Quelle image de notre époque renvoient les fictions télévisées ? Du portrait qu’elles brossent des sociétés occidentales, quel trait saillant retenir ? A se pencher sur les fictions télévisées qui ont marqué la décennie écoulée, à jeter un regard rétrospectif sur les séries, majoritairement américaines, qui ont envahi nos foyers ces dernières années, on observe que l’un de leur leitmotiv est la condamnation du patriarcat. Qu’elles dénoncent l’oppression qu’il instaure ou qu’elles célèbrent son démantèlement, qu’elles instruisent son procès ou qu’elles explorent les contours d’un monde libéré de son joug, elles véhiculent l’idée que le système patriarcal est un vestige d’une époque révolue. Dans ce monde post-patriarcal, la figure paternelle se trouve sur les bancs des accusés : coupable ou défaillant, toxique ou absent, le père est dans nombre de séries la source du mal. A chaque époque son bouc-émissaire. Parce qu’il repose sur un principe hiérarchique, le modèle d’autorité qu’il incarne, à mesure que s’étendent les revendications égalitaires, a perdu toute légitimité. De toutes les figures paternelles portées sur les écrans de télévision durant la décennie qui vient de s’achever, trois ont particulièrement retenu l’attention : le père-tyran, le père-vampire et le père-mutant. Trois types de rapport au père distincts. Trois modes de relation à la Loi différentes. Trois manières distinctes d’aborder la modernité.

Les aristocrates anglais de la série Downton Abbey.

Figure du père et conception de la famille

Nul mieux que Tywin Lannister incarne la figure du père tyrannique. C’est un terrible pater familias : rien ne s’avère plus mortifère que l’ambition démesurée de ce chef de guerre qui tient ses progénitures pour de fidèles sujets dont la seule raison d’être est de faire triompher la maison Lannnister, de servir sa soif de pouvoir, fût-ce au prix de leur malheur. Sur un mode moins dramatique, les séries Downton Abbey et The Crown mettent également en scène des familles aristocratiques dans lesquelles l’impératif de la transmission du patrimoine prime sur les velléités d’émancipation de leurs membres. Ainsi, ce n’est pas un hasard si Downton Abbey s’ouvre sur la délicate question de l’héritage du domaine et du titre du Comte de Grantham, laissé vacant après le décès de ses héritiers dans le naufrage du Titanic. Si le château de Downton Abbey est une résidence qui demeure accueillante en dépit de son faste, en revanche le palais de Buckingham où réside la famille royale britannique dans The Crown a tout d’une forteresse : l’empathie que suscite le clan Windsor tient pour beaucoup au fait que, à l’aune de la solitude dans laquelle vivent les membres de cette famille fonctionnant selon un principe hiérarchique devenu anachronique, on mesure la force de caractère qu’il leur faut pour mettre sous le boisseau leur besoin d’indépendance. Elisabeth II est un monarque au double visage : si, sur un plan politique, elle fait montre d’une parfaite impartialité, elle se révèle en revanche, dans la sphère privée, un chef de famille intraitable, ruinant les espoirs de bonheur de sa sœur Margaret coupable de vouloir convoler avec un homme divorcé. Le succès de ces séries historiques faisant la part belle à la culture de la tradition est ambigu : c’est à se demander si, outre la volonté de dénoncer l’injustice du système patriarcal conduisant les uns au parricide (Game of Thrones) les autres à la névrose (The Crown), il n’entre pas dans l’attrait qu’exercent ces familles traditionnelles une part de nostalgie pour un univers où les individus ont la possibilité de donner un sens à leur existence en se sacrifiant pour une cause transcendant leur destin personnel.

