Maintenant. C’est le mot d’ordre (car c’en est un) du Contemporain, que vient, inopiné, faire tomber le coronavirus – au point de le menacer d’écroulement. [1]

Pourquoi ? Parce que désormais, le temps se compte en J+14. Il n’y a encore rien (du moins, tant qu’on n’en est pas arrivé à une mobilisation générale du test, façon été 14 – décidément) qui permette de savoir où on en est d’une ville, d’un quartier, d’un immeuble, d’une maison, d’une famille «avant quatorze jours» ; additionnez les membres de cette famille, l’incertitude se prolonge, et le quatorze peut devenir quinze, seize, vingt, et encore combien ?… dézoomez – projetez 14, et ses complications pulmonaires, sur l’immeuble où habite la famille, avec ses voisins, ceux qu’elle aime et ceux qu’elle n’aime pas – ceux dont même la NSA ne sait pas qu’elle les aime, faute d’enregistrement de données d’ascenseur – ; de l’immeuble, élargissez à la résidence, à la rue, au quartier, à la ville, et 14 jours d’incubation deviennent, que sais-je… une éternité d’angoisse.

Car sous des dehors factuels et journalistiques, les gestes (serrements de mains déjà réprimés, bises déjà ravalées), les relations le trahissent à la vitesse de la lumière: on s’en arrache les cheveux – et l’on ne sait combien de temps on va tenir, quels dégâts seront entraînés sur l’économie, sur le lien social, sur la politique, sur la morale…

Peu importe que, demain, on trouve un vaccin miraculeux, ou qu’on séquestre à la chinoise les villes dans leurs habitants, peu importent le résultat, l’hypothèse tragique, l’hypothèse heureuse : l’effet, que jadis on eût dit poétique, ou métaphysique, s’est produit.

Deux semaines, c’est une perpétuité, depuis que le Contemporain est le maître de nos destins (dans le grand public, disons le bombardement de Bagdad en direct sur CNN, en 1999 ; se sont ensuivis les attentats en direct, les dénonciations en direct – en général, de viols prescrits – les œuvres plastiques en direct – que sais-je, bananes rapidement scotchées – , jeunes artistes jetables, jeunes écrivains suradaptables, jeunes présidents incassables, scandales financiers brefs, banqueroutes éclairs, opérations bancaires en micro-secondes) ; nous qui exigeons du temps, de l’espace et du langage qu’il soient immédiats ou rien, exactement comme on  trépigne pour écrire, vendre ou publier un livre, pour comprendre un livre, pour formuler une méchanceté dans un salon parisien, pour régler son compte politique à une religion apolitique, pour flétrir un génie d’une bêtise ou d’une intelligence de trop, pour résumer le monde en outrageants, terminés par -phobes, et en outragés, terminés par rien.

La France, pays de «l’esprit» ou du persiflage, et feue reine du monde (si bien que sa méchanceté satisfaite s’était complétée d’une méchanceté ressentimenteuse) avait tout, puisqu’elle était le seul pays dans l’univers qui prît au sérieux le frivole,  pour être touchée de plein fouet par la hâte contemporaine, au point qu’elle avait presque entièrement sacrifié tout lien qui lui restât avec l’Intelligence, commanditée par la IIIe République et répudiée par les pédagogues, au nom de cette jouissance du Contemporain qui complaisait à sa paresse intellectuelle retrouvée, sitôt refermés les caveaux de l’anormale séquence 1880-1939. Le soi-disant pays de la littérature (mot-chapelet pour feindre l’amour du génie et n’adorer que la rhétorique) n’avait plus de librairie, en lieu et place de la tour de Montaigne, qu’un tourbillonnant réassort, forme même de nos vies insoutenablement légères. Maintenant était, en somme, suffisamment excité (à défaut d’être excitant) pour aimanter une vie sociale française.

Or Maintenant, signe crasse d’une immense bêtise (je le répète, «Maintenant» n’a rien de commun avec le présent, qui est une noble illusion ou une suspension trop sérieuse pour les gens), est en train de vaciller. Les tenants de Maintenant, chroniqueurs de performances diverses, tantôt politique, tantôt sportive – y compris les productions culturelles, bien sûr – tremblent moins pour leur poste menacé que pour leur propre essence : pour parler en Mallarmé, on la dirait abolie. Peut-être, d’ores et déjà, n’ont-ils plus aucun sens.
Maintenant, il va falloir attendre deux semaines répercutées de tête de pipe en tête de pipe (que les réseaux divers avaient pourtant si bien arraisonnés, quel gâchis!) pour savoir si ce qu’on dit, maintenant, a quelque chance de faire mouche, de révéler, de faire scoop, ou même seulement de dire, de continuer, de tenir le coup, de tenir le rythme, de tenir son rang – tout en tremblant à l’idée insoutenable de crever comme un chien dans le délabrement d’un corps social qui tente désespérément de désespérer de soi-même – «mais vite» !

Eh ben non. Pas vite. Doucement. 

Deux semaines, sans jour de repos.

Deux semaines d’attente, deux semaines de silence, avant de recommencer – un nombre indéfini de fois, à attendre deux semaines – pour avoir le temps de vérifier qu’on a dit, ou pas, n’importe quoi. 

Le cauchemar des Maintenants.

Tant pis.


[1] Maintenant n’est plus le présent, rêve ou arrogance ; maintenant est devenu tout de suite, expression généralisée, infantile certes mais aussi sénile, d’une impatience. Impatience d’avoir fait, d’avoir conquis son nom, d’avoir été élu, d’avoir gagné de l’argent pour, aussitôt dit aussitôt fait, se retrouver usé au bord d’un gouffre, avec pour seul compagnon le souvenir d’un instant perdu.

2 Commentaires

  1. Ne pas minorer les effets second(aire)s qui surviendraient lors du concours de saut d’impacts dû à l’autobunkerisation que s’imposeraient des âmes que soit leur addiction aux ventriloques de Dieu, soit leur état de manque post-athéistique, exposeraient aux nouveaux prédicateurs d’apocalypses en tout genre dont le scénario catastrophe, où les populations de tous les pays devraient se préparer à un tsunami viral reconnaissable à son grondement mutique poignant au travers d’une période de latence d’autant plus effrayante qu’elle procurerait à l’immense majorité des représentants de l’humanité la sensation d’avoir été épargnés, inciterait ces dernières à répondre à l’ultime appel à une convergence des luttes sur laquelle se jouerait la survie de l’espèce sous-humaine que forment les couches hypoconscientes de leur infracivilisation.

  2. Informer le chef de l’État-évidence qu’il n’est pas rare que des personnes âgées en état de dépendance n’échappent à un inévitable placement en Ehpad que grâce aux visites régulières de leurs enfants.