique ment par nature, parce qu’elle est la langue qui draine le quelconque, l’homme quelconque vers une fin quelconque. 

Or l’homme quelconque est l’essence d’un mensonge fait à l’homme singulier.

Le nom même de la faute contre ce que divers singuliers appelèrent, pour des raisons différentes, le souci de soi. On pourrait dire aussi la faute contre «la vie», c’est-à-dire le fait de recevoir, par le nom propre, le signe qu’il a une vie. 

Car tout homme conserve plus ou moins longtemps en lui-même, sous ce nom, un vague souvenir, un vague rêve, une vague intuition de la Vie, hors du confinement où l’enserre la langue politique. Un vague souvenir du possible, de son irruption, bref, un vague souvenir de sa singularité. 

Ce qui est remarquable, c’est que ce souvenir de la singularité humaine ne jaillit chez la plupart des hommes (sinon chez les intelligences inouïes comme celle de Dante en exil, de Kafka dans sa famille ou de rabbi Chimon bar Yohaï dans sa grotte pour se protéger de Rome), que par les contacts mutuels, des corps et des voix, dans la conversation oiseuse, dans la promenade baudelairienne ou hugolienne ou seulement parisienne dans la foule, dans l’ennui d’une leçon au lycée, dans les bêtises dites entre copains, dans la perte de temps, dans la frivolité, dans la distraction. Car cette tâche, reçue par tous, d’être singulier et de vivre par soi, est au moins ravivée comme un regret, comme un souvenir d’enfance, comme un jeu oublié, par le divertissement, au sens de Pascal (vous vous souvenez ? C’était quelqu’un qui parlait) ; rappel de soi sur le mode nostalgique. 

C’est d’abord à cela, à cette tâche dérisoire, tragique et vitale que servent les autres.

C’est pourquoi les discours des politiques, dans cette période d’enfermement généralisé, où la «distanciation sociale» est réputée désormais, dans les multiples matraquages politiques, comme le Bien (et il n’est pas question de nier les nécessités médicales, il est seulement question, un bref instant, de ne pas mentir) sont, il faut absolument en prendre la mesure, la réalisation d’une mise à mort. Celle de la vie des hommes qui ont une vie. Du moins, tant que n’est pas rétablie dans ses droits, par-delà la parole politique, la parole du singulier qui au moins, a l’obligation morale, et je dirais hygiénique, de haïr cette mise entre parenthèses qu’on lui impose. 

Certes, on veut nous protéger de la mort des corps. C’est sans doute nécessaire. Mais cette protection risque d’être au prix d’une mise à mort des aventures presque toujours ratées que nous sommes pour nous-mêmes – si quelque chose de ce confinement infâme, demeure ensuite.

Il est peut-être nécessaire de tenir les gens à distance les uns des autres. Mais il est indispensable de rappeler, «en même temps», formule jadis chère à notre président, que cet immonde euphémisme du «confinement» est, comme tout euphémisme, un choix de la langue politique, de la langue du mensonge, contre la langue de la vérité. Cela, quand des instances de pouvoir maquillées en instances de vérité, comme le journal Le Monde ou France Culture, sécrètent la petite musique moralisatrice et esthétisante du «confinement comme le Bien», devient atrocement actuel.

Et les petites confidences d’écrivains et écrivaines «confinées», d’infâmes collaborations à la langue politique, langue de la haine de la parole.  

L’enfermement requis par «l’expertise médicale» est non seulement un drainage des populations qui sont des nombres statistiques à gérer et à fluidifier, mais encore une brutale interruption, comme une apnée dans une gorge, comme une immobilisation en joue de pistolet, de ces fragilités, de ces funambules que sont les êtres parlants et qui sont, ici, enfants privés d’école, vieillards enfermés dans un silence qui sera peut-être leur dernière expérience terrestre, derniers maîtres sans plus de disciple, comédiens sans public, pianistes sans orchestre, réduits à attendre leur vie en subissant la parole continue de la langue politique.

 Attendre de vivre, au lieu de vivre. C’est cela que le confinement, en vérité – encore une fois, pour presque tous les hommes.

C’est pourquoi il est nécessaire de dire, en langue de vérité, que nous sommes, sans doute par nécessité, sûrement par incurie des politiques et des experts, persécutés dans l’exercice de nos existences, et que la «distanciation sociale», requise médicalement, est une persécution monstrueuse des êtres parlants. 

Le dire, déjà. 

Le dire pour creuser l’attente, non du déconfinement, mais de la libération. 

Ce ne sont pas les politiques, formés à la médiocrité de la langue et de la pensée, mais pas non plus les variations du politique, bref, du quelconque, plus haut mentionnées qui ont pour tâche de dire, d’entretenir, de raviver jusqu’à la fin, cette conscience. 

C’est chacun. 

Pas chacun d’entre nous. «Chacun d’entre nous», c’est encore de la politique. 

Chaque un. 

Et à ça, le politique, le digital, le professoral, le journalistique ne comprennent rien. 

Un commentaire

  1. « Attendre de vivre, au lieu de vivre » – ou bien découvrir la vie en nous qui ne peut pas être supprimée! Pourquoi pas célébrer le fait que nous aujourd’hui peuvent être en ligne? Pas tous, mais la plupart … L’homme n’est pas parfait, l’homme politique non plus, mais nous peuvent perfectionner nos vies à notre goût dans prèsque toutes les circonstances!
    Je vis en Suède, et bien sûr, les choses sont plus faciles ici en ce moment …
    Je vous souhaite beaucoup de bonheur (qui existe en vous aussi – et cela c’est la vraie vie)!