A.P. : Dès l’ouverture du film, il y a un gros plan sur la fenêtre, les rideaux, avec le motif des oiseaux, qui revient tout au long du livre. On entend les bombardements à l’extérieur, puis, à l’intérieur, les prières de la jeune femme et la respiration du mari inconscient. Le huis-clos s’engage. Cette fenêtre est très importante dans la mise en scène du film : c’est par là que la jeune femme observe la guerre au-dehors, c’est par là également que vont pénétrer les soldats, et le jeune homme avec qui elle aura une relation. Représente-t-elle la protection ou au contraire le danger ?

A. R. : Il y a une première explication pragmatique : pendant la guerre, on reste enfermé dans un espace, dans une chambre, dans un lieu unique. Le seul rapport avec l’extérieur, c’est cette fenêtre. Ensuite, il y a une explication esthétique, artistique. André Bazin disait « Le cinéma est une fenêtre ouverte sur le monde, qui se substitue à notre regard. » Cette phrase m’avait beaucoup frappé quand j’étais étudiant, alors que je me demandais ce qu’est le cinéma. Cette définition me paraissait tellement correcte : déjà par la forme, le cadre de la fenêtre ; ensuite, par celui qui regarde le monde, le sujet regardant. Tout cela me paraissait très juste. Le cinéma, selon cette définition, ne correspond pas à ce qu’on en dit habituellement, à savoir que c’est une captation de la réalité. Non, c’est une fenêtre qui se substitue à notre regard. Je m’attache à ce genre de définition car, justement, il met le sujet, en tant qu’être, individu, au cœur du spectacle, au cœur du monde. Et c’est crucial pour moi. Dans ma culture, le sujet n’existe pas, le regardant n’existe pas… Le regard n’existe pas. On cherche toujours des symboles. On rend divin le monde, on intellectualise les choses, parce qu’il n’y a pas de sujet dans notre culture. La conscience de celui qui regarde n’existe pas.

Ce point est souligné par un signe tangible dans le film : à l’extérieur, la jeune femme porte la burqa, elle n’est qu’une silhouette, on ne peut la distinguer d’une autre femme, tandis qu’à l’intérieur, elle ne porte pas le voile et sa parole est libérée.

À vrai dire, j’étais un peu las d’entendre toujours « la femme afghane est opprimée, effacée… » On a l’impression qu’elle n’existe pas en tant qu’être, qu’elle n’a pas de personnalité, pas de désirs. Mais attention, cette femme, bien sûr blâmée, interdite par la société… est, au fond, comme toutes les femmes du monde. Elle a un corps, ce corps a des désirs, ce corps a des rêves, ce corps a des fantasmes. Je voulais également montrer la force des femmes pendant la guerre. Si les moudjahidines pendant la guerre afghano-soviétique ont su se battre contre l’Armée rouge, c’est grâce aux femmes. On l’oublie trop, on le renie même. Alors que sans elles, ils ne seraient rien.
J’essaie, d’une certaine manière, de montrer l’importance des femmes, leur personnalité, leurs positions.

D’ailleurs, elle dit à son mari : « C’est toi qui es blessé, mais c’est moi qui souffre. » On voit là les conséquences de la guerre sur les femmes, victimes collatérales.

Exactement. Dans toutes les guerres, les femmes sont les premières victimes, avec les enfants et les vieillards, ceux qui ne peuvent pas se battre, ceux qui portent l’amour.

Pour revenir à la frontière entre intérieur et extérieur, il y a un changement notable par rapport au livre : on la voit aller dehors, alors que dans le livre tout passe par sa parole, comme si rien n’existait en dehors de cet espace clos et de son discours.

