Des adolescents grandissent, deviennent de jeunes hommes et de jeunes femmes, dans une vallée désindustrialisée de l’est de la France. Dans Leurs enfants après eux, nous suivons le parcours d’Anthony, Hacine, Steph et Clem, entre autres, de 1992 à 1998, durant quatre étés singuliers. Si l’adolescence est l’âge de la métamorphose, des expériences et des transgressions, l’entrée dans l’âge adulte de ces quatre ados semble marquée par le sceau d’une fatalité sociale. Dans cette vallée oubliée d’où il semble si difficile de s’extraire, les jolies maisons avec piscine ne sont pas éloignées des lotissements pour classe moins que moyenne, ni des cités HLM. La vallée est un bout de territoire à peu près représentatif du pays entier : on y rêve, on y deale, on y boit et on s’y tabasse, on y danse. On s’aime.

L’épigraphe que choisit Nicolas Mathieu, tirée de L’Ecclésiaste, donne le ton de la trajectoire des personnages :

«Il en est dont il n’y a plus de souvenir,
Ils ont péri comme s’ils n’avaient jamais existé ;
Ils sont devenus comme s’ils n’étaient jamais nés,
Et, de même, leurs enfants après eux.»

Car si les adolescents sont sur le devant de la scène romanesque, l’histoire de leurs parents, jouée en mode mineur, éclaire quelques décisions et bifurcations. Hacine vit avec son père dans une cité HLM. La mère est déjà repartie au bled, le père est impuissant à contrôler la colère du fils, le fils ne rêve que de monter un business de drogue. Anthony voit jour après jour son père s’enfoncer dans l’alcoolisme, et sa mère, ancienne beauté du coin courtisée par tous, vieillir à petits feux, à peu près résignée. Steph, à la mère parée de joncs d’or et au père lorgnant sur la mairie, passe des heures au téléphone avec sa copine Clem à parler de petits copains, de baise et de mufflées. Un peu de politique, beaucoup de social et d’économique : nous sommes dans un monde en perdition, où les ados tentent de survivre, sans repères précis. Les garçons ne foutent rien au lycée, les filles, après quelques hésitations, décident de tout miser sur leurs études.

Durant les quatre étés des quatre parties du roman, les scènes principales ont lieu autour d’un lac : on vient y débusquer les baigneuses aux seins nus, ensuite on y décroche un petit boulot au club nautique, deux ans plus tard on vient y fêter le 14 juillet… Le lac, et le bistrot, sont les points de rencontre de la vallée entière, toutes classes et tous âges confondus. Un certain Rudi, l’idiot du village, semble un ange tombé là par hasard, tandis que des diablotins furieux font vrombir des motos volées. Dans une scène mêlant le trivial et l’irréel, on voit un homme nu, ivre mais très conscient de son acte, entrer dans l’eau du lac pour s’y perdre tandis que sur la berge une petite frappe, paumée comme toutes les frappes, dérobe un couteau de chasse dans les habits abandonnés. A quelques pas de là, on danse, on boit, on baise dans les voitures.

On pourrait dire que le désenchantement sourd de chaque page de ce roman magnifique, qui joue à la fois sur la retenue et l’explosion. Mais pour être désenchanté, il faut avoir eu des illusions, avoir cru à quelque chose. Les habitants de cette vallée désindustrialisée ne croient à rien, sont désorientés. Tel adhérent de la CGT colle des affiches pour le FN. Les femmes suivent les feuilletons télévisés mais ne s’identifient pas, ne rêvent pas. Les garçons devenus grands se retrouvent en usine, ou sur un chantier de démolition. Là, on se met au diapason de son équipe : ne pas travailler trop vite, sous peine de voir les cadences augmenter ; ne pas passer pour un fainéant, sous peine de se faire renvoyer. Les ados du début se casent, peu à peu : ils rencontrent une fille, s’assagissent, contractent un crédit pour un pavillon, et la ronde recommence. Anthony, Hacine, Steph et Clem dessinent des trajectoires assez accablantes. Enfin, non, pas tout à fait. Le sursaut vient des filles, comme souvent. La figure de Steph est, à bien y regarder, la seule figure battante – avec celle de Clem, en sourdine – de ce roman. Qui se clôt sur la victoire de l’équipe de France de football lors de la coupe du monde, en 1998. En 2018, la France a gagné sa deuxième étoile. Les ados de Nicolas Mathieu ont à présent 40 ans. L’âge de leurs parents, ou peu s’en faut, à l’ère de la première étoile. Que sont-ils devenus ?

