Sous la pesante voûte croisée d’ogives de la basilique Santa Maria sopra Minerva, peut-être la plus belle des églises de Rome, la ville aux plus belles églises du monde, les monuments funéraires baroques du Bernin et de ses confrères se nichent dans la pénombre harmonieuse qui n’appartient qu’aux grands sanctuaires gothiques, à la majesté simple, spectrale et solennelle. Un monument sépulcral attire particulièrement l’œil, quoique relativement discret par rapport aux vastes tombeaux qui prennent place le long des murs des bas-côtés et dans les chapelles qui s’ouvrent en leur flanc. Il se trouve au revers de l’une des lourdes colonnes de marbre lisse et brillant qui soutiennent la nef. Ce n’est pas à proprement parler une tombe. Il s’agit plutôt d’un monument commémoratif – une sorte de cénotaphe –, ne contenant aucune dépouille. Il ne s’agit pas non plus d’une véritable sculpture en ronde-bosse : c’est une grande plaque ouvragée, un haut-relief en marbre et en bronze, fixé au fût de la colonne. Ce monument discret est l’œuvre du plus génial esprit artistique italien du XVIIe siècle, le créateur le plus total de la Rome des papes, Gian Lorenzo Bernini, dit Le Bernin en français, qui fut tout à la fois sculpteur, architecte et peintre attitré des souverains pontifes pendant plus de cinquante ans.

Dédié à une certaine Maria Raggi, ce mémorialfut exécuté vers 1647 – année où Le Bernin se lance dans l’un de ses plus ambitieux chantiers artistiques, celui de la fameuse chapelle Cornaro, dans l’église Santa Maria della Vittoria, qu’il achèvera cinq ans plus tard. Veuve à seulement dix-huit ans d’un gentilhomme capturé par les Turcs, Maria Raggi, noble dame d’origine génoise, entra dans les ordres à la mort de son mari. D’une grande piété, elle mourut en 1600 en odeur de sainteté mais malgré plusieurs miracles, visions avérées et les stigmates dont ses mains étaient marquées sur son lit de mort, la canonisation tant espérée par ses familiers ne vint jamais. Son monument commémoratif fut commandé au Bernin par trois de ses descendants, dont l’un était cardinal, près de cinquante ans après sa disparition, comme une ultime tentative de plaider la cause de la canonisation auprès du clergé romain réticent.

Le Bernin, Monument à Maria Raggi, vers 1647, Rome, basilique Santa Maria sopra Minerva (autre vue).
Le Bernin, Monument à Maria Raggi, vers 1647, Rome, basilique Santa Maria sopra Minerva (autre vue).

Un large drapé curviligne, qui sert de grand parchemin pour une inscription commémorative latine en lettres dorées, est le principal élément de la composition imaginée par Le Bernin pour rendre hommage à la nonne, enterrée ailleurs dans la même église. Asymétrique, sculptée dans un contrapposto dynamique, cette plaque de pierre semble s’élever en serpentant vers les cieux. S’extirpant hors des plis de marbre ondoyant, le buste en bronze doré de Maria Raggi, renfermé dans un médaillon que deux angelots présentent au firmament et au fidèle, nous adresse un regard délicieux d’abandon et de piété mêlés. Au sommet de ce morceau de sculpture vibrante, une croix d’or en équilibre instable se dégage de la draperie noire, dont un pan recouvre l’une des branches, et achève le mouvement insaisissable qui anime ce relief figé par la lumière.

Cette croix en train de se dévoiler, figurée dans ce mouvement d’apparition, évoque la dernière des visions mystiques qu’aurait eue Maria Raggi avant de mourir : celle d’une croix en bronze qui se mit miraculeusement à lui parler. Plus prosaïquement, elle feint aussi le rôle d’un clou qui fixerait le drapé plissé à la rigide colonne de la nef, parachevant cet effet d’illusionnisme total, ce jeu avec le réel, qui fait le génie du Bernin. Juchée en haut de la partition sculptée, la petite croix constitue l’apothéose de ce manifeste pour la canonisation de la pieuse fille.

