La série « Boss » décortique avec brio la psyché des hommes de pouvoir

Tout le monde aime, a aimé ou aimera « House of Cards », cette brillante série où un Kevin Spacey, génial d’onctuosité machiavélique interprète un secrétaire d’Etat qui élimine un à un ses rivaux et ses ennemis, progressant dans l’entourage du président  américain en espérant parvenir au sommet, après quelques retournements stupéfiants d’intelligence scénaristique. Pourtant, il existe une autre série made in US explorant, avec un brio extrêmement impressionnant, les coulisses de la politique américaine, et cette série, c’est « Boss », dont la première saison est sortie en 2011. Alors, me direz-vous, la vie est-elle suffisamment longue pour regarder deux séries assez proches, explorant les mêmes thèmes ? Quel intérêt d’avaler huit autres heures de coups tordus, de meetings sous la bannière étoilée, et de sourires figés dans la langue bien-pensante et toujours courtoise de l’arène électorale américaine ? Eh bien, la raison est simple. La prochaine fois que quelqu’un, avec un air de petit malin, vous demandera si vous avez vu la dernière saison de « House of Cards », vous pourrez tranquillement répondre que vous n’en êtes déjà plus là, que vous êtes passé à quelque chose de moins connu mais de supérieur, et que « Boss », à votre avis, est bien meilleur : laisseriez-vous passer une si bonne occasion de snobisme éclatant ?
« Boss » se concentre sur une semaine particulièrement apocalyptique dans la vie de Tom Kane, qui est Maire de Chicago ; en fait, c’est presque un huis-clos, entre le Maire surpuissant, le directeur de cabinet taiseux et prêt-à-tout, la jeune conseillère ambitieuse, qui vont devoir affronter tout un tas d’embûches, depuis des primaires démocrates jusqu’à un énorme scandale sanitaire, en passant par la propre maladie orpheline de Kane. A priori, tout là dedans sent le déjà-vu (et d’ailleurs, un des autres personnages, un journaliste idéaliste censuré par sa direction, rencontrant son rédacteur en chef dans un bar s’exclame sarcastiquement : « mon dieu, un pigiste brisé dans ses illusions et un directeur de presse aux ordres, tous les stéréotypes de la ville de Chicago sont donc réunis dans cette pièce »). Tom Kane est interprété par Kesley Grammer, physique de Jack Nicholson, dinosaure au cuir épais et politicien effarant de méchanceté jupitérienne (cela n’a rien à voir mais si jamais vous trouvez votre vie un peu déprimante, lisez-donc la fiche Wikipédia, authentique, de ce bon vieux Kesley, pour voir : « En 1968, quand Kelsey avait 13 ans, son père, qu’il n’avait connu que deux fois dans sa vie, a été assassiné dans le jardin devant sa maison aux îles Vierge. En 1975, sa soeur a été violée avant d’être tuée quittant un restaurant Red Lobster dans le  Colorado. En 1980, ses deux frères jumeaux sont morts après une attaque de requin lors d’une plongée sous-marine et son meilleur ami est mort dans l’attentat du 11 Septembre 2001. ») En fait, tous les personnages font l’objet d’un portrait psychologique très subtil, de l’épouse, encore plus belle et intelligente que Claire Underwood, l’héroïne de « House of Cards », jusqu’au moindre sous-fifre magnat corrompu d’un quartier. Surtout, le directeur de cabinet apparaît comme la vérité poignante de ces grands commis un peu cadavériques, ces moines-soldats au service d’un grand homme, redoutables de fidélité aveugle, effrayants de pragmatisme efficace, que l’on rencontre très souvent dans le monde politique, de Claude Guéant à Jérôme Lavrilleux (l’homme-lige de Jean-François Copé). Et à vrai dire, on se rend progressivement compte que chacun des personnages est comme l’idéal-type, l’exemplaire chimiquement pur de chacun des personnages de la vie publique, mais brossé sans clichés et avec un très grand raffinement : tel second rôle incarne parfaitement l’incompétent souriant placé à un haut poste pour sa servilité rigolarde, mais qui se prend petit à petit au jeu de sa propre importance ; telle silhouette exprime avec vérité l’essence chimiquement pure de l’ « attaché de presse ». « Boss » vaut donc, d’abord, pour cette éminente qualité, de vérité psychologique : rarement avaient été mis en scène un tel pandemonium précis des cabinets ministériels, une anthologie de portraits des petites mains et des gros poissons du monde politique, entre servilité, hypocrisie et fanatisme.
