Conakry trois syllabes comme un cri répercutant les songes d’autrefois ; Conakry célèbre aux heures de ferveur, capitale du Tiers qui voulait changer le monde.
L’air était chargé de rêves d’histoire : Kante Facelli, le troubadour des chemins nouveaux, célébrait l’Afrique et, les ballets virevoltant de Keita Fodeba cherchaient la beauté du ciel. Touré, Sekou Touré, était l’étoile montante qui savait dire les choses telles qu’il faut les dire. Les choses : les besoins, les intérêts, les aspirations, les rêves, la révolte des Guinéens.
Le général De Gaulle, la communauté franco-africaine et le référendum
Alors, lorsque, le vingt-cinquième jour du mois d’août de l’année 1958, le Général De Gaulle débarqua à Conakry, avec dans ses valises son projet de communauté franco-africaine, la révolte qui grondait sourdement dans le pays, se fit spontanément verbe dans la bouche de Touré, la langue étincelante d’assurance, chaque mot silex disant le refus de subordination à l’ordinaire impérial : «Nous avons, quant à nous, un premier et indispensable besoin, celui de notre dignité. Or, il n’y a pas de dignité sans liberté, car tout assujettissement, toute contrainte imposée et subie dégrade celui sur qui elle pèse, lui retire une part de sa qualité d’Homme et en fait arbitrairement un être inférieur. Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage.»
Le Sily, l’éléphant, surnom attribué à Sékou Touré, avait parlé. L’enthousiasme fut populaire, les ovations frénétiques.
Le général De Gaulle vexé, piqué au vif, De Gaulle, de sa haute stature, inaccessible à la question soulevée, celle des bénéfices matériels et symboliques non partagés du statut quo colonial, celle de la liberté et de la servitude, De Gaulle refusant désormais de prononcer jusqu’au nom de Sékou Touré, rétorqua que si les Guinéens voulaient l’indépendance, eh bien, ils pouvaient la prendre : «Cette Communauté, la France la propose ; personne n’est tenu d’y adhérer. On a parlé d’indépendance, je dis ici plus haut encore qu’ailleurs que l’indépendance est à la disposition de la Guinée.»
Quelques jours auparavant, le général avait été plus explicite, le ton un brin menaçant, lors de son adresse à Dakar : «Bien entendu, et je le comprends, on peut avoir envie de la sécession. Elle impose des devoirs. Elle comporte des dangers. L’Indépendance a ses charges. Le référendum vérifiera si l’idée de sécession l’emporte. Mais on ne peut concevoir un territoire indépendant et une France qui continuerait de l’aider. Eh bien ce territoire aura fait sécession, il sera alors considéré comme étranger, et la France saura tirer toutes les conséquences de ce choix.»
Conakry ; Conakry trois syllabes comme un cri répercutant les songes d’autrefois ; Conakry la passion vitale, capitale du Tiers qui voulait changer le monde.
La liberté montait. Gonflait. Il se passait quelque chose. Quelque chose, non de murmure mais de clameur. Quelque chose qui, des profondeurs de la mémoire, force vers le haut, porte vers l’avant. Quelque chose qui relève du désir écrasé revivifié. Tout semblait possible. La liberté montait.
L’histoire était en branle, en mouvement d’un temps vers l’autre : le 28 septembre 1958, les Guinéens se rendront aux urnes dans le calme et voteront massivement contre l’idée de communauté franco-africaine chère au Général, proclamant ainsi, solennellement, leur droit à la subjectivité.
La liberté montait. La liberté tient de la verticalité. La liberté fonde vers les hauteurs et fait renaître à la verticalité. La liberté tient du geste qui tire vers les hauteurs. Qu’elle se dissémine dans l’atmosphère et les corps se relèvent, et les corps se redressent, se transforment. La liberté tient debout. Mais que fait-on une fois debout ? Que fait-on ? De quelle tenue la tête ? De quelle droiture le dos ? De quelle tonicité le bassin ? De quel allongement les jambes ? De quel mouvement vers l’avant ? De quel désir, la volonté d’élévation ?
Conakry trois syllabes comme un cri répercutant les songes d’autrefois ; Conakry, le lever du jour lyrique, l’histoire à faire et à refaire ; Conakry, les slogans et les arguments, le parfum grisant de charme : l’heure du sublime avait sonné, l’heure était arrivée ; le monde à renaître dissiperait l’ombre des années passées la peau courbée ; rien, plus rien, ne serait plus comme avant !