Un tel tableau de l’adolescence en terres de déshérence n’est rien sans une écriture. Nicolas Mathieu a une écriture, indéniablement. Les dialogues sonnent juste, mais cette justesse n’est pas seulement un décalque de «la vraie vie». Lorsque parlent les adolescents entre eux, c’est un phrasé que l’on entend, avant le propos. Une musique. Une mélodie saccadée. Et lorsque la narration s’attache aux parents, le ton devient acide, prend une pente qui dépasse le simple constat sociologique :

«Vanessa avait grandi dans une famille aimante et stable, ses parents n’ayant même pas succombé à ces modes si répandues du divorce et de la recomposition. Ils vivaient depuis vingt ans dans le même pavillon qui comptait trois chambres, avec leurs deux enfants, un garçon et une fille. Lui bossait au cadastre, elle était secrétaire de mairie. Chaque année, ils partaient quinze jours à Saint-Nary. Ils ne cherchaient pas à changer de vie, se satisfaisaient de salaires décents et d’augmentations raisonnables. Ils occupaient leur place, favorables à l’état des choses, modérément scandalisés par les forces qui en abusaient, inquiets des périls télévisés, contents des bons moments que leur offrait la vie. Un jour, un cancer mettrait à l’épreuve cette immobile harmonie. En attendant, on était bien. On faisait du feu l’hiver, et des balades au printemps.»

Leurs enfants après eux est un roman qui vibre : la sexualité des adolescents y est décrite comme une force vitale et mortifère à la fois, à part égale avec la consommation de drogue et d’alcool. Le monde du travail – la rentrée dans le rang – apparaît comme un abrutissement lénifiant, faussement libérateur. La structure même du roman, divisé en quatre parties d’inégale ampleur, concourt à mettre en place un effet d’entonnoir :

– Première partie (1992 – Smells like teen spirit) : 13 chapitres
– Deuxième partie (1994 – You could be mine) : 11 chapitres
– Troisième partie (1996 – La Fièvre) : 8 chapitres
– Quatrième partie (1998 – I will survive) : 5 chapitres

Comme si, peu à peu, le temps et l’espace rétrécissaient. Comme si le temps si large et si lent de l’adolescence plongeait inexorablement dans le vortex de la vie réelle, implacable. Ces ados-là – quiconque vit ou enseigne en territoire excentré, ou en banlieue, y reconnaîtra les siens – paumés ou conscients, sont aspirés par le grand entonnoir sociétal.

Voilà un livre coup-de-poing. Qui parle de petites gens dans un petit coin de la France des années 90, mais grand roman, assurément.


Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Actes Sud, août 2018, 432 pages.