« Boss », surtout est plus intéressant théoriquement que « House of Cards », pour l’excellente question que la série soulève. Dans « House of Cards », toute l’action est centrée sur le personnage de Kevin Spacey, véritablement prodigieux dans son rôle de Franck Underwood, Richard III du Bureau Ovale. Cependant, « House of Cards » est une série sur le pouvoir, pas sur la politique : Franck Underwood veut la puissance, l’autorité et la douce jouissance de la mécanique humaine, mais il n’a pas d’idées politiques véritables, et il pourrait tout aussi bien être un grand patron ou, mettons, un avocat influent, car la chose publique lui est sensiblement indifférente. Comme un gros chat gourmand, il avance en se pourléchant des hautes places. Par sa maîtrise des rouages psychologiques et son jeu d’échecs grandeur nature, il conquiert et agglomère puissance et prestige, mais par une soif personnelle, égoïste, du pouvoir. Il ne fait pas de la politique, il joue au billard avec les êtres humains, et veut gagner la partie. C’est moins des difficultés de l’action au service de la Cité dont il est question, que des délices infinis de la manipulation : au fond, « House of Cards », c’est les « Liaisons Dangereuses », sauf que la pauvre victime aveugle, la Cécile de Volanges de la série, occupe le fauteuil de président des Etats-Unis d’Amérique.
Or, dans « Boss », le personnage de Tom Kane nous pose un sérieux problème : certes il est corrompu, manipulateur, follement insensible et mégalomane, mais, en même temps, c’est un grand Maire de Chicago. Ses conseillers l’adorent et le servent, car il a bâti de grandes choses, rénové des quartiers, amélioré la vie des gens. Il veut conserver son poste, mais c’est parce qu’il sait qu’il a été le meilleur, que lui seul mérite cette fonction, que, pour leur bien, les citoyens doivent s’endormir et le laisser régler seul le sextant municipal et trouver le cap vers où emmener la glorieuse cité de l’Illinois. « Boss », c’est un portrait, humaniste, subtil, de ce qu’est la politique : un engagement sincère mêlé d’ambition personnelle, un idéalisme mélangé à l’arrivisme, et qui, une fois parvenu aux fonctions suprêmes, se corrompt, s’enferme, se perce les yeux, oublie et se renie. Devant les obstacles posés par la réalité, il faut ruser, ruser encore, mais, au bout d’un moment, quand les grandes choses ont été faites, l’habitude d’être un demi-Dieu parmi les vivants et la légitime satisfaction de l’oeuvre accomplie entérine la conviction que l’ordre de la nature exige que l’on reste en place, une place où c’est évident, on a été le meilleur, travaillant avec une intelligence et un courage invisibles du plus grand nombre. Dans l’ombre, tant d’efforts ont été faits pour le bien de tous que cela justifie l’importance présente, et permet de rester à jamais au-dessus de la mêlée. Ceux dont la vertu se transforme en mesquinerie n’auraient, avec leur pauvre et butée non-intelligence du réel, jamais fait le quart de la moitié de mon bilan : ainsi pense Tom Kane. Mais à présent que cet homme est vieux et malade, cette soif obstinée du pouvoir est-elle non pas au service d’une ambition personnelle, ça a toujours été le cas, mais dispensatrice, par ricochet, de bienfaits pour l’homme de la rue ? Ce n’est pas clair. Tom Kane le dit « Quand tu ne peux plus distinguer ce qui est opportun de ce qui est nécessaire, tu es devenu un monstre. C’est fini. » Revoilà la grande question de Machiavel, ou du Lorenzaccio de Musset : l’absence, momentanément utile, de morale, est-elle en fait à jamais corruptrice ? . Et d’ailleurs, le maire, finalement trahi par un de ses vassaux, se l’entendra dire, par ce serviteur jusqu’alors obstiné et fidèle : « Je ne voyais plus cette fin  qui justifiait les moyens. Parce que ce qui importe aujourd’hui, c’est vous, seulement vous. Je ne peux pas faire ce que j’ai à faire dans le seul but que vous restiez là où vous êtes ».
Au final, « Boss » reste un spectacle remarquable de beauté et de finesse, produit qui plus est par le grand Gus Van Sant. Rien n’est non plus théorique, et on est pris dans le rythme haletant des péripéties (vous verrez en particulier comment faire de la politique et s’improviser magouilleur dans le BTP peut être dangereux, apparemment le risque de finir enterré vivant est assez élevé). On assiste à une dissection spectaculaire, avec son lot de sexe et de rebondissements, du système politique et médiatique contemporain. La façon, dont, pris dans un scandale, Tom Kane affronte les journalistes et l’opinion est tout bonnement incroyable : «  L’art de la survie en politique. Un jour après l’autre. Tu passes un jour, plus l’autre, tu alignes assez de jours et ensuite les gens oublient ». Comment dire mieux, et montrer plus efficacement à l’écran, la loi d’airain de nos grands hommes politiques, qui, comme ces éléphants devant traverser chaque année toute l’Afrique, ne s’arrêtent jamais d’avancer, mais rigoureusement jamais, sous peine de mourir ou de succomber aux prédateurs ? Et la façon dont Tom Kane, tel un Monte-Cristo de l’Illinois, au dernier épisode renverse les complots et se venge, exhibe génialement la violence de la vie politique. Il va humilier jusqu’à l’évaporation de toute dignité ses proches, assassiner ses ennemis, trahir les seuls qui l’aiment un tant soit peu, s’enfermer dans sa solitude, sa folie, sa maladie, mais déjouer la nasse et reprendre la main. « Boss », c’est une ligne de plus dans l’étincelant décompte de cet âge d’or de la fiction télévisuelle, cette sérimania qui consacre un nouvel art majeur dans l’horizon contemporain.