Conakry, le vent de joie vive et Bembeya Jazz, de grâce et de génie, embouchant les trompettes, déroulant allègrement d’interminables solos de guitares sucrées de tendresse et de virtuosité, envoyait tube sur tube sur les pistes de danse, faisant tournoyer sans fin les ambianceurs sur «Doni-doni l’oiseau faisait son nid». Sékou Touré, lui, lâchait dans le ciel guinéen, un rapace aux ailes courtes et arrondies, un épervier : «La liberté de l’épervier, maître de son vol dans le ciel, c’est cette liberté-là que le peuple de Guinée a choisie. L’épervier a volé jusqu’à l’horizon. Il vole encore dans le ciel de l’Afrique et, demain, toute l’Afrique sera libérée partout où l’épervier aura volé.»
Même Césaire, Aimé Césaire, était sous le charme de l’homme du 28 septembre 1958 : «Oui, Sékou Touré, de tout son temps, s’est donné un but net, qu’il n’a jamais caché à ses partenaires européens, ni à ses partisans africains : l’indépendance de son pays… Si bien, que lorsque se présenta pour lui “l’offre du destin”, il était prêt, et la Guinée elle aussi, elle, surtout, était prête.»
Mais la nuit, la longue nuit, n’avait pas encore dit son dernier mot. La nuit n’était pas encore pièce morte couchée au fond du passé. L’aube, ce n’était que l’aube ; l’aube, combat du jour et de la nuit. Et l’instant de lumière, de clarté, sera plus que fugitive, plus qu’éphémère, plus qu’évanescente, sans lendemain. L’illusion. Ce n’était qu’une illusion. Juste une illusion. Une illusion qui aura duré le temps de quelques années.
La vérité en tant que vérité s’imposait désormais : l’ordre ancien avait certes changé de visage, changé de couleur, mais la délivrance espérée n’avait pas eu lieu. Il traînait, certes, encore, quelque chose des restes de la liberté mais il était déjà tard avant l’heure. La liberté, cette dilatation de la lumière espérée, rêvée, ce gonflement des poumons, n’était plus qu’une posture. Elle était tombée par terre de toute sa hauteur, la tête première. La vérité en tant que vérité s’imposait : l’aube s’était éclipsée, le jour gisait au ras du sol piétiné par la nuit.
Que s’était-il donc passé pour que le rêve d’émancipation se désintègre, s’écroule aussi aisément et tombe à la renverse ? Et qu’était-ce donc cette liberté tant désirée et si insaisissable ? Qu’est-ce être libre ? Qu’est-ce que désirer la liberté ? Qu’est-ce la liberté ? Le songe de l’écrasé d’hier de devenir maître à son tour, de devenir maître à la place du maître ? Et l’opprimé de la veille enfilerait le costume du maître, porterait ses attributs, dormirait dans son lit, parlerait comme lui, marcherait du même pas ? Que signifiait cette émancipation tant vantée, attendue et invisible ?
Sékou Touré : l’émancipateur devient dictateur
Le pouvoir est parfois à l’esprit ce que le vin de palme est au corps : qu’on en abuse et il vous embrouille l’entendement jusqu’à vous faire perdre la raison. A la tête du nouvel Etat, Sékou Touré avait changé à vue d’œil. Beaucoup changé. Le Sily était certes toujours affable, débordant d’énergie mais le libérateur d’hier était devenu aussi métallique, dur, sans pitié, colérique, piquant des colères ravageuses, orageuses, imprévisibles, souvent pour un oui ou pour un non, souvent pour un rien. L’émancipateur était parti pour faire une longue carrière de dictateur.
Le désormais «Camarade Secrétaire général du Parti» ne parlait plus que du passé. Que de la grandeur du passé ante-colonial. Du paradis perdu. Le «Camarade stratège» passait son temps à creuser l’histoire, figurant l’unité des Guinéens dans une origine unique, reconstituée, se déclamant, lui-même – griot de lui-même, d’un héritage généalogique prestigieux pour occulter les impasses du quotidien : «Cet Homme, égrenait-il en parlant de lui à la troisième personne, cet homme est esclave d’une tradition familiale. Mes deux grands-parents ont assumé un rôle de premier plan car mes grands-parents étaient empereurs. Les deux sont morts en exil, l’un à Madagascar, l’autre au Gabon…»
La vérité en tant que vérité sautait aux yeux : Sékou Touré n’était plus celui qu’il fut : le chercheur de rêves était devenu un homme tourné vers le passé, un homme figé, aux aguets, aspirant à être dans la tête de chaque guinéen, traquant avec rage toute libre pensée. Et il suffisait parfois d’un soupçon de trahison pour que les choses tournent au vinaigre : le soupçon enflait, prenait du volume, se coagulait en certitude, et la certitude se transformait en conviction granitique, et, au bout, c’était inévitablement le camp Boiro pour l’homme soupçonné de félonie.