Dans le livre, il y a un parti pris : le narrateur reste auprès du mari, sans conscience. Il est aussi paralytique que l’homme. Il entend, il regarde. Il ne pense pas. Le narrateur n’est pas omniscient. Il n’entend que ce que dit la femme, le monde n’existe que par le récit de la femme. Dans le film, je voulais apporter autre chose. Je ne voulais pas refaire la même chose. Je voulais, cette fois-ci, être du côté de la femme : bouger avec elle, regarder avec elle, penser avec elle. Cette fois, la caméra, contrairement au narrateur du livre, pense. Comme disait Deleuze : « Le cinéma pense ».

Golshifteh Farahani, actrice iranienne, interprète la jeune femme.
Golshifteh Farahani, actrice iranienne, interprète la jeune femme.

La blessure du mari n’est pas due à la guerre, mais à une bagarre.

Oui, une bagarre parce qu’on avait insulté sa mère.

Pourquoi tourner sa blessure en dérision, et par là en rendre plus absurdes encore toutes les conséquences sur sa femme ?

Au fond, sa blessure peut paraître anecdotique. Mais quand on y regarde de plus près, ça soulève une question essentielle : dans la tradition afghane, et plus largement dans la culture du Moyen-Orient, toutes les insultes visent la famille, la mère, la soeur, la tribu… jamais l’individu. Pourquoi ? J’étais très intrigué par cela. Je reviens à ce que j’évoquais : parce que l’individu n’a pas de valeur. Ici, on montre que cet homme qui s’est battu, qui a fait la guerre, à un moment donné, quelqu’un insulte sa mère, et soudain, il oublie tous ses engagements, il se bagarre contre quelqu’un de son propre camp! C’est une façon de montrer le paradoxe qui existe dans cette culture. D’un côté, la femme est blâmée, elle n’a pas le droit d’exister. Et d’un autre côté, elle est sacrée ; tellement sacrée que, pour elle, on se bat contre ses camarades, contre ses compagnons de guerre. D’un coup, la mère a une place plus importante que tout le reste de l’Histoire.
L’autre raison, c’est un désir de montrer l’absurdité de la guerre civile. La guerre civile n’est pas idéologique. C’est la guerre la plus atroce qui puisse exister dans le monde. La guerre d’une nation contre l’autre, contre des envahisseurs, d’un peuple pour sa liberté, contre un pouvoir oppresseur… Ça a un sens. Mais le peuple qui se bat contre lui-même, c’est la guerre la plus atroce et la plus absurde. C’est une lutte fratricide, de la même manière que, pour des questions d’insultes, deux compagnons du djihad deviennent des frères ennemis.
En somme, cela ouvre toute une réflexion sur, premièrement, la conception de l’individu et de la famille, deuxièmement le paradoxe de la sacralisation de la femme, et enfin sur l’absurdité de la guerre civile.

Quand la voisine voit sa famille massacrée, elle se met à chanter une comptine à propos d’un roi. On voit que, tout au long du film, et du livre, le conte, la légende, occupent une place centrale. Pourquoi avoir chargé cette histoire très contemporaine du passé ancestral et toutes ses traditions ?

Je suis d’une société dans laquelle le conte et la poésie ont une place importante, historiquement parlant. Ce sont les contes qui nous aident, un peu, à supporter la réalité. A interpréter la réalité aussi. Ici, en Occident, face à la réalité, on a une certaine conscience philosophique, analytique, psychanalytique. Là-bas, ça n’existe pas. Quand vous demandez à un sage perse d’analyser une réalité, un événement, ou un concept, il ne se livre pas à un discours philosophique. Il vous raconte un conte… Contrairement, encore, à ce qui se passe en Occident, où, à la fin de chaque conte, on obtient la conclusion et la morale, là-bas, on vous répond simplement : « Je vais vous raconter une autre histoire ». Chaque histoire devient la conclusion et la morale de l’histoire précédemment racontée. Cela vient, je crois, de la culture indienne. Dans la culture indienne, le sens n’est pas au bout d’une histoire. Le sens traverse l’histoire ; ce que, ici, plus tard, dans les années 1960, Barthes a étudié. Le sens est parsemé. Le sens étoile le texte.

