C’est le dilemme de Thucydide, selon le politologue américain Graham Allison : deux grandes puissances, l’une émergente, l’autre sur le déclin, finissent par se faire une guerre qu’au départ, elles ne souhaitent pas : Sparte et Athènes jadis, Pékin et Washington, qui sait, demain. L’Histoire est pleine de ces engrenages troubles, et de ces mouvements paradoxaux. Hegel parlait de ruse de la Raison : et l’une de ses plus spectaculaires manifestations a lieu sous nos yeux en Irlande.

Après la division de l’île en 1922 et des décennies de conflit sanglant, le Royaume-Uni et la République d’Irlande étaient parvenus à la paix, en 1998, sous l’égide de l’Union européenne, dont le marché commun, et l’absence de frontières, permit d’affermir durablement la sérénité entre les deux nations. Ce furent les accords du Vendredi saint, arrachés par Tony Blair. Et puis, s’ensuivit une longue période de calme, le Royaume-Uni, florissant, et l’Irlande, prospère, s’entendant bon gré mal gré. Elizabeth II visita l’île en 2011, ce qui était un évènement insensé, et serra la main d’un des plus farouches activistes de l’IRA, précisément le groupe armé qui assassina (entre autres) Lord Mountbatten, l’oncle favori de la Reine. Bref : plus personne ne se souciait de l’Irlande, et tout était pour le mieux.

Puis, survint le Brexit – c’est-à-dire la sortie de l’Europe du Royaume-Uni, pour redevenir enfin cette nation fière, orgueilleuse, souveraine, puissante et insatiable, débarrassée des chaînes de Bruxelles. A Greater Britain : la plus grande Angleterre, qui, désincarcérée des normes bruxelloises, de la tyrannie des Commissions et de l’arbitraire des juges du Luxembourg, pourrait retrouver son allant et sa place dans le monde. Sauf que le Brexit va provoquer exactement l’inverse. Le Royaume-Uni, tôt ou tard, va être amputé de l’Irlande.

Les élections de février en République d’Irlande ont été un séisme politique, comparable sans doute – toutes proportions gardées – au 21 avril chez nous, sans la charge néfaste associée au Front National, mais avec la même puissance explosive. Depuis l’Accord du Vendredi saint, l’Irlande était co-gérée par un condominium éternel, un parti de centre-gauche et un parti de centre-droit (le Fianna Fail et le Fine Gael). Le Premier ministre sortant, Leo Varadkar, était une sorte de Macron, ou de Buttigieg, un fringant libéral, qui avait réussi l’exploit de conduire, sans trop de dommages, le processus de Brexit, en préservant les intérêts de son pays. Mais Varadkar s’est reposé sur ses lauriers. Résultat, le deuxième parti en sièges est le Sinn Fein, l’ancienne branche politique de l’IRA. C’est d’une part le résultat d’un dégagisme, et d’un populisme, tel qu’il se déploie dans toutes les démocraties occidentales. Le Sinn Fein a mis l’accent sur la réunification bien sûr, mais aussi sur le pouvoir d’achat, le logement et la question sociale, un programme très à gauche, et très progressiste sur les questions de société. C’est d’autre part, surtout, le signe d’un virage politique plus profond pour l’Irlande. Le système électoral est tel que le Sinn Fein aurait pu remporter encore plus de sièges – il n’a simplement pas présenté des candidats dans toutes les circonscriptions. Mais, disposant d’une très forte minorité de blocage, il est devenu incontournable dans la formation du prochain gouvernement. C’est le fruit d’une longue maturation politique. En 2018, Gerry Adams, le leader historique du Sinn Fein, a été remplacé par une femme redoutable politicienne, Mary Lou McDonald. Adams était soupçonné d’avoir été l’un des dirigeants secrets historiques de l’IRA ; McDonald est de la génération d’après. Il était le symbole des années noires ; elle a passé la campagne à parler grèves des infirmières et modération des loyers. Bien sûr, et ses ennemis ne manquent pas de le commenter, la nouvelle cheffe du Sinn Fein a souvent eu des atermoiements coupables et des accommodements douteux envers l’histoire, criminelle, de l’IRA. Le soir de la victoire du Sinn Fein, elle n’a que très modérément blâmé un député de son camp qui avait entonné «Up the IRA», le terrible cri de ralliement de la branche terroriste.

Côté Sud, voilà donc un parti qui, même assez éloigné d’être en mesure de réunir une majorité de parlementaires, est devenu le plus puissant groupe politique et pourrait participer au gouvernement. Côté Nord, le DUP, le parti unioniste pro-Londres a connu une sévère défaite, en partie à cause de sa position intransigeante sur le Brexit (il a passé deux ans à prendre en otage Theresa May sur cette question), et les équilibres démographiques sont tels que les catholiques seront majoritaires demain. La réunification est inéluctable, a estimé l’ancienne Première ministre irlandaise, la négociatrice de l’Accord du Vendredi saint. D’autant que, pour arracher un «deal» avec l’Union européenne et ainsi remporter les élections législatives, Boris Johnson a convenu qu’une frontière douanière, certes très sophistiquée, s’appliquerait entre l’île d’Irlande et le Royaume-Uni. Bref, le Brexit a constitué une triple accélération : poussée du Sinn Fein dans le Sud, chute des unionistes dans le Nord, retour des frontières entre Angleterre et Irlande. Ajoutez-y la démographie, et le ressentiment, et voilà un référendum – prévu à certaines conditions par l’Accord de 1998 – devenu chose probable.

Voilà donc la ruse de la Raison : le Brexit devait faire «reprendre le contrôle», il a accéléré l’Histoire, mais dans le sens inverse que celui appelé de leurs vœux par les Brexiters et tous les nationalistes…

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2 Commentaires

  1. je voulais dire désolé que Florence FORESTI a oubliée d’être sotte c’est même une certitude.

  2. Très bon article.
    Un seul détail, sauf erreur de ma part: la chanson n’est pas « Up the IRA », mais « Up the RA », même si la signification est exactement la même.