La Bible qui jusque-là était un texte en hébreu seul, a été traduite en grec à Alexandrie en Egypte par des rabbins et docteurs juifs. Et de là par la suite dans toutes les langues jusqu’à nos jours. Quand vous tenez une Bible dans vos mains, vous le devez à Alexandrie. Sauf si elle est en hébreu : mais alors elle garde son nom d’origine, elle n’a pas besoin de s’appeler « Bible », en grec « le Livre », nom qui lui fut donné où ? À Alexandrie. De ce lieu, de cette date, de cette scène originaire de traduction, sont issus tous les textes qui disent d’eux-mêmes qu’ils reprennent le même souffle, le relancent : par exemple le Koran, dans lequel l’histoire la plus longuement racontée et le nom le plus cité sont ceux de Moïse, en arabe Moussa. Dire que l’hébreu n’aurait rien à faire à Alexandrie ni à voir avec elle, et surtout dans sa Bibliothèque – ce mot qui ne commence pas n’importe comment – serait aussi bouffon, et passablement insultant, que de présenter le prophète Mohammed (salut et bénédiction sur lui) comme ignorant que ce Moussa auquel il rendait un hommage aussi entier, exhortant des milliards de fidèles à le suivre dans cette adhésion, s’était d’abord appelé Moshè et continuait de porter ce nom premier dans sa langue première. J’accepterai volontiers, je m’y engage solennellement, qu’Alexandrie soit déclarée “pure d’hébreu” – c’est-à-dire “hebräisch-rein” dans la langue étudiée par le grand philologue et romaniste Victor (avec un “c” exprès comme Victor Hugo) Klemperer – le jour où l’on pourra me démontrer que Moshè-Moïse-Moussa-Moses aurait parlé arabe et non pas hébreu, de même que le récit qui le premier le mit en scène et le fit parler; mais il ne semble pas que ce jour soit pour demain, selon mes toutes dernières informations ; quoique quelque détail ait pu m’échapper… Restons sérieux, ces choses sont graves même si leurs vérités sont si légères à intégrer dès lors qu’on les accepte sur leurs pattes de colombes (de la paix) :  on a beaucoup parlé hébreu et pas du tout arabe à Alexandrie, capitale de l’Egypte, métropole culturelle de la Méditerranée encore plus qu’Athènes et Rome (reconnue par elles comme telle), pendant le millénaire qui alla de sa fondation par Alexandre en moins 331 (avant Jésus-Christ) à sa conquête en 641 (après Jésus-Christ) par des troupes musulmanes dont un des corps d’armée était composé de Juifs, et qui furent accueillies à bras ouverts par les Juifs de la ville exaspérés par la domination chrétienne-byzantine. En tout cas c’est par sa traduction de la Bible, c’est par l’hébreu s’offrant en grec dans toutes les langues, un des plus beaux big-bangs de la Culture dans l’histoire de la planète, qu’Alexandrie est devenue mondiale et immortelle. L’hébreu est le phare d’Alexandrie – cette première Unesco.

Voilà pourquoi, à Alexandrie encore moins qu’ailleurs, à Alexandrie par excellence, depuis le don qui y fut fait au monde contre l’immonde, de ce trésor qu’est la Bible, l’hébreu ne se brûle pas : c’est lui qui brûle non pour détruire mais pour enflammer, et éclairer, à l’image-métaphore de ce Buisson ardent révélé aux autres langues que l’hébreu, à travers le grec, par ses traducteurs juifs dans la capitale de l’Egypte. Alexandrie, c’est l’hébreu même. Et c’est par lui qu’elle peut redevenir ce qu’elle est parce qu’elle le fut : un Buisson ardent de la Culture, de l’ouverture, de la transmission, de la mondialisation.

