Evelyne Axell est un phénomène artistique remarquable. Il n’en fallait pas moins pour que nous nous rendions par un dimanche matin glacial dans la vénérable cité de Namur, qui, bien qu’elle ait engendré quelques-uns des plus singuliers créateurs de la modernité, j’ai nommé Henri Michau et Félicien Rops (en plus de l’objet principal de notre voyage), ne présente pas en cette saison un visage des plus accueillants.

En approchant du centre culturel le Delta où se tenait l’exposition, nous essayons d’expliquer à notre compagne d’infortune pourquoi nous ne sommes pas restés tranquillement devant la télé. Tentant d’éveiller son intérêt nous lui tînmes à peu près ce langage : 

«Fascinante, l’œuvre d’Evelyne Axell l’est à plusieurs égards. Pour la qualité intrinsèque de ses créations bien sûr, qui sont des chefs-d’œuvre encore méconnus du Pop International ; mais aussi, car le puissant phénomène qui accompagne la redécouverte de son œuvre depuis une quinzaine d’années est une sorte de cas d’école, illustrant les mécanismes qui permettent à l’œuvre d’un artiste – une en l’occurrence – de sortir de l’ombre.» 

Archétype de l’artiste culte, Evelyne Axell est le genre de créateur auquel un groupe relativement restreint (dont nous confessons faire partie) voue un culte impérieux, mais que le grand public ignore, du moins pour l’instant. Cette force d’attraction puissante mais circonscrite rappelle un peu la vénération qu’adolescents nous avions coutume de vouer à des groupes de musique underground, connus seulement d’un cénacle auquel nous étions fiers d’appartenir, les plus snobs ne manquant pas de se détourner du dit groupe une fois son succès fait.

Ice Cream, 1964, Huile sur toile, 80 x 70 cm, collection privée. Copyright ADAGP, Paris 2020 – Photo Paul Louis.


Décrire l’œuvre d’Evelyne d’Axell revient toujours à employer les mêmes adjectifs : fraîcheur, optimisme, inventivité, hédonisme, sexualité. L’intelligence à l’état pur combinée à la sensualité. Axell est parvenue à capter l’air de son temps, celui des swinging sixties, pour le distiller à hautes doses dans des créations qui nous apparaissent aujourd’hui dans tout leur éclat, à l’égal des plus célèbres artistes Pop internationaux. Plusieurs aspects la distinguent néanmoins de ses illustres confrères tels Warhol, Lichtenstein ou Wesselmann. Ils permettent de comprendre sa longue éclipse et expliquent en partie sa spectaculaire renaissance.  

Evelyne Axell n’est pas américaine mais belge. Or, sortis du monde anglo-saxon la critique ne put longtemps concevoir qu’il y ait autre chose en matière de pop – exception faite peut-être du Nouveau réalisme – que suiveurs provinciaux et autres Yéyés artistiques. Cet état de fait historiographique a fait long feu, et plusieurs expositions dans de grandes institutions internationales ont pu montrer la profusion des créations Pop dans tout l’Occident. 

Qu’Evelyne Axell fut une femme constitua longtemps un second handicap, que ce début de XXIème siècle apparaît soucieux de corriger. La question du genre est désormais au cœur des préoccupations des institutions muséales et des acteurs du marché, elle influe sur leurs politiques d’acquisitions et d’expositions, et il n’est pas absurde de penser que la reconnaissance de l’œuvre d’Axell a pu bénéficier de ce courant puissant. Ajoutons qu’à l’ère de #MeToo, la plénitude hédoniste des œuvres d’Axell, célébrant une féminité opulente en même temps qu’une indépendance radicale, nous semble à même de réconcilier les contraires sur ces sujets brûlants, de rassembler l’entier spectre des sensibilités dans la communion esthétique, des militantes féministes au mâle blanc hétérosexuel de plus de cinquante ans.  Réjouissant programme !  

On aurait pu penser, enfin, à l’époque du Live Fast Die Young, que le destin brisé d’Axell, fauchée dans un accident de voiture en 1972, lui aurait immédiatement valu d’entrer dans la légende. Cela entraîna au contraire une éclipse qui a duré pas moins de trente ans : à la différence de certaines Rockstars, dont on peut douter qu’elles seraient aussi célèbres si elles étaient toujours de ce monde, il semble qu’en art une mort précoce et tragique ne constitue pas la garantie d’une entrée rapide au panthéon. Il faut néanmoins avouer que cette disparition précoce, pour dramatique qu’elle fut, ne manque pas de conférer rétrospectivement une saveur d’inachèvement romanesque dont le storytelling artistique est friand. 