Mr Robot est de ces séries qui offrent une plongée saisissante dans la psyché du héros : en proie à des épisodes psychotiques, Elliot Alderson, un hacker new-yorkais, entretient une relation fusionnelle avec son défunt père. A une réalité cauchemardesque il substitue un monde hallucinatoire dont ce dernier est l’architecte. Sous l’emprise du spectre paternel, il décide de pirater le réseau informatique du puissant conglomérat responsable de sa mort. L’intensité de la relation imaginaire qu’il poursuit avec son père est inversement proportionnelle à l’indigence de sa vie sociale. Elliot Alderson n’est pas un cas isolé. Nombreux sont, dans les séries des années 2010, les personnages masculins atteints de maladies mentales. Ainsi des protagonistes des séries de Légion et de Maniac dont les troubles psychiatriques et identitaires les condamnent à un exil intérieur : s’ils sont incapables de communiquer avec autrui, ils possèdent en revanche des pouvoirs extraordinaires leur permettant de maîtriser qui l’espace abstrait numérique (Mr Robot), qui le monde des rêves (Maniac), qui la sphère surnaturelle (Légion). Leur comportement est typique de la mentalité adolescente consistant à créer un monde de substitution permettant de satisfaire les désirs qu’ils ne peuvent accomplir dans la réalité. Sauf que ces personnages, à la différence des héros d’une série fantastique comme Stranger Things, sont des adultes : trentenaires dévirilisés, ils sont impuissants à tous les sens du terme. La récurrence avec laquelle le thème de l’immaturité masculine, dont le personnage éponyme du film Joker est l’emblème, est abordée dans les fictions télévisées est un trait caractéristique de la dernière décennie.

Au nombre des fictions télévisées marquantes des années 2010 représentant une famille dysfonctionnelle figure Transparent, une série dont le mérite est de renouveler le thème de l’effacement de l’autorité paternelle : le patriarche qu’elle met en scène n’est ni défaillant (Shameless) ni démissionnaire (Here and Now) mais est un père-mutant. L’onde de choc que provoque dans sa famille la décision de Morton Pfefferman, professeur à la retraite, de changer d’identité sexuelle est la matière de cette série créée par Jill Soloway et inspirée de sa propre histoire familiale. L’humour avec lequel l’auteure aborde la question de la transmission familiale en suggérant que ce dont héritent les enfants de leur père n’est pas tant ses valeurs morales que sa propre quête d’identité sexuelle fait tout le prix de cette œuvre télévisuelle. Jill Soloway décrit sur un ton doux-amer le maelstrom dans lequel la poursuite du bonheur entraîne les membres de la famille Pfefferman : dans leur quête d’épanouissement personnel, ils se montrent tour à tour vulnérables et résiliants, instables et déterminés, versatiles et tenaces. Plus que de l’âme sœur, les enfants, suivant l’exemple de leur père, semblent être à la recherche d’eux-mêmes. Dans le portrait de cette famille émancipée du diktat hiérarchique, se dessine en filigrane une utopie fondée sur l’idée que le modèle de parenté repose non sur des liens de sang mais sur des liens librement consentis, que les principes d’égalité et de liberté peuvent s’épanouir au sein du cercle familial. Transparent s’inscrit dans les séries progressistes sur la famille en ce que, à la différence de la vision des relations familiales aux accents conservateurs que distille The Crown, elle soutient que la famille est la cellule de base de la démocratie.

Scène de la série La Servante écarlate (The Handmaid’s Tale).

L’émancipation féminine

Le phénomène majeur des années 2010 est la montée en puissance des personnages féminins. Au premier rang des problématiques abordées par les fictions télévisées, il faut mettre l’émancipation féminine. Il n’est pour s’en convaincre que de songer au nombre impressionnant de femmes portées à l’écran parvenant, à force de ténacité et d’intelligence à gagner leur indépendance en s’affranchissant qui du système patriarcal (les filles Stark dans GOT et Candy dans The Deuce) qui du machisme (Peggy Olson dans Mad Men), qui du paternalisme (Virginia Johnson dans Master of Sex) qui de la compétition conjugale (Claire Underwood dans House of Cards) qui de son propre sentiment d’infériorité (Marie-Jeanne dans Le Bureau des légendes). De ces fictions mettant en scène des héroïnes conquérant leur autonomie grâce à leurs qualités naturelles, l’approche de séries comme La servante écarlate et Big Little Lies diffère en ce qu’elles défendent l’idée que le combat féministe ne peut être gagné sans une action collective : de la même manière que, dans la première, seuls la solidarité entre Servantes et le réseau de résistance mis en place par les Martha permettent de lutter efficacement contre le régime fondamentaliste qui a pris le contrôle du nord-est des Etats-Unis ; de même, seule la sororité entre amies permet, dans la seconde, à Celeste Wright (Nicole Kidman) de se libérer d’un mari violent. Jusqu’où vont les progrès du féminisme dans l’univers sériel, on le mesure à l’inversion de la hiérarchie traditionnelle des sexes qui s’opère dans la représentation du couple. Borgen, The Crown, Masters of Sex, La servante écarlate, Sharp Objects, Better Caul Saul etc., on ne compte plus les fictions télévisées mettant en scène une femme forte ou détenant le pouvoir mariée ou liée à un homme effacé, faible ou défaillant. A la vision de ces couples dont l’homme est le maillon faible, force est de reconnaître la valeur prédictive de la réflexion que faisait, il y a presque vingt ans, Elisabeth Badinter : « Plus personne ne soutient que l’homme est le sexe fort. Au contraire, on le définit comme le sexe faible . »

