Le soin ne peut s’envisager que dans la conscience d’une réalité globale du vivant. Erik Orsenna, dans un texte intitulé « L’unité de la vie », s’interroge très justement : « Si l’environnement va mal, comment les animaux peuvent-ils aller bien ? Et, à l’intérieur du monde animal, comment nous, les humains, pourrions-nous être les seuls à demeurer en bonne santé ? » On ne peut segmenter, en effet, le monde vivant dont l’unité se révèle à nous de plus en plus. Le constat de notre interdépendance des uns envers les autres est d’ailleurs l’une des leçons à retenir de l’épidémie de Covid-19. Depuis près d’un demi-siècle, des philosophes comme Carol Gilligan et Joan Tronto développent sous la terminologie anglo-américaine de care, une réflexion éthique sur la responsabilité collective dans la prise en charge des personnes les plus vulnérables de la société moderne. Cette approche du soin et de son implication dans la cité était déjà l’une des préoccupations de Maïmonide en son temps. Il expliquait clairement dans son Guide des égarés que prendre soin de la santé des individus était une manière de bâtir un monde meilleur. Il développait l’idée que le bien-être du corps « consiste à ce que la société soit bien gouvernée et que l’état de tous les individus qui la composent s’améliore autant que possible ». Le souci de l’autre en préservant sa santé, son identité et son bien-être constitue aussi l’un des principes de l’enseignement de Moïse (Lévitique 25-35) : « Si ton frère vient à déchoir, si tu vois chanceler sa fortune, soutiens-le, fût-il étranger et nouveau venu, et qu’il vive avec toi ». Il est nécessaire au préalable de constater l’existence d’un besoin chez l’autre, d’identifier ses manques pour être en mesure de lui apporter toute l’aide nécessaire. Le terme en hébreu pour exprimer le soutien évoque la notion de renforcement. Il n’est nullement question d’une aide exclusivement financière mais bien d’un soutien qui vise à renforcer l’autre dans l’épreuve pour qu’il retrouve son autonomie, son bien-être et sa place au sein de la société. Cela passe par une appréciation de l’aide apportée pour évaluer si la personne bénéficiaire des soins a retrouvé son autonomie. On peut ainsi dégager quatre phases nécessaires dans la prise en charge des personnes vulnérables comme le décrit parfaitement Joan Tronto dans son ouvrage Moral Boundaries : caring about – désigne le fait de se soucier d’autrui, puis taking care of – dans le sens d’assumer cette responsabilité vis-à-vis de l’aide à proposer, ensuite care-giving – qui correspond à l’apport des soins eux-mêmes et enfin care-receiving – pour en évaluer la réception. Cette présentation en quatre phases permet de constater que le terme care est relativement complexe à transposer en français car l’on voit bien qu’il dépasse largement le simple cadre du soin. Tronto tente de le définir comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ». Le soin comme manière de penser le monde et de le réparer est l’un des fondements des écrits de la sagesse juive et notamment de ceux de la Kabbale. Que représente pour les kabbalistes cette  réparation du monde ? Il s’agit d’une herméneutique qu’inspire la lecture des deux premiers versets du texte de la Genèse. Premier verset : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » Puis, second verset : « Et la terre n’était que solitude et chaos (tohu-bohu) ; des ténèbres couvraient la face de l’abîme, et le souffle de Dieu planait à la surface des eaux. » On en déduit qu’il s’agit là d’une description de deux mondes différents. Le premier verset évoque une création idéale, un monde apaisé dans lequel règne une harmonie entre le ciel et la terre. Mais il est question dans le second verset, de désordre, de chaos, de ténèbres, de confusion. Que s’est-il passé entre les deux versets ? Les kabbalistes introduisent l’idée d’un incident – la brisure des réceptacles – qui correspond à la brisure de la matière formée qui ne résiste pas à la puissance de l’énergie créatrice, entraînant le tohu-bohu. Emmanuel Levinas perçoit à travers cette approche une réflexion sur l’humilité de Dieu, « l’idée de Kénose d’un Dieu qui accepte la contestation de sa Sainteté dans un monde incapable de s’en tenir à la lumière de sa Révélation ». Le processus de réparation du monde appelé en hébreu tikoun olam commence à travers le troisième verset de la Genèse qui est aussi celui de la première parole divine : « Que la lumière soit ! Et la lumière fut. » Réparer le monde, c’est l’éclairer – allégorie de l’illumination des esprits par la connaissance – et le conduire ainsi vers le projet initial, celui du premier jour. La tradition juive adhère à l’idée d’une création ordonnée, reflet de la volonté de son créateur, et qui préexiste au tohu-bohu, au chaos. Elle s’oppose à la mythologie grecque qui considère le chaos comme l’élément primordial. Les Grecs ont en effet occulté  le premier verset de la Genèse alors qu’il est le reflet de cette espérance renouvelée du retour vers un monde apaisé, idéal. Réparer le monde, c’est retrouver le chemin de cette unité originelle. 


« Réparer les corps, réparer le monde » sera le thème de l’émission « A l’origine, Berechit » diffusée sur France 2, le 3 mai 2020 à 9h15. 

Un commentaire

  1. J’ai un ami philosophe très spirituel et solitaire qui oppose l’attitude « care » à celle de l’égocentrisme. J’aime son expression « care energy » qu’il opposé à notre « ego energy » habituelle et inconsciente dans ses petites ouvrages géniales (pas encore publiées). Je trouve que « care » (avec tout ses connotations) est beaucoup plus perceptible et compréhensible que son équivalent « love », le terme qu’on oppose habituellement à notre égoism. Espérons que nos soins médicaux et de bon voisinage du moment se transformeront dans une attitude « care » et réparatrice plus géneralisée …!

    Greetings from Sweden!