Ces considérations relevant plus du marketing que de l’art ayant été exposées en préambule, explorons plus avant cette exposition Namuroise, afin d’agrémenter notre propos de quelques nourritures artistiques. Nous entrons dans le Centre Culturel Le Delta, dont l’architecture banale ne nous a pas éblouis, avant d’entrer dans l’exposition, qui se déploie sur deux niveaux. L’accrochage suivant un parcours chronologique, nous vous en livrerons dans cet ordre quelques highlights, à commencer par les délicieux hors d’œuvres qui nous sont d’abord donnés à voir. Sur le premier mur de l’exposition est accroché un ensemble d’œuvres sur papier qui n’avaient jusque-là pas été portées à la connaissance du public, raretés réalisées par Axell au tout début de sa carrière d’artiste. Ce ne sont pas là des esquisses ou des ébauches mineures. Malgré leur format réduit il s’agit bien de compositions d’une incroyable profusion imaginative, d’une densité iconographique jouissive, caractéristiques qu’abandonneront les œuvres plus monumentales et synthétiques qu’Axell réalisera par la suite. 

Sans titre, vers 1964, Techniques mixtes et collages sur papier, 26,9 x 35,8 cm, collection privée. Copyright ADAGP, Paris 2020 – Photo Paul Louis.


Arrêtons-nous sur l’une de ces feuilles, à peine plus grande qu’un A4, que l’on avait déjà repérée sur l’affiche de l’exposition. Il s’agit là d’un autoportrait d’Axell, dont le visage pensif est comme posé sur un amas de chair rosée, évoquant son corps. Cette créature semble attirer à elle les personnages et les objets bariolés dont la composition est parsemée. Cette évocation par l’artiste de sa féminité trouve un amusant contrepoint dans la partie droite de la composition, où l’autoportrait archétypal du bon peintre académique à papa jouxte un phallus-cactus très évocateur. Le docteur Freud aurait certainement eu des choses à dire là-dessus !

La virilité est représentée sous des atours aussi explicites mais plus comestibles dans l’œuvre qui est probablement la plus emblématique d’Axell, Ice Cream. Reproduite des centaines de fois, utilisée comme pochette d’album, censurée par les réseaux sociaux, nous voyions ici pour la première fois ce petit miracle pictural. Concision, efficacité, perfection formelle, le tableau nous semble fait pour déchaîner les passions et l’engouement du grand public, à tel point que nous oserions le qualifier peut-être un peu pompeusement de Joconde du pop européen. Une œuvre culte, immédiatement, comme un Hit des Stones ou de Gainsbourg. 

L’oiseau de paradis (bleu), 1971, émail sur plexiglas, formica 89,5 x 53 cm, collection privée. Copyright ADAGP, Paris 2020 – Photo Paul Louis.

Ces œuvres réalisées par Axell au début de sa carrière d’artiste – Axell était actrice et présentatrice télé jusqu’en 1963 – l’ont été au moyen des techniques picturales les plus classiques, peinture à l’huile et dessin. Mais cette amie du Pape du pop français Pierre Restany ne pouvait en rester là. Elle réalise à partir de 1967 des sortes de tableaux objets, reliefs évanescents et opalins, découpés dans des plaques de plastique, matériau Pop par excellence, qu’Axell colorie à l’émail ou rehausse de fourrure synthétique. Quand Warhol remplace la nature morte par une boîte de soupe ou la Vierge par Marylin, Axell change le marbre en plastique. De la même manière qu’il y avait eu un âge du bronze et un âge du fer, Axell qualifiait son époque «d’âge du plastique». L’exposition de Namur reproduit même une installation immersive projetée par Axell avant sa disparition, jamais réalisée, baptisée «Musée archéologique du XXème siècle, département âge du plastique». Axell y met en scène sa propre sépulture dans une pseudo-présentation archéologique teintée d’ironie. La reine de l’âge du plastique n’avait alors plus que quelques mois à vivre.

Le Joli Mois de mai, 1970, Email sur plexiglas, 200 x 350 cm, Musée d’Art Moderne, Ostende. Copyright ADAGP, Paris 2020 – Photo Paul Louis.

Pour refermer cette visite, le Joli mois de mai, monumental triptyque de plexiglas coloré littéralement hippie, nous semblait un curieux antidote à la sidération ambiante. Pierre Restany est là, sur la gauche, représenté en «gourou libertaire» selon ses propres termes, lui qui avait fait fermer le Musée National d’Art Moderne de Paris en Mai 68 «pour cause d’inutilité publique». Souhaitons quant à nous qu’à Nice, les remèdes du professeur Raoult vantés par Monsieur Estrosi permettent à l’exposition Les Amazones du Pop prévue au MAMAC (Musée d’art moderne et contemporain de Nice) de se tenir comme prévu à partir du mois de mai : autour d’Evelyne Axell, Niki de Saint Phalle et Yayoi Kusama y seront célébrées. Ce sera la première fois qu’une grande institution française exposera Axell, du moins un ensemble représentatif, il était temps. 


«She-Bam Pow POP Wizz ! Les amazones du POP (1961 – 1973)»

Du 8 mai au 27 septembre 2020 (dates sous réserve)

Musée d’Art Moderne et Contemporain 

Nice

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