Donald « Don » Draper, le personnage protagoniste de la série télévisée Mad Men. 

La crise de la masculinité

Qu’il s’agisse de la crise de la paternité, de l’immaturité masculine ou du déclin du rôle du mari pourvoyeur, rares sont les fictions télévisées à ne pas mettre en lumière le mal-être masculin. De toutes les séries des années 2010, peut-être est-ce Mad Men qui décrit le mieux le dépérissement du modèle masculin classique. L’apport original de son créateur, Matthew Weiner, est d’avoir transposé la figure du dur à cuire, habituellement associée au genre criminel, dans le milieu conservateur et misogyne d’une agence de publicité new-yorkaise dont le représentant emblématique est Don Draper. Celui-ci est une incarnation exemplaire de ce que Elisabeth Badinter appelle l’homme dur : soucieux de cacher ses tourments intérieurs sous une tranquille assurance, sa fragilité sous des dehors virils, il représente un idéal masculin appartenant à la culture patriarcale. Outre la crainte que ne soit découverte l’usurpation d’identité qui lui a permis d’accéder au rêve américain, la peur qui le tenaille est de ne pas être digne de son sexe. Remarquable est la manière dont Matthew Weiner montre comment la masculinité traditionnelle qu’il incarne, triomphante dans les années 1950, est remise en cause par la montée des mouvements contestataires des années 1960 : si, au contact d’artistes de la Beat Generation, il comprend que l’identité virile qu’il s’était forgée en référence à l’idéal masculin véhiculé par le cinéma hollywoodien classique est tombée en désuétude aux yeux des représentants de la contre-culture qui méprisent son mode de vie fondée sur la primauté des apparences, Don Draper est de ceux qui ne peuvent changer, qui ne peuvent se résoudre à mettre à nu leur vulnérabilité, dussent-ils passer pour des réactionnaires. Rares sont les showrunners à choisir un héros qui se trouve du mauvais côté de l’histoire culturelle.

La crise de la masculinité se traduit dans l’univers sériel par deux réactions antagonistes. D’un côté, il y a les séries dont les personnages masculins adoptent le modèle maternel de la bonne autorité qui se caractérise, selon Marcel Gauchet, par le souci de l’autre, par l’empathie à l’égard d’autrui. C’est le cas du père de la famille Pearson dans la série This is us. Par son humour, son sens de l’écoute et son dévouement exemplaire, il est l’incarnation parfaite de l’héroïsme ordinaire d’un parent capable d’enchanter le quotidien de ses enfants. Protecteur sans être autoritaire, il met tout en œuvre pour satisfaire leurs aspirations les plus profondes. La raison pour laquelle on observe dans Downton Abbey et The Leftovers des figures paternelles semblables est le fait que leur morale obéit également à des valeurs maternelles (compassion, pardon, tendresse). De l’autre côté, il y a des fictions télévisées (Succession, Mr Robot, House of Cards) dont l’univers est au contraire gouverné exclusivement par des valeurs masculines, dans lesquelles la domination, la compétition, la force sont les noires obsessions que nourrissent les protagonistes. Qu’elle ait pour objet l’argent ou le pouvoir, la quête qu’ils poursuivent est le sentiment de toute-puissance. Le masculisme agressif dont porte la marque la noirceur de ces fictions trouve sa source dans la détestation de soi qui habite les personnages masculins. C’est à se demander si cette polarisation masculin-féminin qui traverse le paysage sériel, au regard de la fragilisation croissante de l’identité masculine, n’est pas appelée à se creuser.

