Il est des provenances qui font rêver les amateurs. Il en est ainsi de la vente par la maison Christie’s des dernières reliques du mythique Palais Rose, jalousement préservées par les descendants du dandy grand seigneur Boni de Castellane (1867-1932).

Incarnant à lui seul les splendeurs et les travers de la Belle Epoque, le controversé Boni fut un personnage fantasque et romanesque. La fortune de sa richissime épouse américaine Anna Gould, fille du magnat des chemins de fer Jay Gould, lui permit de bâtir le Palais Rose sur l’avenue Foch, pastiche versaillais d’un faste surnaturel. C’était la première fois en France qu’un jeune noble redorait aussi ostensiblement son blason. La vieille aristocratie du faubourg Saint-Germain l’accusa bientôt de brader le vénérable écu familial contre un tas d’écus américains. L’histoire se termina évidemment très mal puisqu’Anna Gould demanda le divorce et Boni fut jeté sur le pavé sans un sou. En alliant le goût français aux dollars du Nouveau-Monde, il fit la fortune des antiquaires parisiens en même temps que la ruine de son ménage.

Christie’s offre aujourd’hui à la vente les derniers témoignages du goût d’un homme qui fut, pendant les quelques années de son mariage, probablement le plus grand collectionneur de son temps. Comparable par son importance à la collection d’Henry Frick, préservée depuis la mort de l’industriel dans son musée sur la Vème avenue, la collection réunie par Boni de Castellane connut un destin bien différent. Jamais publiée, cachée après son divorce en 1906 et progressivement dispersée, totalement fantomatique. Son écrin lui-même a disparu puisque le Palais Rose fut détruit en 1969 dans le cadre d’une triste opération de promotion immobilière. On ne connaît de ce Trianon de marbre qu’une dizaine de photographies de mauvaise qualité. De Boni de Castellane, il ne reste donc absolument rien.

Paire de meubles d’appui d’époque Louis XVI provenant du Palais Rose, Etienne Levasseur et Adam Weisweiler
Estimation : €800.000-1.200.000
© CHRISTIE’S IMAGES LIMITED 2017

Le mystère autour de cette collection confère donc à la réapparition de ces quelques pièces une saveur particulière. Totalement inédites, elles sont à la hauteur du mythe, et témoignent du goût du personnage pour deux grands moments de l’art français, le règne de Louis XIV et celui de Louis XVI : la puissance des marqueteries Boulle et les raffinements du néoclassicisme. Citons cette paire de meubles d’appui de Levasseur, ébéniste fameux pour avoir remis au goût du jour le style Louis-quatorzien d’André-Charles Boulle sous le règne de Louis XVI, ou, sommet de délicatesse, cette paire d’aiguières de style pompéien. Lorsqu’on imagine que les pièces de la vente Christie’s ne constituent qu’une petite partie de ce qui se trouvait au Palais Rose, on peine à imaginer la magnificence du lieu.

Le grand escalier du Palais Rose, copie de l’escalier des ambassadeurs du château de Versailles, par l’architecte Ernest Sanson

Lors de ses réceptions où se pressait le gotha mondial, Boni se tenait en haut de l’escalier de la maison, réplique de l’escalier des ambassadeurs de Versailles, accompagné de centaines de domestiques en livrée au chiffre du maître de maison. Cour sans roi et sans fonction politique, le Palais Rose est le rêve éveillé d’un esthète nostalgique. Ambiance fin de règne, la seule reconstitution aussi littérale de Versailles fut l’œuvre de Louis II de Bavière quelques années plus tôt. Selon le mot de Boni : « On a des surprises en démocratie, on y aime la noblesse à condition qu’elle ait un fumet de décomposition ».

Rembrandt van Rijn (1606–1669), Portrait de Nicolaes Ruts, 1631, New York, Frick Collection

Boni s’est livré à sa passion des objets et de la collection avec l’avidité d’un joueur ou d’un toxicomane, jusqu’à s’en brûler les ailes. Il décrit dans ses mémoires la frénésie qui s’était emparée de lui après son mariage. Il courrait alors les antiquaires de Paris et de Londres pour « y répandre quantité d’or » et acquérir à tour de bras meubles princiers, tapisseries ou tableaux de grands maîtres dans un véritable tourbillon. En matière de peinture, le fleuron de sa collection était sans doute le superbe portrait de Nicolaes Ruts, chef d’œuvre de jeunesse de Rembrandt, aujourd’hui accroché sur les cimaises de la Frick Collection après être passé chez le « Prince des collectionneurs » John Pierpont Morgan.

Après qu’Anna Gould l’a répudié et jeté hors du Palais Rose, Boni commence une nouvelle vie dont le ton est donné par le titre de ses mémoires, L’art d’être pauvre. Tirant parti de son œil et de ses relations, il devient courtier en objets d’art et contribue, comme l’a montré Eric Mension-Rigau dans sa récente biographie du personnage, à la création des grandes collections américaines qui se forment durant l’entre-deux-guerres. Défenseur du patrimoine, il fonde l’association La Demeure historique, qui vise à préserver l’héritage architectural français. Pas à une contradiction près, il participe dans le même temps à un commerce de boiseries anciennes démontées dans des châteaux français au profit d’acheteurs américains.

La réapparition d’une petite partie de la collection rassemblée par Boni de Castellane est un évènement. Bien que le goût pour l’opulence du personnage puisse apparaître pompeux, totalement passéiste à l’heure où les impressionnistes connaissaient leurs premiers succès, l’œil averti saura déceler dans ces quelques reliques l’expression d’un goût très sûr, et paradoxalement en avance. Ambassadeur du goût français, Boni contribua à former l’œil des nouvelles fortunes américaines et devint ainsi un passeur d’art.

 


Informations pratiques 

Exposition du 28 février au 6 mars chez Christie’s France

8 avenue Matignon, 75008 Paris

Vente le 7 mars

Boni-de-Castellane
Jacques-Emile Blanche (1861-1942), Portrait de Boni de Castellane (détail), collection privée.
Nicolaes Ruts
Rembrandt van Rijn (1606–1669), Portrait de Nicolaes Ruts, 1631, New York, Frick Collection
Grand-Escalier
Le grand escalier du Palais Rose, copie de l’escalier des ambassadeurs du château de Versailles, par l’architecte Ernest Sanson
meubles-Weisweiler-Levasseur
Paire de meubles d’appui d’époque Louis XVI provenant du Palais Rose, Etienne Levasseur et Adam Weisweiler Estimation : €800.000-1.200.000 © CHRISTIE’S IMAGES LIMITED 2017
Vases-en-Burettes
Paire de vases pompéiens en porcelaine de Sèvres provenant du Palais Rose, 1787 Estimation : €100.000-150.000 © CHRISTIE’S IMAGES LIMITED 2017