C’est à Paris qu’il y eut des bûchers pour l’hébreu : lorsque ce roi Louis que je refuse d’appeler “saint” (alors qu’il ne me dérange pas d’entendre dire « le saint Koran », au contraire), sous la férule de sa mère, maudite soit-elle, une demi-Espagnole déjà fanatique de ce qui sera l’Inquisition, cette machine à terreur contre les Juifs et les Musulmans, brûlèrent des Talmuds par charretées entières. Voilà pourquoi Paris n’a pas à “donner des leçons” à Alexandrie et à l’Egypte qui à l’époque étaient déjà des lieux de refuge pour les Juifs contre cette barbarie pseudo-chrétienne, anti-évangélique, comme le sera ensuite l’Empire ottoman. Mais à partir de l’expérience de ce long péché, surmonté par une conquête difficile de la tolérance et de la laïcité, Paris peut et doit aider l’Unesco, cette ONU de la Culture et de la compréhension dont le siège mondial se trouve sur son sol, à retrouver l’esprit de la traduction décisive d’Alexandrie, en l’exposant et en l’expliquant pour la planète entière dans sa puissance bénéfique. Servir la première grandeur d’Alexandrie dans la splendeur de sa vérité, c’est construire concrètement, à Paris, cette Union pour la Méditerranée dont la France a engagé, avec l’Egypte au premier chef, la promotion.

C’est en français qu’a été publiée une chose ridicule prétendant nier la présence de la langue arabe dans la relation des Européens avec les philosophes grecs et avec leur Mère (avec un “e”) Méditerranée. Aussi bête et malsain que de prétendre bannir l’hébreu de là où il a été le plus chez lui comme langue de la pensée pour l’universel. Exactement le même geste. Du négationnisme et du lepénisme contre l’histoire culturelle réelle : « Y contredire est un devoir » (René Char). C’est en français que vient de paraître le contre-poison, l’antidote, un ouvrage collectif vivace et vivifiant d’universitaires de haut style dans un langage pour tous : Les Grecs, les Arabes et nous (chez Fayard).

La formulation en allemand noir sur blanc pour des mots rouges de sang – ce noir-blanc-rouge du tout premier antisémitisme dans cette langue est déjà le drapeau nazi -, que brûler les Talmuds et les synagogues est déjà un bon début mais que cela ne suffira pas parce que les Juifs les portent et les transportent avec eux, se les sont incorporés, et qu’il faudra donc brûler leurs corps avec, que ce sera le seul véritable moyen d’en finir avec l’hébreu, de brûler ces lettres et ces mots, la solution finale, pour récupérer la Bible dans une langue enfin digne d’elle, l’allemand bien sûr, directement branchée sur l’ancien grec, pour un peuple vraiment élu, le germanique, les Grecs des temps modernes, a été rédigée par Martin Luther, et avec quelle furie de fureur, dans Von den Juden und ihren Lügen (“des Juifs et de leurs mensonges”, 1543).

J’ai employé depuis longtemps le terme de “ré-Grécion” pour désigner l’escroquerie maurrassienne de main basse sur la Grèce contre le véritable hellénisme, celui d’Alexandrie : de Wagner et Gobineau à Heidegger et Yourcenar, ce “retour à l’ordre” forcément fascisant, cette introduction du racisme dans la Culture. Nous ne sommes pas des adeptes de cette raclure fielleuse de Renan qui crachait son venin de hargne contre « les langues sémitiques », l’hébreu et l’arabe frères, et qui plaît tellement aux racistes (très utile comme critère : devant qui s’extasie sur son nom, se mettre en garde). Nous ne sommes pas comme Luther des militants d’une prétendue exclusive « via graeca » contre la « via hebraïca », et pour lui cela allait aussi contre la « via latina » (contre Rome, les humanistes italiens et français, contre Erasme, contre le Collège de France). Nous ne sommes pas des opposeurs d’Athènes à Jérusalem : nous ne sommes pas des heideggériens, des renaniens, des luthériens, des hölderliniens, des nazis, des yourcenariens transis devant l’empereur le plus couvert du sang des Juifs, Hadrien persécuteur d’Alexandrie, destructeur d’Israël. Nous sommes ensemble des Grecs, des Juifs, et des Arabes, et des Chrétiens : la quadruple racine de notre raison suffisante, européenne. Les piliers vivants de notre Europe sont à Rome, Jérusalem, Athènes, et ces trois-là ensemble mènent à une quatrième, refusant jusqu’ici de se reconnaître dans sa vraie grandeur, de renaître dans la splendeur de sa vérité comme la deuxième princesse égyptienne à avoir recueilli Moïse en son berceau d’osier sur le Nil : Alexandrie – qui  implique et entraîne Cordoue, Bagdad.

