Créée par Jesse Armstrong, Succession est de ces séries qui dévoilent d’emblée ses enjeux narratifs : alors qu’il devait annoncer son retrait le jour de ses 80 ans, Logan Roy, personnage clairement inspiré du magnat Rupert Murdoch, le légendaire patron de Waystar Royco – un tentaculaire conglomérat présent dans les domaines du divertissement, des mass médias et des parcs d’attraction –, décide, sous prétexte d’un conflit avec ses enfants opposés à la montée en puissance de sa nouvelle épouse au sein du conseil d’administration, de reprendre les rênes du pouvoir qu’il n’avait probablement jamais eu l’intention de lâcher. Le principe narratif de cette fiction consiste à retarder, saison après saison, la succession de Logan
Roy. Tout le suspens réside dans l’issue de la bataille féroce à laquelle se livrent les membres de la fratrie Roy pour l’accession au poste suprême. On trouve dans Succession tous les ingrédients des fictions mettant en scène une lutte pour le pouvoir au sein d’une famille puissante : rivalités fratricides, trahisons, basses manœuvres, relations familiales toxiques, malédiction des liens du sang. Des séries comme Les Tudors ou Borgia, Succession se démarque en ce qu’elle brosse le portrait d’un monarque des temps modernes dont la nature du pouvoir n’est d’ordre ni politique ni spirituel mais économique. A l’aune du regard critique qu’elle porte sur les mœurs du capitalisme américain, on mesure l’ambition politique de cette série.
A l’heure où est instruit le procès du patriarcat, Succession met en scène une imposante figure de pater familias en la personne de Logan Roy dont le trait saillant est d’user et d’abuser du droit de vie et de mort professionnels qu’il dispose à l’égard de ses progénitures. La matière de cette fiction est la violence psychologique dans les cercles familial et professionnel. De vexations en humiliations, d’offenses en brimades, Logan Roy inflige à son entourage de terribles blessures narcissiques. Il manage son entreprise comme sa famille : par la terreur. A l’entendre déclarer : « L’amour, la peur, c’est pareil », on comprend que sa crainte la plus profonde est que ses chers héritiers puissent s’émanciper de sa tutelle. L’affection qu’il leur porte ne peut se déployer que s’ils restent sous sa coupe. Aussi, chaque promotion ou récompense sont-elles suivies d’une sanction ou d’un châtiment chargés d’anéantir leur confiance. C’est un ogre capable de broyer psychologiquement ses enfants, un pervers capable, en les forçant à se renier, de se livrer à un acte de cruauté mentale. Ainsi, oblige-t-il son fils aîné Kendall à démanteler une start up prometteuse non parce qu’elle était déficitaire mais parce qu’il s’était totalement investi dans l’achat de cette société qui devait inaugurer sa nouvelle gouvernance. De même, il pousse le vice jusqu’à proposer à sa fille Shiv de limoger son mari en échange de son adoubement à la tête de Waystar Royco, une proposition qu’elle aura heureusement la décence de décliner. Rarement une fiction télévisée aura exposé avec autant de clarté les mécanismes du phénomène d’emprise psychologique.
