Quand moi et les miens sommes rentrés de Melbourne à Kaboul il y a vingt ans, le paysage médiatique était dans un état squelettique. Les Talibans avaient interdit la télévision, la radio, les journaux. Les journalistes du monde entier se pressaient en Afghanistan pour couvrir la guerre américaine, mais les Afghans de la rue n’avaient aucun moyen de connaître ce qui se passait dans la province d’à côté, inconnue du monde connu.

Nous commençâmes par établir une station de radio FM de faible puissance à Kaboul. En trois ans, avec un investissement de $500.000 dont $220.000 étaient un don de l’United States Agency for International Development, nous avons créé des douzaines de médias, dont Tolo TV one of Afghanistan, la chaîne la plus populaire du pays.

L’Afghanistan jouit aujourd’hui des médias les plus indépendants de tous ses voisins. Le pays compte des centaines de radios et de télévisions, de maisons d’édition et de publications en ligne. Nos bulletins d’information et ceux de nos concurrents relatent sans crainte la guerre en cours, la brutalité des Talibans, la corruption de nos politiciens, donnent une voix à la jeunesse et aux femmes afghanes, qui leur avait été depuis longtemps dénié.

Nos chaînes de loisir promeuvent la culture, les matchs de football, les comédies improvisées, la musique populaire, tout cela dans un pays où les Talibans battaient les femmes, interdisaient la musique, procédaient à des exécutions publiques dans les stades de foot. Ces avancées ont profité à tous, et les Afghans ont payé un prix élevé pour elles et leur défense.

L’an passé, les Talibans et d’autres groupes armés ont lancé une campagne que Human Rights Watch a qualifié de menace, d’intimidation et de violence. Trois travailleuses des médias ont été tuées en mars dernier à Jalalabad. Nos journalistes ne cessent de rapporter la vague de violence qui embrase le pays, les violations des droits humains et le besoin désespéré d’aide humanitaire pour le peuple afghan pris en tenaille dans le conflit.

Nous sommes forcés de repenser comment opérer dans un pareil environnement, mais nous ne renoncerons jamais. L’exil est préférable que de plonger dans le trou noir des médias, de retour en Afghanistan.

L’Afghanistan ne redeviendra le pays qu’il était sous les Talibans. Sa population est la plus jeune au monde, en dehors de l’Afrique sub-saharienne. Les Afghans vivent aujourd’hui majoritairement dans des villes. La majorité de notre jeunesse est alphabétisée, a reçu une éducation et a accès à Internet. Plus d’Afghans que jamais reconnaissent les droits des femmes et des minorités. La révolution des médias a changé pour toujours le regard des Afghans sur eux-mêmes et les autres ainsi que leur rapport au monde.

Nos équipes d’investigation ont porté au grand jour les affaires de corruption, y compris le scandale de la Banque de Kaboul, de même que le bourrage des urnes lors des présidentielles de 2014. Nos interviewers ont affronté des officiels sur des enregistrements de leurs propos, y compris le Président, devant un auditoire public. Durant les périodes électorales, nous avons multiplié les débats où les candidats étaient passés à la moulinette. Nous avons posé des questions aux ministres des affaires étrangères du Pakistan et d’Iran que leurs propres médias ne pouvaient pas faire.

Nos programmes de divertissement ont revivifié les traditions culturelles afghanes et repoussé les frontières d’un pays d’où les femmes étaient bannies et ne pouvaient apparaître en public sans être chapeautées par un homme. Roya Sadat, le fameux cinéaste afghan qui réalisa Une lettre au Président que l’Afghanistan soumit aux Oscars en 2018 dans la catégorie des meilleurs films étrangers, a produit plusieurs séries dramatiques qui narrent l’histoire du pays aux nouvelles générations.

Six ans avant que The Voice n’envahisse les écrans de télévision américains, Afghan Star découvrait et promouvait des chanteuses et des rappeurs. Ce show en est à sa quinzième année et plusieurs gagnants y ont entamé leur carrière de vedette nationale. Parfois, nous sommes allés trop loin en caricaturant certains, en faisant rire des icônes politiques ou religieuses. Mais quelque chose a pris et bien pris.

Jamais depuis l’invasion soviétique, il y a quarante ans, autant d’Afghans n’avaient été contraints de quitter leur pays et passer leurs plus jeunes années à l’étranger. Les médias ont aidé beaucoup d’entre eux à redécouvrir leur pays, son histoire, ses traditions, l’humour afghan. Nos films documentaires emmènent le public dans des lieux oubliés ou sur des sites à couper le souffle de par leur beauté.

Afin de combler le fossé entre urbains et gens des campagnes traditionnelles, nous avons donné voix aux aînés tribaux qui content de façon fascinante l’histoire orale de leurs provinces. Des millions d’Afghans de la diaspora sont restés connectés à leur pays à travers nos plateformes de répartition.

Se moquer des puissants est un métier à risques dans bien des pays. Mais en Afghanistan, ridiculiser l’élite politique est devenu un passe-temps prisé. Comme beaucoup d’entre nous, je suis épouvanté par la rapacité et l’inaptitude criante des politiques, allés de paire avec la réémergence des Talibans. Les Afghans ne craignent pas de pointer du doigt, en particulier par la satire politique, ceux qui ont ruiné nos espoirs, à travers des comédies passionnément regardées, sur le style des Saturday Night Live shows.

Nous sommes rongés d’inquiétude à la pensée de ce que les prochains mois nous réservent. La violence ne montre aucun signe de recul et la paix reste une perspective plus que lointaine. L’Afghanistan pourrait connaître des changements dramatiques qui déchireraient le tissus social du pays et peut-être nous plongeraient de nouveau dans la guerre civile. Le monde ne peut se permettre de tourner le dos à un peuple de trente-huit millions d’habitants.

Les médias sont comme une lumière qui éclaire les cruautés auxquelles font face les hommes, ici les Afghans, une source vivante qui les connecte les uns aux autres et au monde extérieur, maintient leurs espoirs en vie. Les Afghans et la communauté internationale doivent tout faire afin que les médias, comme le reste, ne retournent par dans les ténèbres annoncées.


(Traduit de l’anglais par Gilles Hertzog).


Un article paru originellement en anglais sur Air Mail.