Le Bernin, L'extase de sainte Thérèse, 1647-1653, Rome, église Santa Maria della Vittoria.
Le Bernin, L’extase de sainte Thérèse, 1647-1653, Rome, église Santa Maria della Vittoria.

Malgré sa beauté et le raffinement de son mouvement exalté, cette page ouvragée de pierre fine et de bronze continue d’être l’une des œuvres romaines les moins célèbres du Bernin. La raison de cet oubli doit tenir au fait qu’il ne s’agit pas d’une grande sculpture en ronde-bosse, dont la disposition dans l’espace peut être fortement théâtralisée, comme c’est le cas pour La Transverbération de sainte Thérèse d’Avila et L’Extase de Ludovica Albertoni, les deux œuvres sacrées les plus célèbres de l’artiste romain, étroitement apparentées au mémorial de Maria Raggi. De plus, les dimensions du monument ainsi que le personnage qu’il honore demeurent assez modestes. C’est pourtant, à bien des égards, une œuvre exceptionnelle, de celles qui méritent qu’on leur accorde une place de choix dans la mémoire artistique, et la relative confidentialité dans laquelle elle demeure, cachée au revers d’une colonne de la basilique romaine, ne fait qu’accroître la forte impression qu’elle exerce sur le visiteur qui la découvre soudainement.

Le marbre luisant et le bronze brillant surgissent brusquement de la pénombre du grand édifice gothique lorsque le visiteur fait volte-face, s’apprêtant à rebrousser chemin pour sortir de l’église, dans un effet bien entendu savamment calculé par Le Bernin. Pour captiver et retenir ce regard qui découvre sans s’y attendre cette plaque sculptée, l’artiste s’en remet d’abord à la couleur, en substituant des variations chromatiques aux différences de textures que l’on trouve habituellement dans ses sculptures en ronde-bosse : il livre une composition polychrome, en trois tons – noir, ocre-jaune et doré. Le contraste du marbre noir avec l’or éclatant du médaillon met en valeur le visage de Maria Raggi qui semble irradié de lumière solaire. Il donne également naissance à un profond effet de clair-obscur qui participe au dynamisme et à l’effet de mouvement de l’ensemble tandis que la bordure en marbre ocre-jaune moucheté du drapé sert de zone de transition pour le regard.

Outre la couleur, le relief accroche la lumière grâce à ses qualités sculpturales, au moyen d’effets de surface intelligemment mesurés, qui exploitent à merveille le demi-jour de l’église médiévale. Sur le drapé, des parties saillantes reflètent la lueur filtrante tandis que d’autres, en retrait, créent des zones d’ombre, renforçant le clair-obscur dans lequel baigne l’ensemble. Le frémissement continu de la matière ondulante, l’abstraction des plis, alternativement creux et ourlés, modelés par la lumière et pris dans un rythme ascendant, la richesse de la marqueterie de pierre et – malgré tous ces adjectifs – la capacité à préserver une relative simplicité : le travail extrêmement ductile du marbre, pourtant si dur à soumettre à l’idée et au ciseau du sculpteur, atteint ici l’un des sommets de la carrière du Bernin. Le regard glisse littéralement le long de la partition ciselée ; de l’eau semble couler sur sa surface tant le poli parfait de celle-ci donne une apparence humide à la lumière qui s’y réfléchit. Le marbre noir est si brillant qu’il paraît, par instants, animé de reflets d’un bleu intense, qu’aucune photographie ne saurait rendre et que, par conséquent, on ne peut qu’aller voir et constater sur place, dal vivo.