Un commentaire

  1. L’union, aussi improbable qu’improductive, de partis politiques censés croiser le fer sur l’échiquier républicain lors d’une manifestation d’envegure nationale, cela ne vous rappelle rien? Si, sauf que dans le cas présent, il semble que Satan ait revêtu la robe de la Justice avant qu’on ait eu le temps de cracher la sentence de bannissement. Comment qualifieriez-vous un front dans son genre, uni contre la République? Iriez-vous jusqu’à dire du Parti socialiste ou des Républicains qu’ils préféreraient foutre le feu à la maison qu’ils ont meublée plutôt qu’y voir leur ingrate progéniture, objet d’un double reniement, y prendre ses aises. Nous touchons là aux limites du et-et. À tenter d’enfiler tout seul le justaucorps de la liberté, on prend le risque de passer pour le plus sournois des tyrans auprès des prisonniers d’eux-mêmes que l’on chorégraphie. Pas même encore septuagénaire, la construction européenne est un objet civilisationnel en bas-âge. Une entité rageant de ne pouvoir reproduire les opérations purement extraordinaires, ou simplement élémentaires, qu’un adulte moyennement habile exécutera sans peine au-dessus de sa tête, sans ménager sa susceptibilité. Lors des célébrations de la Grand-Masse, l’architruc veillera à ce que personne ne se déleste du pacte de confiance tacite que chacun se sait avoir cosigné avec chaque autre avant qu’il ne franchisse la porte d’une chambre d’enfant, ou de n’importe quelle pièce où il évoluera au vu et au su d’un individu à la personnalité ultraégocentrée, prêt à en découdre avec l’auteur de ses jours juste pour voir de quoi ça a l’air un papa-pas-content comme, inlassablement, on appuierait sur un bouton rouge avant de retourner frapper le vert du poing. Un bébé commence par appréhender la palette d’humeurs que provoquent ses ardeurs chez les autres. Il lui faudra patienter encore quelque temps avant qu’il ne soit capable d’en apprécier les causes. Puis viendra l’instant où il en discernera la nature. À quel moment se décidera-t-il enfin à respecter le rapport des forces contradictoires se plaisant à refaçonner sa personnalité insolemment unique? Son penchant primal pour la destruction se convertira-t-il en jaillissement créateur? Entendra-t-il une autre voix que la sienne lui dévoilant la raison d’un acte à proscrire dans le germe d’une prescription à venir? Cela, par définition, ne dépend pas de lui, mais quelque part de l’Autre, donc, entre autres, de moi. Les élites ont-elles été condescendantes envers une France à qui elles continuaient de s’adresser avec la pète-sécheresse d’un instituteur des années cinquante? Parlez à un homme comme à un chien, il finira par vous mordre. Faites de lui votre drôle si ça vous chante, mais alors, préparez-vous au chaos. Trop tard, me direz-vous. Eh bien, je ne sais pas vous, mais moi, face à un gosse de deux ans qui se roule par terre en tapant des pieds et des mains pour obtenir ce qu’il n’arrive à réclamer que dans sa langue intraterrestre, je pratique le détournement d’attention. Je pointe du doigt un lampadaire, un écureuil, un autobus, un Boeing. Et quand rien n’a marché, là seulement, j’envisage la solution magique qui est aussi la solution facile par excellence. Je sais, je n’en suis pas fier, mais c’est parfois la seule issue possible arrivé à ce stade de frustration : un cadeau. Or l’un des principaux sinon le principal objet de désir peuplant les rêves éveillés d’une mère ou d’un père injustement infantilisé par un exécutif jovien et sa cordillère de délégations enneigées, demeure indubitablement le temps. Dégager une pincée de répit aux parents du futur chronophage. Les soulager dès que possible. Les relayer au tant que faire se peut. Les aiguiller vers les musées intergénérationnels. Vers leurs installations pédagogiques, leurs jeux de l’Oie transcendantaux, leurs marchepieds socialement mixtes pour une cohésion douce et d’autant plus inébranlable. Le temps est venu de réimplanter l’amour des arts dans le pré. Tirer un peuple vers le haut ou lui maintenir la tête sous l’eau, il faut choisir. Entre l’élitarisme égalitaire de Jean Zay et le fast thinking populiste de Robotwitt, prendre position ce sera, dorénavant, prendre les dispositions qui s’imposent en matière d’élévation collective. Lorsque la base est menacée d’effondrement, le sommet est rarement épargné.