Outre un repli sur un masculisme agressif, on assiste à une métamorphose de la masculinité pour le moins inattendue. Tout se passe comme si les femmes endossaient les oripeaux de la masculinité que les hommes n’osent plus revêtir. Rien ne saurait mieux en témoigner que, dans Homeland, le comportement de Carrie Mathison, l’officier de la CIA auquel Claire Danes prête ses traits, dont l’héroïsme emprunte plus d’un trait au modèle masculin. Ainsi, de la même manière que ses homologues masculins, elle sacrifie sa vie privée sur l’autel de sa mission patriotique : si Nathalie Heinich soutient dans Les ambivalences de l’émancipation féminine que les hommes, à la différence des femmes, conçoivent leur vie professionnelle comme un échappatoire au carcan familial, force est de reconnaître que Carrie fait de même en préférant aller combattre les ennemis de l’Amérique au bout du monde plutôt que de rester s’occuper de sa petite fille Frannie qu’elle laisse à sa sœur dont la vie en banlieue évoque, par sa monotonie, celle qui attend Henry Hill à la fin des Affranchis. Nul mieux ne saurait également en témoigner que Claire Underwood, l’héroïne de House of Cards, dont la lutte pour le pouvoir a rendu impitoyable. A force de s’interdire tout accès de faiblesse, elle est devenue un monstre de froideur et de dureté. Sûre de sa supériorité, elle attend patiemment comme un joueur d’échecs, aussi impénétrable que déterminée, de mettre son adversaire échec et mat. C’est peu de dire que, par son insensibilité, par son mutisme glacial, elle prend le contre-pied de l’image traditionnelle de la féminité. Si elle tombe enceinte, sa grossesse n’est pas l’expression d’un quelconque sentiment maternel mais un stratagème politique. Que ces héroïnes qui s’arrogent les attributs de la masculinité, qui s’efforcent d’échapper au déterminisme sexuel, fassent l’expérience de la maternité n’est peut-être pas l’effet du hasard. N’est-ce pas là une manière de les ramener à la nature de leur identité sexuelle ? « Ce n’est pas le sexe, écrit Françoise Héritier, mais la fécondité, qui fait la différence réelle entre le masculin et le féminin . »

Terminons ce tour d’horizon par une réflexion sur la production sérielle américaine. Au nombre des mythes fondateurs du récit classique américain, il y a l’idée d’une part que tout voyage est porteur d’espoir et d’autre part que l’espérance se lève à l’Ouest. Des innombrables road-movies dont les protagonistes, renouant avec la marche des pionniers, achèvent leur périple semé d’embuches dans l’Ouest, un des traits constants est le fait que leur dénouement est riche de promesses. Même un film aussi sombre que Les raisins de la colère contant les pérégrinations vers la Californie d’une famille misérable de fermiers de l’Oklahoma, chassés de leurs terres par la Grande Dépression, s’achève sur une lueur d’espoir avec le célèbre monologue de Tom Joad appelant à un sursaut collectif. A l’imaginaire d’expansion, de conquête, dont le cinéma classique hollywoodien était porteur a succédé un imaginaire de protection dont témoignent les séries américaines actuelles. Game of Thrones en fournit une illustration exemplaire par sa représentation du royaume des Sept Couronnes comme une forteresse assiégée, attaquée de toutes parts, dont la Garde de nuit est chargée au nord de repousser les assauts incessants de hordes de morts-vivants menaçant de déferler sur Port-Réal. Loin de se déployer dans les grands espaces américains, l’action de la grande majorité des séries se déroule dans un périmètre restreint. Nombre d’entre elles sont ancrées dans un territoire jouissant d’une identité forte : le bayou (True Détective), les Keys de Floride (Bloodline), Montauk (The affair), Monterey (Big Little Lies), la 42ème rue de New-York (The Deuce), Washington (House of Cards), la Nouvelle-Orléans (Treme), etc. En fait, la plupart sont des huis-clos. Quand bien même ce dispositif serait justifié par des motifs d’économie, il reste que, de l’Amérique, l’image que donne les séries est celle d’un pays où, conformément à l’idéologie « du salad bowl », coexistent des communautés qui cherchent moins à se fondre dans le même moule qu’à cultiver leurs différences. Au regard de l’imaginaire collectif en repli dont les fictions télévisées portent témoignage, tout porte à croire que l’isolationnisme américain ne trouve pas seulement sa source dans le conjoncture politique.

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