Si la série compte nombre de femmes fortes (Marcia, Shiv), en revanche la gent masculine offre, à une exception, une image pitoyable. C’est particulièrement le cas des trois fils du patriarche : Connor, Roman, Kendall. Issu d’un premier mariage, Connor, le fils aîné, est le personnage le plus ingrat de la série : sa bêtise conjuguée à sa fatuité et à sa vanité le rendent singulièrement antipathique. Par sa propension à engloutir des fortunes dans des lubies sans lendemain, il représente dans toute son obscénité la figure honnie du riche oisif dont l’inconséquence n’a d’égale que l’insignifiance. A son frère aîné, Roman emprunte un des traits : il se couvre régulièrement de ridicule. Il est une caricature de fils à papa écrasé par un père castrateur. Le cynisme provocateur qu’il pratique assidûment, aussi drôle qu’agaçant, est un aveu d’impuissance : incompétent, lâche et immature, il n’a d’autre choix que d’endosser le rôle de bouffon, s’excluant par là-même de la compétition pour le pouvoir. Kendall, l’héritier naturel, est un personnage plus complexe. C’est le seul qui a le courage de tenter à trois reprises d’éliminer son père en le chassant de la direction de l’empire familial. Bien que brisé à plusieurs reprises par son père, bien que traînant la double image infamante de raté et de parricide, il parvient chaque fois à renaître de ses cendres. De ses frères et sœurs, il est celui qui s’efforce le plus d’imiter son père. Ses velléités meurtrières éveillent même chez celui-ci une forme de respect, malgré qu’à ses yeux elles ne soient que le pale reflet du tempérament de « tueur » qui lui a valu d’être milliardaire. C’est là son drame. Rien, pas même le langage ordurier qu’il emploie, ne parvient à masquer son défaut de caractère. Tout se passe comme si toute tentative de rébellion de sa part contre son père était suivie d’une phase de décompensation dépressive, d’une longue période de servilité masochiste. Comme si, en voulant à toutes forces endosser les oripeaux du patron impitoyable, en voulant ressembler à son père, il allait à l’encontre de sa nature profonde.
Logan Roy est le seul personnage masculin charismatique. A cela, une raison : pour exécrable que soit son caractère, il n’en reste pas moins une incarnation du rêve américain. Parti de rien, il a bâti un empire dans les médias qui s’étend dans le monde entier. Sa dureté a un double visage : elle est source de ses succès économiques et de ses déboires familiaux. Son comportement répond à l’image ambivalente du self-made-man que véhicule le cinéma hollywoodien selon laquelle la réussite professionnelle est le deuil du bonheur familial. Si la fortune de Logan Roy, acquise par un travail acharné, n’a rien d’infamant au regard de la mentalité américaine, il n’en va pas de même pour celle de ses enfants. Parce qu’ils tirent leurs ressources considérables non de leurs mérites mais de leur hérédité, parce que la bataille qu’ils livrent a pour objet non la création de richesse mais la captation d’un héritage, ils apparaissent comme les représentants d’une caste aristocratique dont l’image est négative dans l’imaginaire américain. Si, en les empêchant de faire leur preuve, leur père est en grande partie responsable du manque de considération dont ils souffrent, que dire alors de celui dont pâtissent Tom, le mari de Shiv et Greg, un cousin éloigné, figures pathétiques de parvenus, dont l’ascension fulgurante au sein du conglomérat dépend non de leurs qualités professionnelles mais de leur degré d’allégeance au patriarche. Qu’ils soient des héritiers ou des arrivistes, les jeunes hommes portés à l’écran cultivent un même mépris de soi. Ne se sentant aucunement légitimes, ils nourrissent un complexe d’infériorité qui à l’égard de son père (Kendall) qui l’égard de son épouse (Tom) qui l’égard d’un cadre historique de la société (Roman). L’estime de soi a cédé la place au ressentiment et à la frustration. Aux humiliations qu’ils subissent, ils répondent d’une manière déplaisante : par la recherche d’un souffre-douleur. En témoignent le comportement odieux de Tom à l’égard de Greg, son subordonné, ou la grossièreté dont font preuve les frères Roy dans des moments de tension à l’égard du personnel. Impressionnant tableau que celui qui dresse cette série, à mesure que se répand d’échelon en échelon la contagion de la violence psychologique dont le patriarche est l’épicentre, de la brutalisation des relations familiales et professionnelles au sein du clan Roy.
