Nicolas Mathieu publie un court roman – une novella – qui s’articule en trois parties comme les trois actes d’une tragédie. Car il y a bien un fatum qui plane sur le destin de Rose, l’héroïne. Elle s’appelle Rose, donc, couleur emblématique du féminin. Elle a la cinquantaine alerte, est divorcée et mère de deux enfants qui se sont éloignés et auxquels elle ne pense pas plus qu’ils ne pensent à elle. Elle est indépendante, gagne correctement sa vie, conduit sa petite voiture et aime se retrouver au Royal, «un bar tout en longueur, aux murs sombres, avec un long comptoir», pour boire et papoter avec sa copine Marie-Jeanne après le boulot. Rose est une femme à peu près heureuse, qui a des aventures mais ne croit plus vraiment à l’amour. Quand nous la découvrons, elle trimballe dans son sac un calibre 38, qu’elle a acheté parce qu’elle avait décelé, un soir de crispation, un drôle d’éclat dans l’œil du dernier type avec lequel elle avait vécu quelques mois. Le type s’est tiré sans donner le moindre coup, mais… Rose avait eu peur, elle avait senti que quelque chose, là, pouvait basculer dans la dispute, dont elle ne sortirait pas indemne.
Le revolver est l’objet magique-maléfique de cette tragédie. Il est au cœur de la tension du roman, dans le sac de Rose, puis dans un coffre-fort dont elle détient la combinaison, jusqu’à ce que son nouveau compagnon change cette combinaison, pour son bien, dit-il. Le revolver est un objet dangereux. Pourtant, dans la première partie, le revolver est objet de délivrance. Est entré dans le bar le Royal un type tenant dans ses bras sa chienne accidentée. L’animal souffre. Le type ne sait pas quoi faire. Rose sort son calibre et abat l’animal. Rose est une femme armée et désarmée. Désarmée parce qu’elle retrouve, plus tard, l’homme à la chienne, et qu’elle en tombe amoureuse. Un dernier amour, se dit-elle.
Nicolas Mathieu suit au plus près la trajectoire d’une femme prise dans un engrenage dans lequel elle avait juré de ne jamais mettre le doigt. Les étapes sont connues : quitter son appartement pour habiter chez l’homme, qui vit dans un maison isolée ; quitter son emploi pour travailler avec cet homme, mais ne pas avoir grand-chose à faire, et être payée en liquide ; ne plus voir ses copines et changer ses habitudes, fréquenter des lieux un peu plus huppés ; savoir qu’il faut partir à la première gifle, mais rester quand même, ou revenir. L’amour ? Le dernier amour ? Un peu plus qu’une aventure, assurément. Pourtant, on partage peu : il ne dit rien ou très peu de son travail ; il n’est pas un bon amant, il ne la satisfait pas, mais Rose, toujours, murmure que ce n’est pas grave, que la prochaine fois ce sera mieux. L’histoire va jusqu’au bout de sa logique. Réapparaît le revolver, dans d’autres mains que celles de sa propriétaire.
Dans un texte court, tout doit être dessiné au cordeau. Nicolas Mathieu entraîne son héroïne d’un Royal à l’autre : d’un rade un peu poussiéreux de Nancy à l’hôtel Royal d’Evian. On pourrait croire la trajectoire satisfaisante. L’alcool tient une place importante dans la relation qu’entretiennent Rose et son compagnon, ce qui rend le dernier acte, à Evian – ville de l’eau par antonomase – à la fois paradoxal et inévitable. L’alcool est tout d’abord une façon d’être bien ensemble, pour ensuite devenir un palliatif au sexe. Le nouveau compagnon s’appelle Luc, qui est l’anagramme de «cul». Et pour le cul, Luc n’est pas doué. Pas impuissant, mais incapable de conclure. Cette virilité défaillante est remplacée par une pseudo grande vie : grands restaurants, voiture de m’as-tu-vu. Rose est assez fascinée par le luxe, elle entre dans une spirale qu’elle croit ascendante, mais qui la dépouille de toute autonomie. Luc n’est même pas un pervers narcissique, ni un sale type. C’est en cela que Rose Royal est un texte réaliste, qui ne met pas en scène des personnages exceptionnels. L’histoire de Rose et de Luc est d’une banalité terrifiante.
Rose Royal est un texte qui se lit en apnée, comme un polar essentiel, de ces polars qui disent et mettent en scène le contemporain, l’inacceptable et effroyable vérité. Rose Royal est l’histoire d’une femme qui tue une chienne par pitié et qui sera abattue comme une chienne. Le féminicide, mot encore inconnu du correcteur Word qui le souligne en rouge (sang) sur mon écran à l’heure où je rédige cet article, est enfin pris en compte dans la société française. Ce qui hier encore était souvent qualifié de «crime passionnel» – expression douçâtre dans laquelle étaient suggérées les circonstances atténuantes – fait enfin la une des journaux. Avec cette fiction réaliste, voire naturaliste, Nicolas Mathieu s’inscrit dans une actualité ardente, une actualité sociale et politique.
Nicolas Mathieu, Rose Royal, éd. in8, coll. polaroïd, septembre 2019, 77 pages.