C’est tout cela que le très-excellent Abdelwahab Meddeb nomme avec précision « l’islamo-judéo-christianisme ». Il est lui-même un phare pour la pensée active, accordant à la France l’honneur et l’avantage de résider chez elle et de travailler dans sa langue (son dernier livre paru : Pari de civilisation, éd.Volumen, août 2009 ).

Ce ne sont pas des Musulmans, des Egyptiens, qui ont démoli la grande synagogue d’Alexandrie : c’est la cruauté sadique du dictateur militaire français Bonaparte, qui lors de son expédition délirante de 1798-1799, prétendit imposer à la communauté juive héritière de la traduction de la Bible une amende de cinquante mille  talaris (thalers), qu’elle n’eut pas les moyens de lui fournir. En “représailles”, mot ignoble, imbécile, prononcé alors en français, quelle tache pour cette langue, horresco referens, ce crime abject : la synagogue d’Alexandrie détruite à coups de canons français. Comme sera perpétré en Chine six décennies après, sous l’uniforme français, sous encore un autre Bonaparte, encore un autre crime de même contre-nature humaine, de même anti-esprit d’Alexandrie, anti-Unesco : le sac et l’incendie du Palais d’Eté (1860).

L’impulsion pour la reconstruction de la synagogue Eliahou Hanabi d’Alexandrie sera due à un des plus grands constructeurs de l’Egypte dans ses millénaires d’histoire, et qui était “pourtant” un Egyptien d’adoption, l’Albanais Muhammad Ali (Mehmet Ali Pacha en turc) : inspiré et aidé par des Français, les sympathiques saint-simoniens. Il en confia le soin au grand rabbin Salomon Hazan, en le priant d’intercéder auprès des Juifs de la Diaspora pour qu’ils veuillent bien venir s’installer en Egypte, pour sa prospérité. Ce qui fut fait. C’est en 1850 qu’eut lieu la grande fête de toute la population d’Alexandrie, sans distinctions d’ethnies ni de religions, pour “l’inauguration de la maison” (comme dirait Beethoven : titre du morceau composé pour l’ouverture d’une synagogue rhénane, opus 124). Quel éclat de rire dans cette foule si on était venu lui dire qu’Alexandrie n’aurait rien à voir ni à faire avec l’hébreu !

En 1941, Lawrence Durrell obligé de quitter la Grèce à cause de l’avance de l’armée allemande-nazie s’installe à Alexandrie, refaisant le trajet d’Alexandre et des “helléniseurs”. De cette ville il reçoit en cadeau une femme qui va se confondre pour lui avec Alexandrie. Elle s’appelle Eva Cohen. Elle porte le prénom de la première femme selon la Bible, ce prénom hébreu qui fut traduit à cet endroit même pour toutes les langues. Le visage d’Alexandrie dans le roman moderne sera pour le monde entier celui de cette femme juive que Durrell identifie à la ville dans Justine (1957), le premier volume du Quatuor d’Alexandrie.

Je veux saluer les soixante-dix ans qu’auraient eus cette année un enfant de l’Egypte : Claude François. Il était né en 1939 à Ismaïlia, où son père était contrôleur du trafic sur le canal de Suez. Ils en furent expulsés par la révolution nationale nassérienne. Le père se laissa mourir de chagrin et de nostalgie peu de temps après, ne supportant pas d’être coupé de l’Egypte. Ce drame caché anime la frénésie et la tristesse d’un des chanteurs les plus vendus dans le monde (pourquoi cela aussi ne serait pas l’Unesco, en gardant de la distance critique ?), il fait qu’elles ne sont pas du tout si négligeables. Quel fut le dernier titre composé par Clo-Clo, à l’automne 1977 (il est mort le 11 mars 1978) ? Alexandrie, Alexandra.