Par sa forme en bas-relief et sa polychromie, le mémorial de Maria Raggi devient une sorte de tableau mais sans peinture, un tableau en relief mais sans cadre, qui déborde de la délimitation de l’espace propre à la peinture, et s’offre au regard comme totale illusion : dans sa sinuosité et sa légèreté, il épouse dialectiquement l’architecture rigide, droite et verticale, des lieux qui l’accueillent. C’est comme si un vent surnaturel avait pénétré depuis les hauts vitraux pour abattre sa tempête divine sur les drapés de l’habit monacal de la belle Maria Raggi et la soulever vers le Paradis… Autre manière, très fine, d’utiliser l’architecture des lieux pour faire déborder l’œuvre de son cadre – conceptuellement cette fois : le dialogue virtuel avec d’autres sculptures présentes dans l’église. Dans la travée successive de la nef, séparée du Mémorial à Maria Raggi par une seule colonne, se trouve la statue la plus célèbre de la basilique Santa Maria sopra Minerva, le Christ rédempteur exécuté par Michel-Ange vers 1519-1520. Les récits de la mort de Maria Raggi nous apprennent que sur son lit de mort, avant de trépasser, la religieuse vit pendant toute une nuit Jésus-Christ lui apparaître et que le fils de Dieu, tout de blanc vêtu, lui adressa ces mots : Sta di buon animo Suor Maria sposa mia che Io t’aspetto («Sois sereine sœur Maria, mon épouse, car Je t’attends»). En orientant son bas-relief vers le chœur, Le Bernin fait regarder Maria Raggi vers la sculpture de Michel-Ange, tournée, elle, vers la nef. Il recrée ainsi la vision finale de Maria et donne forme au  mariage mystique de la pauvre religieuse avec le Christ, dont elle était intimement convaincue qu’il était son époux. Last but not least, il se confronte, les yeux dans les yeux, au plus grand sculpteur de tous les temps.

Ce jeu entre les trois arts issus du dessin – sculpture, peinture et architecture, Le Bernin, qui maîtrisait parfaitement chacun d’eux, en est coutumier. Ses meilleures créations sont celles où il parvient à les convoquer et les mêler ensemble, et c’est ici l’une des premières occurrences de cette union dans son travail. La réussite est d’autant plus éclatante qu’il use de ces trois arts au sein d’une œuvre aux dimensions fort réduites et contenues par rapport au sépulcre d’Urbain VIII qu’il achève alors au Vatican et, surtout, par rapport à la grande chapelle Cornaro en l’église Santa Maria della Vittoria, entièrement conçue par lui à partir de 1647. Celle-ci se développe dans les trois dimensions, rendant bien plus aisé l’alliance de la couleur (présente sur le plafond à travers une fresque et sur le sol à travers un plaquage de marbres colorés), de la sculpture (sur les trois murs où s’alignent les figures de sainte Thérèse, de l’ange et des membres de la famille Cornaro) et de l’architecture (avec l’édicule à colonnes et à fronton qui enferme la statue de sainte Thérèse pénétrée par le dard doré de l’ange divin).

Le Bernin, La chapelle Cornaro, 1647-1652, Rome, église Santa Maria della Vittoria.

Revenons à Santa Maria sopra Minerva. Dans le médaillon de bronze qui couronne la plaque de marbre, Le Bernin a représenté Maria Raggi dans l’instant qui précède la mort, celui de l’expiration extatique, alors qu’elle s’apprête à rejoindre le Christ son époux, pour mieux se conjuguer à Lui et ne faire qu’un dans ce que les textes sacrés appellent, plutôt que la mort, la «Naissance au ciel». Les yeux mi-clos, la tête penchée, l’expression béate, elle porte ses deux mains à sa poitrine, qu’elle comprime avec passion. Malgré le fait que Raggi soit ici représentée au soir de sa vie, l’apparence générale de son visage reste celui d’une relative jeunesse, qui n’est pas encore privée de sa beauté. La mort est sensuelle dans la Rome des papes et des cardinaux : comme sainte Thérèse, dont il est dit, qu’au moment de rejoindre le Christ au ciel, elle retrouva les traits frais de son adolescence, Maria Raggi se fait belle pour s’abolir en Dieu – et enfin consommer son mariage mystique.

