Il est plutôt rare de confronter à la réalité ses idées préférées. Il a fallu la chute du Mur de Berlin pour que la gauche reconsidère le dogme de la nationalisation des moyens de production par les forces productives. 

Moi-même, je me sens obligé d’inspecter ma foi dans la collaboration européenne. La terre secoue le château de cartes.

La division entre l’Est et l’Ouest de la Guerre Froide avait à peine commencé à guérir que la crise financière nous a déchiré à nouveau, nous, les Européens, mais cette fois-ci entre le Nord et le Sud. Et comme si cela ne suffisait pas, la crise des migrants a fait éclater au grand jour à quel point la solidarité est défaillante. 

Et voilà que le coronavirus abat ses cartes. Les Italiens vont une nouvelle fois se demander s’ils ont des raisons d’attendre autre chose qu’une sympathie gratuite et des phrases creuses de notre part. La question résonne dans les couloirs désormais vides du Berlaymont.  

En ce qui concernait les répercussions immédiates de la pandémie, il est très vite apparu que seuls les gouvernements nationaux avaient la légitimité et l’énergie de faire ce qu’il fallait faire. Tout de suite, ou presque. Et cela n’exprimait pas seulement le fait que la santé est une compétence nationale dans l’Union Européenne. 

La nation a connu une renaissance à la fois comme concept et comme réalité vivante. Comme un sentiment commun mobilisateur, et comme une large volonté politique de payer le prix colossal des dispositifs de sécurité sociale.

Dans un essai publié dans le quotidien Kristeligt Dagblad (du 21 avril), le philosophe anglais John Gray décrit l’État-nation comme « la force la plus puissante pour mener des actions sur une grande échelle. Face au virus, il y a besoin d’une initiative collective qui ne sera pas mobilisée en fonction de l’humanité universelle. »

John Gray considère qu’il n’est pas « raisonnable de penser que la sympathie humaine, en soi, nous permettra de traverser tout cela. La bienveillance à l’égard de l’étranger est si précieuse qu’il faut la rationner. »

Ce n’est que dans la communauté nationale que nous sommes suffisamment proches, pour que ce ne soit pas seulement l’expression de la formule « charité bien ordonnée commence par soi-même ». C’est dommage pour les Italiens, mais pas uniquement. 

À côté du reality check laconique et très britannique de John Gray, il y a cette proposition consternante du Danemark d’envoyer dans la botte italienne quelques respirateurs de l’Armée, complètement obsolètes.

« L’erreur fondamentale de l’UE, écrit John Gray, est qu’elle est incapable d’exercer les fonctions protectrices d’un État. » Le philosophe n’a du reste guère d’estime pour les « structures néo-libérales et très maigres de l’UE. »  

Il reconnaît que la mondialisation a tiré des millions de gens de la pauvreté, mais ajoute que la crise est le résultat de cette même mondialisation. « Un mode de vie mû par une mobilité infinie est sur le point d’arriver à son terme… Le virus a mis à nu des faiblesses fatales dans le système économique, qui a été raccommodé après la crise financière de 2008. Le capitalisme libéral s’est effondré. »

Cela sonne comme un triomphe, et l’on devine l’obédience politique qui la sous-tend. D’un autre côté, on apprend toujours à écouter ceux à qui on a le moins envie de donner raison. 

Dans l’organisation de l’UE, il a été bien trop question de libéraliser et de laisser libre cours aux forces du marché. Cela a apporté le bien-être, mais cela a également accru les inégalités. Les gilets jaunes en France en sont un symptôme, ainsi que la montée de l’extrême-droite en Allemagne et en Europe de l’Est. 

La crise du coronavirus fait ressortir crûment les contrastes. Entre les vainqueurs et les perdants de la mondialisation. Entre l’Europe du Sud, catholique et « irresponsable », et le Nord protestant, où règne généralement la fourmi économe.

Il va bientôt être minuit en Europe. L’heure de la collaboration est-elle venue ?

Le covid-19 a renversé tous les dogmes. Les discussions sur la pertinence d’augmenter le nombre de personnels pédagogiques dans nos crèches semblent appartenir à un passé lointain. Le bouchon a sauté, l’État fort et attentif est de retour. L’argent coule des caisses de l’État et arrose l’économie dans une lutte pour sauver l’activité et les emplois. 