On peut dire que, dans cette oeuvre, la parole est magique, puissante, et dévastatrice aussi.

Le lien avec la parole, dans mon œuvre, est énorme. Comme vous savez, l’Afghanistan a vécu successivement des dictatures politiques, religieuses, de toutes sortes. Durant toute son Histoire, les gens avaient du mal à s’exprimer parce qu’ils n’en avaient pas le droit, ils en étaient toujours empêchés. Un grand philosophe du XIIIe siècle, un penseur mystique perse, a dit : « Il faut tout dire et tout écouter. Mais nos lèvres sont scellées, nos oreilles sont scellées et nos cœurs sont scellés. » Dans la société, on subit une censure. Mais à l’intérieur de nous-mêmes également, on s’impose une autocensure : « nos cœurs sont scellés ». Dans ces moments-là, la parole devient un phénomène existentiel. En Occident, la question existentielle est To be or not to be. Là-bas, Dire ou ne pas dire, telle est la question ! Tout dire peut nous coûter cher, peut nous coûter la vie. C’est pourquoi dans tout ce que j’ai écrit, la parole prend une place centrale.

Pour continuer sur la parole, le langage, vous avez écrit Syngué Sabour en français, pourtant le film est en persan…

Oui, c’est une manière de traduire mon livre en persan ! (rires) Le français m’a permis de me libérer, de transgresser les tabous. Or, dans le cinéma, il n’y a pas d’échappatoire, on est rattrapé par l’Histoire. Le cinéma vous oblige à mettre vos personnages dans un lieu, un temps, des vêtements donnés. Il impose aussi la langue. Le cinéma est un système dictatorial, au fond.

Vous avez quitté l’Afghanistan en 1984, il y a presque trente ans. Quelle est votre relation avec ce pays aujourd’hui ?

Je suis rentré là-bas en janvier 2002, après dix-huit ans d’exil. Quand je suis arrivé dans ce pays, j’ai retrouvé mes racines, ma terre, tout me semblait tellement étrange. J’ai constaté que, bien sûr, j’avais vécu autre chose durant ces dix-huit ans d’exil, mais le pays également avait vécu autre chose. Donc l’écart n’était pas seulement de dix-huit ans, mais de trente-six. Je n’avais plus de repères. Lorsqu’on part, se creuse une sorte d’abîme. Il faut l’assumer, c’est tout. Il faut le transformer en quelque chose de positif. Je ne veux pas vivre dans la nostalgie totale. Au contraire, j’aimerais avoir un regard, non pas occidental, mais mélangé. Camus disait : « Mon rêve est de réconcilier le sage oriental avec le héros occidental ». C’est une très belle phrase.
Quand je suis rentré en Afghanistan, j’étais horrifié par tout ce que j’y ai vu, ça m’a rendu profondément triste. C’est pourquoi j’ai essayé de mener des projets là-bas. On a essayé, avec Bernard-Henri Lévy, de construire une maison des écrivains. J’ai formé de jeunes scénaristes pour un soap opera à l’afghane. Aujourd’hui, j’ai pu trouver un fonds pour aider une maison d’édition afghane, en partenariat avec France Culture.
Je ne fais pas ça par nostalgie. Je le fais parce que c’est un pays que je connais, c’est un pays qui a trop donné pour l’Histoire, et qui est devenu victime des jeux et des enjeux géopolitiques. C’est une manière d’attirer l’attention sur ce pays qui est au coeur de l’Asie. C’est là que la civilisation abrahamique s’arrête. La civilisation judéo-chrétienne-musulmane s’arrête en Afghanistan. Au-delà, vous avez une autre civilisation. Si tous les conquérants occidentaux, depuis Alexandre le Grand, s’arrêtent en Afghanistan, c’est parce qu’au-delà, il y a une autre manière de voir le monde. Ce pays englobe les avantages et les inconvénients des deux civilisations. C’est pourquoi, lorsqu’il y a une crise mondiale, elle se cristallise en Afghanistan. C’est un pays très mystérieux. Je reviens à cette phrase d’André Malraux… On raconte que, dans les années 50, il se trouvait à la frontière afghano-pakistanaise ; du haut d’une colline, il regardait les montages, sous ce ciel très particulier. Et, avec sa voix magnifique, il se posait la question : « Je ne sais pas si je suis au commencement du monde, ou à sa fin »…

Syngué Sabour :le livre, est sorti en 2008, le film sort en 2013. Selon vous, qu’est-ce qui a changé dans ce pays entre les deux périodes ?