Au grand tissu de pierre qui accueille le médaillon répond aussi celui de l’habit de la femme, forêt de plis puissamment creusés dont le soulèvement presque surnaturel sert à indiquer, là aussi, le mouvement vers Dieu. Tout autour, le mouvement ascensionnel du drapé de marbre semble participer du sentiment d’exaltation qui habite la religieuse, celui qu’exprime son visage pénétré, la bouche en cœur. Une douceur un peu malade, une livide pénétration de l’âme, une molle léthargie qui alanguit le corps et engourdit l’esprit s’échappe de son effigie. Ce n’est pas que l’extase, c’est l’abandon – à l’amour autant qu’à la mort – qui l’habite ; c’est, même, dans cette bouche, dans ces yeux voilés, l’amour de la mort. Comme Eros plongeant dans Thanatos, la vraie mort se confond avec la petite mort.

Cette polysémie de l’expression, ce mutisme propre aux beaux-arts qui laisse le champ de l’interprétation ouvert, constitue l’un des aspects de leur supériorité sur l’écrit car la lecture peut toujours être plurielle, sans pour autant autoriser tous les possibles. Ici, le jeu du Bernin sur l’expression autorise une double herméneutique : sa Maria Raggi est tout à la fois une amoureuse gentiment érotique, qui délecte un spectateur devenu un peu voyeur malgré lui, et l’amante de Dieu véritablement pénétrée par le Verbe et son extrême bonté. Elle est en même temps mauvaise fille et religieuse dévouée. La première signification renforçant la seconde – et vice-versa. Le mouvement d’âme représenté par Le Bernin à travers Maria Raggi s’accorde parfaitement avec les dynamiques contradictoires du baroque : l’extase est une sortie de soi en même temps que l’accès à une intériorité idéale, une réalisation parfaite de l’être, qui coïncide finalement avec lui-même. C’est cette dialectique résolue, le charme de ces contraires qui s’unissent, qui font toute la force et la puissance d’évocation du travail du grand sculpteur romain.

Le Bernin, La bienheureuse Ludovica Albertoni, 1671-1674, Rome, église San Francesco a Ripa.
Le Bernin, La bienheureuse Ludovica Albertoni, 1671-1674, Rome, église San Francesco a Ripa.

Outre l’originalité de sa forme en page froissée et la beauté de son exécution déjà trop peu louées par les spécialistes du Bernin, le mésestimé Mémorial à Maria Raggi ne s’est étonnamment pas vu accorder la place qui doit lui revenir dans l’évolution de la carrière de l’artiste. C’est pourtant une création capitale dans le parcours esthétique du Bernin sculpteur : l’extase encore mesurée de celle qui restera finalement une simple croyante passionnée, Maria Raggi (1647), préfigure les extases mystiques et débridées des célébrissimes Thérèse d’Avila et Ludovica Albertoni, sculptées par le Bernin quelque temps après, respectivement à la chapelle Cornaro (en 1647-1652) et dans l’église de San Francesco a Ripa (entre 1671 et 1674). Ce sont deux figures féminines qui, contrairement à Maria Raggi, ont, elles, eu accès à la reconnaissance officielle de l’Eglise, l’une étant devenue sainte, l’autre bienheureuse. On ne peut s’empêcher de relever une parenté entre la hiérarchie de l’expression des passions des trois figures sculptées et celle de leur rang dans le panthéon chrétien : la sainte, Thérèse d’Avila, est, dans la sculpture du Bernin, subjuguée par ce qu’elle voit et littéralement pénétrée par le Verbe en forme de dard phallique, la bienheureuse, Ludovica Albertoni, alanguie sur un lit nuptial aux draps de marbre, se touche amoureusement le sein et s’offre au ciel tandis que la simple religieuse, Maria Raggi, croit, espère, intensément, les yeux levés vers les cieux, attendant, la bouche offerte, la suprême récompense pour une vie sacrifiée à Dieu.