C****, nous voilà séparés depuis des jours que je ne compte plus. Je t’ai quitté boulevard Ornano. Il pleuvait ce jour-là. C’était un mercredi. Nous ne savions pas que nous fuirions chacun de notre côté, un jour du mois de mars, sans nous dire au revoir. Quand le dédale parisien sera-t-il à nouveau le cadre qui entoure nos amours citadines ? Je ne perçois plus les vibrations de la ville. Trop loin, elles s’étouffent dans le silence d’un pays immobile. Ses tremblements tapageurs se sont tus. Isolé, menant une vie claustrale, dans cette discipline qui n’était décidément pas faite pour moi, ma soif d’ailleurs a changé. Mon regard ne se pose plus là-bas, sur les terres rêvées de Césarée, ni sur les pins parasols de la viaAppia dans un soir d’été romain, encore moins sur le bleu de Chaouen ou celui qui baigne les plages Corfou. Non ! Mon horizon a aujourd’hui des courbes en forme de mamelons blancs. Ils me toisent ces seins de travertin, perchés sur leur mont calme et muet. Je les salue, du fond du cœur. À ma droite, une vieille dame émoussée dort les pieds dans la Seine en regardant le ciel. Pas prête de partir en balade. Je ne la réveille pas. Mon tropisme s’est déplacé, et se dirige désormais vers la terrasse d’un café, aux abords du jardin du Luxembourg. Mes désirs d’évasion se sont rapprochés de moi, ils n’en sont pas moins inaccessibles. Pourtant… Depuis les rives de la méditerranée près desquelles j’ai trouvé refuge, en réponse au silencieux écho qui va de la place du Tertres au Lion de Belfort, je n’entends plus qu’une rumeur… Elle se repend… La haine des villes. De nos jours l’urbicide est un ordre. J’en suis un acteur à ma manière, ayant quitté la mienne, à regret. Quitter la ville… Ce n’est plus une mortification, c’est une résolution, une solution déchirante. Mais de cette ville je ne me méfie pas, je ne redoute pas les tentacules du monstre lorsqu’il se réveillera. Je l’embrasserai sur la bouche. Je voudrais me lover avec toi C****, dans la chaleur d’un mois d’août, chargé d’orages, à Paris. Le désert qu’est devenu cette ville est pour moi la source de mirages qui ne cessent de passer devant mes yeux…Une oasis de questions au parfum de lendemains qui chantent…

Quand serons-nous à Paris, de passage dans ces passages couverts que tu aimes autant que moi ? Du Caire au Havre, ces Panoramas sublimes !

Quand retournerons-nous, toi et moi, salle Daru au Louvre ? Et salle Mollien ?

Quand pourra-t-on se donner rendez-vous à des angles de rues précis, pour avoir le simple plaisir de les prononcer ? Rue des Thermopyles, rue Saint-André-des-Arts… Autant de promesses…

Quand rirons-nous à la Closerie des Lilas ? Attendre la fin du huis-clos, qu’éclose la Closerie…

Quand entendrons-nous les bruits de tasses à café qui, sur les comptoirs que nous chérissons, rencontrent parfois sèchement leurs soucoupes ?

Et quand entendrons-nous le son des petites cuillères frappant la céramique lorsque le serveur déposera sur notre table un brûlant réconfort ?

Quand s’engouffrera-t-on dans le métro pour mieux se retrouver ? Ce métro que les édicules d’Hector Guimard me donnent envie, tant ils me manquent, de nommer carrément : Métropolitain. Ce métro dont les stations seront pour nous l’exotisme d’après-demain : Vavin, Sèvres-Babylone, Simplon, Richelieu-Drouot… « Tu prends la 14 jusqu’à Châtelet, puis une fois arrivée tu vas vers la sortie 13 rue des Lavandières, je t’attends au café Benjamin en face. »

Quand irons-nous dans l’ivresse d’un samedi soir, peu avant minuit, chercher des recueils de Ponge et de William Carlos William pour toi et un roman de Sollers pour moi, à L’Écume des pages, la librairie des nuiteux du boulevard Saint-Germain ?

Quand prendra-t-on toujours plus de hauteur pour contempler les toits de Paris ?

Quand ferons-nous, rue Chardon-Lagache, l’amour l’après-midi ?

Quand retournerons-nous rue Champollion, au cinéma, revoir Alain Delon dans des films de Melville en salle Audrey, et Robert de Niro dans les films de Scorsese en salle Marilyn ?

Quand nous assiérons-nous sur un banc du square du Vert-Galant ou de la place Dauphine ?

Quand grimperons-nous à Montmartre dans ces soirs de mélancolie urbaine où, éreintés par la ville, mais main dans la main, nous viendrons nous souvenir de sa beauté ?

Je t’écris cette lettre, C****, comme une déclaration d’amour à la ville qui est, pour le meilleur, le décor de notre vie. Quand nous retrouverons notre liberté, il faudra la faire vivre à nouveau. Je n’ai pas peur.

Ville, nous te fêterons, chanterons ta beauté.

Paris mon amour.

C**** mon amour.