Pas grand chose malheureusement… La situation a stagné, parce que cette situation atroce arrange tout le monde, sauf la population. Elle arrange aussi bien les seigneurs de guerre que les trafiquants de drogue, Hamid Karzaï, les chefs religieux, les voisins comme le Pakistan, l’Iran, la Chine, et même les instances mondiales ! On n’a pas cherché de solution pour ce pays, jamais. Sinon, on n’en serait pas là. Avec tout l’argent qui a été dépensé là-bas, on devrait avoir aujourd’hui un pays calme, construit, instruit. Mais on n’a rien foutu. C’est un gâchis ! Je dirais qu’il n’y a jamais eu de volonté faste pour ce pays. Tout est néfaste.

Comment pensez-vous que ce film sera reçu dans les pays arabes post-révolutions ? Le regard sur la femme a-t-il changé dans ces sociétés ?

Le Printemps arabe, c’est beau, c’est magnifique… comme concept ! Mais les conséquences… Je ne vois pas le résultat. Je crois que ces pays-là n’ont pas besoin d’une révolution politique. Mao a donné une connotation négative à ce terme, mais il faudrait une révolution culturelle, un autre regard sur nous-mêmes, sur la religion, sur nos systèmes de pensée. Il faut d’abord se débarrasser de tous nos dogmes, avoir conscience de l’individualité, de l’être humain. Le chemin est long…

Et vous ne pensez pas que ces événements sont une première affirmation de l’individu ?

Ça a commencé comme ça, avec le jeune homme qui s’est immolé en Tunisie, juste pour ses marchandises, juste pour lui-même. Ce n’était pas un acte issu d’une pensée religieuse ni politique. C’était le point de départ pour que ce peuple prenne conscience de la vie d’un être. Or, tout de suite, les choses ont dérapé. Il n’y a pas eu de pensée intellectuelle à l’origine de la Révolution, parce que durant des décennies, le pouvoir politique a opprimé toute pensée progressiste, et a ainsi laissé la porte ouverte aux islamistes et aux salafistes. On n’a pas su créer d’alternative politique, intellectuelle dans ces pays.
On a beau crier la démocratie dans ces pays-là, la démocratie ne vient pas sans conscience, sans une conscience de l’être individuel. La démocratie naît sur les droits de l’homme, c’est-à-dire la conception d’un individu comme être. Non pas une famille, non pas une tribu, non pas une religion. Il faut prendre conscience du sujet.

Vos deux films sont des adaptations de deux de vos livres. Est-ce que vous envisagez, un jour, d’écrire directement pour le cinéma ?

Je suis en train de le faire ! (rires)

Informations complémentaires

Syngue-Sabour-Pierre-de-patience Syngué Sabour, pierre de patience

Réal. : Atiq Rahimi

Avec : Golshifteh Farahani, Hamidreza Javdan, Hassina Burgan, Massi Mrowat

Nationalité : français, allemand, afghan

Date de sortie en salles : 20 février 2013 (le film est toujours en salles dans 110 cinémas)

Date de sortie du dvd : 25 juin 2013

Le film a remporté le Christera du meilleur film au Festival international des jeunes réalisateurs de Saint-Jean-de-Luz 2012. Il a également été nommé au Festival du Film de Sarlat 2012, au Festival du Film d’Arras 2012 et au Festival Cinématographique d’Automne de Gardanne 2012.