A la source de la corruption des mœurs de la famille Roy, il y a tout d’abord la compétition instaurée par le fondateur de Waystar Royco entre ses héritiers. En mettant en concurrence ses enfants, en exacerbant leur rivalité, l’objectif qu’il poursuit est de tirer parti de leurs divisions pour mieux asseoir son pouvoir. Il y a également leur soif de pouvoir : même si leur rivalité ne vire pas à la guerre fratricide, le trait caractéristique de leurs relations est que la poursuite de leurs intérêts personnels prime toujours sur l’affection qu’ils pourraient se porter. Aussi se trahissent-ils allégrement à tour de rôle. Des manigances qui n’entraînent aucune rupture définitive tant ils s’accordent sur le fait que, dans la bataille pour le pouvoir, tous les coups sont permis. Il y a enfin l’effet nocif de l’argent. Il affecte jusqu’à leur vie sentimentale. Qu’on songe à la relation de Connor avec une ancienne prostituée qui n’accepte de vivre avec lui qu’en échange du financement de la production de ses pièces de théâtre. Ou aux liaisons de Roman dont l’indigence incite à penser que ses compagnes s’intéressent plus à sa fortune qu’à sa plastique. Nul doute que, à travers la peinture des maux qui minent la famille Roy, les auteurs ont voulu mettre en lumière la double facette des ressorts du capitalisme américain.
Succession est une fiction d’une redoutable efficacité dramatique. Celle-ci tient non pas à la technique consistant à opérer régulièrement des zooms avant afin d’amplifier la violence des algarades entre les protagonistes, non à ce procédé artificiel et à la longue pénible, mais au fait qu’il s’agit d’un soap familial conçu selon les règles de la tragédie classique. Chaque épisode est construit autour d’un événement central (anniversaire, mariage, séminaire, cérémonie caritative) permettant non seulement de réunir l’ensemble de la famille mais également d’instaurer une unité d’action, de lieu et de temps. L’espace clos dans lequel sont confinés les personnages renforce la tension dramatique. Fondée sur le psychodrame, la dramaturgie de Succession vise, en exacerbant les conflits, à mettre à nu les personnages, à les montrer le plus souvent sous un jour sinistre.
Un des principes de la mise en scène consiste à choisir comme écrin aux querelles entre les héritiers des décors luxueux (yacht, châteaux). Tout à leur lutte pour le pouvoir, ils semblent incapables d’apprécier le faste de leur mode de vie, de jouir de leur richesse. Leur enfance gâtée, leur narcissisme, leurs déceptions les rendent insensibles à leur cadre de vie somptueux. A ces raisons s’ajoute une autre : une mauvaise conscience liée au cynisme de leur business model les taraude. En effet, ils ont parfaitement conscience que le modèle sur lequel est conçu leur chaîne d’infos ATN consistant, à l’exemple de Fox News, à diffuser une information orientée, à sacrifier la déontologie sur l’autel de l’audience, nuit à la qualité du débat public, c’est-à-dire à la démocratie. Cette mauvaise conscience éclate au grand jour lors de la tentative de rachat par Logan Roy du groupe concurrent regroupant les titres de presse les plus prestigieux du pays. Il en est de Logan Roy comme nombre de milliardaires qui, en mettant la main sur un média renommé, souhaitent s’acheter une respectabilité et jeter un voile pudique sur les origines parfois peu glorieuses de leur fortune. Succession renoue avec la morale traditionnelle hollywoodienne selon laquelle l’argent mal acquis ne fait pas le bonheur, selon laquelle être et avoir sont antinomiques.
A travers cette peinture des ultra-riches, un de desseins des auteurs est de jeter une lumière crue sur l’état de désagrégation sociale qui prévaut aux Etats-Unis. Coupés de la réalité sociale, ils semblent avoir fait sécession du reste de la société dont ils ignorent tout du quotidien. Et quand ils rencontrent des gens ordinaires, il s’en servent de bouc-émissaire. Après avoir déchargé sur eux leur agressivité, ils achètent leur silence à coup de dollars. L’argent a le pouvoir de les rendre à leurs yeux invisibles. Un des traits frappants de leur mentalité est qu’ils ont perdu le sens du bien commun. Même lorsqu’il se livre à des activités caritatives, notamment en finançant une école de journalisme, Logan Roy semble animé par le désir non pas d’œuvrer en faveur de la collectivité ni de s’acheter une bonne conscience mais tout simplement d’améliorer son image publique. La question que lui pose son frère qui, par ses critiques, fait figure de porte-parole des auteurs, touche le problème de fond soulevé par la série : y a-t-il des limites à la cupidité ?