Je veux saluer le trentième anniversaire de la tournée triomphale de Dalida en Egypte en juin 1979 avec la création de sa chanson en égyptien dialectal Helwa Ya Balady, devenue depuis une espèce d’“hymne national” égyptien. Les paroles en sont en effet entendues ou adaptées aujourd’hui en double sens comme une déploration prémonitoire de la mort d’Anouar El-Sadate, prix Nobel de la paix en 1978 avec Menahem Beguin pour leurs accords de Camp David, assassiné en octobre 1981. Dalida était née au Caire où son père était premier violon dans l’orchestre de l’Opéra. En 1979, sa rencontre très médiatisée avec le président Sadate avait été un sommet de sa tournée, aujourd’hui légendaire en Egypte. Exploit digne des traducteurs alexandrins de la Bible : elle enregistra en sept langues une chanson du folklore égyptien, Salma Ya Salama, pour un succès planétaire ahurissant, et qui n’en finit pas. Un moyen simple, non bureaucratique, de définir l’aire Méditerranée : celle où cet air, tout le monde connaît, et personne n’y résiste. Balancez-le aux adversaires les plus ferrés sur les questions en impasses et labyrinthes de la paix au Proche-Orient, de l’hébreu à Alexandrie, etc. : d’un coup ça les rassemble ; les hommes autant que les femmes. Salma Ya Salama, c’est l’Union pour la Méditerranée.

Le phare d’Alexandrie, une des “sept merveilles du monde” de l’Antiquité, ce sont aujourd’hui trois mille blocs engloutis depuis 1302 dans l’eau du port. Le tombeau-mausolée d’Alexandre, dans la même ville, reste introuvable alors que l’empereur romain Caracalla (né à Lyon, fils d’un Berbère et d’un Syrienne) l’avait visité à Alexandrie, essayant même la cuirasse. Mais il est tellement plus facile et plus certain de sauver des eaux l’hébreu d’Alexandrie, de sortir du tombeau l’hébreu d’Alexandrie !

Schlomo Sigismund Freud si peu Sigmund nous aide à comprendre le problème avec son concept de “das Unheimliche” si mal traduit par “l’inquiétante étrangeté”, contresens idiot, platitude pour films d’horreur ringards et/ou pour xénophobes. L’idée opérative et libératrice en est en réalité ceci : “le plus intime qui est le plus étranger”. Le plus intime d’Alexandrie est ce qu’elle croit aujourd’hui, par refoulement, par névrose, son plus étranger : l’hébreu. Alors que c’est son phare spirituel. Son tombeau d’Alexandre philologique.

Freud avait placé sur sa table dans son cabinet de travail une petite foule de statuettes égyptiennes authentiques de l’époque pharaonique, sagement alignées face à lui : les milliers d’heures de cures sur le divan, dans la même pièce, s’adressèrent aussi aux oreilles de ces étranges et pas inquiétants représentants de l’Egypte éternelle. Les textes fondateurs de la psychanalyse ont été rédigés sous leurs yeux, en dialogue silencieux avec eux. Aujourd’hui l’Egypte n’a pas à avoir honte de son problème d’anamnèse avec son histoire juive et avec l’hébreu. Mais elle se gagnerait la gratitude de toutes les nations, et surtout de celles de la Méditerranée et de l’Europe, en acceptant de se guérir de cette laideur, de cet ulcère. Nous la prions de nous permettre de l’assister dans ce travail qui dépend d’elle d’abord, de sa souveraineté. Dans ce barrage d’Assouan contre l’oubli, la négation, le nihilisme.

Qu’elle nous aide à l’aider : c’est-à-dire à l’aimer.