Dans les instances de l’UE, on cherche également à appuyer les pays les plus durement frappés, mais le fossé de 2008 se fait encore sentir, avec la méfiance rampante du Nord à l’égard des États du Sud endettés. 

Deux questions se posent alors, et elles sont liées, car la réponse est la même : 

L’heure est-elle venue, au niveau européen, de donner la priorité aux préoccupations sociales sur la flexibilité sans entrave de l’économie ?

Une des conditions de la solidarité multilatérale est-elle que les pays du Sud de l’Europe réforment leurs marchés du travail d’après des modèles nordiques ?

Oui et oui.

Si l’on veut voir une lumière au bout du tunnel et au milieu de cet enfer actuel de mort, de fermeture et de récession galopante, l’espoir pourrait prendre la forme d’un nouveau pacte pour l’Europe.

Un adieu à l’héritage de Margaret Thatcher et un réveil de l’héritage de J. M. Keynes. Lorsque l’économie mondiale s’est écroulée en 1929, il a perçu que le libre-marché et un État fort ne sont pas ennemis.

Nous, Européens du Nord, nous avons raison en pensant que l’on ne peut pas sortir des problèmes structurels en s’endettant. Mais les sociétés du Sud de l’Europe sont aussi des exemples manifestes du fait que les coupes et l’austérité à elles seules ne font pas fleurir une société.

J’entends bien comment ça sonne, un nouveau pacte pour l’Europe. Comme la chanson de charme du plus haut balcon du château de cartes. La princesse Europe est devenue une vieille dame solitaire. Sur le plancher des vaches, personne ne veut d’elle. Seules des voix d’intellectuels irréalistes accordent encore leurs mandolines pour chanter ses louanges. 

Les intérêts nationaux sont de retour. Et la Chine. 

Les Italiens ont commencé depuis longtemps à tourner leurs regards dans la même direction que Marco Polo. L’envoi contrit de moyens de protection n’a pas rendu ses compatriotes moins bien disposés. Du reste, la nouvelle route de la soie est déjà une réalité avec les achats croissants d’infrastructures portuaires et autres.

Ce serait une bien cruelle ironie du destin si l’Empire du Milieu commençait par partager avec nous le covid-19, puis venait à racheter le passif de la faillite européenne.

Serait-ce un mensonge ?

En tout cas, cela exigerait un niveau de prise de conscience et de perspective historique que possèdent bien peu de décideurs européens.

« Ce n’est qu’en reconnaissant les faiblesses de la société libérale que nous pourrons préserver ses valeurs les plus essentielles », écrit John Gray.

« Avec la justice, celles-ci comprennent la liberté individuelle qui, en plus d’avoir une valeur en soi, constitue un contrôle nécessaire du gouvernement. Mais ceux qui croient que l’autonomie personnelle est le besoin humain le plus essentiel dévoilent leur ignorance de la psychologie – de la leur, en premier lieu. »

La pandémie nous rappelle à quel point nous sommes fragiles globalement, et à quel point nous sommes dépendants des communautés auxquels nous appartenons. L’autonomie n’est pas tout. Et la communauté européenne a pris sa source dans cette idée, elle aussi. 

Mais face aux atteintes massives à la liberté du bloc de l’Est communiste, les fondateurs de l’Union Européenne avaient clairement conscience que la communauté sans liberté est et reste un système social asiatique, et qu’il devrait nous rester étranger, à nous, les Européens. 

 Hélas, il l’est de moins en moins aujourd’hui. Qui aurait cru que la Hongrie troquerait un régime autoritaire pour un autre ? 

La « démocratie illibérale » de Viktor Orbán est un exemple effrayant de la manière dont la crise du coronavirus et la nécessité de faire bloc peut servir à justifier l’omnipotence et la répression des libertés constitutionnelles les plus élémentaires. 

Si l’Union Européenne peut abriter en son sein une Hongrie « orbanisée », il importe peu que les paquets d’aide destinés aux pays méditerranéens en péril partent du Berlaymont ou de la Cité Interdite.

Alors l’Europe sera vraiment un rêve fané.


Traduit du danois par Alain Gnaedig.