Et Boiro n’était pas un lieu de villégiature. A Boiro, le soleil n’existait pas. Du camp, nul ne revenait entier. Ceux qui avaient le malheur d’être envoyés vers ce mouroir, étaient accueillis, dès leur arrivée, par un comité révolutionnaire armé de cordes et d’électrodes. Les aveux. Il fallait passer aux aveux. Avouer ce qu’on n’avait pas commis et plus encore. Les aveux. Signer les aveux. Les aveux arrachés par la torture. La torture qui casse ; la torture qui brise. Et les aveux signés, il arrivait que Sékou Touré informé de la nouvelle, décroche aussitôt son téléphone, demande à parler à l’autre bout du fil au nouveau détenu pour s’enquérir de son état de santé, compatir à son sort et lui souhaiter bonne chance. Diallo Telli, mort d’inanition, de diète noire, de privation de nourriture et d’eau, aura même droit à une correspondance régulière signée de la belle main de «Son excellence Monsieur le Président de la République de Guinée, le Grand Sily, guide clairvoyant et éclairé, grand stratège devant l’éternel et les hommes».
La liberté ne montait plus ; elle s’était retournée en son contraire, le rêve d’émancipation des Guinéens s’était transformé en cauchemar. «A chaque régime son droit et le système de coercition et de dictature de la classe au pouvoir», clamait le dirigeant guinéen, avant d’ajouter : «Le peuple de Guinée a choisi. Il a choisi la révolution. Il a choisi l’Afrique, son histoire et ses vraies valeurs. Il a choisi et bien choisi…» Les Guinéens cherchaient au départ, avec toute leur âme, la liberté, et ils avaient trouvé au bout du chemin la tyrannie.
Mais que s’était-il donc passé pour que les choses tournent ainsi ?
On dit… On dit à Conakry beaucoup de choses.
On dit qu’un vieil homme, un Saint Homme de Kankan, ayant croisé «Le Camarade Secrétaire général du Parti» au cours de ses tendres années, avait prédit que «ce jeune homme régnerait sur la Guinée mais que ses mains seraient tachées de sang». C’est ce que le vieux sage affirmait avoir vu au cours de l’un de ses fameux rêves prémonitoires.
On dit… On dit à Conakry beaucoup d’autres choses.
On dit que l’indépendance de la Guinée aussitôt proclamée, la France décida de fermer le robinet, de couper tous les crédits, que tous les bureaux des fonctionnaires coloniaux furent totalement vidés de tout, y compris des fils électriques et des fils de téléphones arrachés et embarqués vers la métropole, que même le versement des pensions des anciens combattants fut suspendu, que l’usine de Sérédou qui fabriquait la quinine fut obligée de mettre la clé sous la porte, la formule de fabrication du médicament antipaludéen encapsulée et emportée vers Paris…
On dit, les témoins de l’époque disent, qu’une guerre secrète fut menée contre le nouvel Etat indépendant, qu’une opération spéciale du nom de Persil, une marque de lessive en vogue à l’époque, fut montée pour déstabiliser Conakry, que lorsque la Guinée choisit de quitter la zone Franc et de créer sa propre monnaie, le marché guinéen fut inondé nuitamment de fausse monnaie fabriquée par les services de l’hexagone et que, l’ancienne puissance coloniale était loin d’être complètement étrangère aux différentes tentatives de coup de force contre le nouveau régime.
On dit… On dit beaucoup de choses. On dit qu’à force, le fils d’Alpha Touré et d’Aminata Fadiga, ne sachant plus où donner de la tête, avait progressivement perdu le sens des réalités, qu’il était devenu bizarre, qu’il voyait des ennemis partout, sombrant parfois dans le délire : «Ils me voient, je les vois grâce à Dieu, grâce à la société. Moi, je les connais. Ils ont dit : on ne peut pas changer la Guinée mais il faut arriver à tuer quand même les cadres dont le Président. Ils ont introduit des hommes. Dans cette salle, il y a des agents de la cinquième colonne. Tous sont décidés à renverser le régime. Ils ont confiance en leur pouvoir de destruction. Ils minimisent les capacités de la révolution.»
On dit… On dit beaucoup de choses.
Conakry ; Conakry, les rêves noyés dans la fange des slogans qui tournent à vide : «A bas le colonialisme ! A bas le néo-colonialisme ! Prêts à la révolution !» ; Conakry le temps séché, la flamme éteinte. La liberté était tombée à la renverse ; une nouvelle forme de soumission avait vu le jour.
Des Guinéens continuaient pourtant d’accourir en foules, de se bousculer aux meetings de Sékou Touré, les uns et les autres liés par la même allégeance au même meneur, chacun participant volontairement au troupeau. Et Touré, le récit péremptoire, le vocabulaire mystico-scientifique, discourant sans fin, faisant semblant de tout connaître, de tout savoir et d’avoir réponse à tout, flattait, confortait chacun dans un même sentiment d’appartenance national fabriqué de bric et de broc.
Et les applaudissements fusaient si bruyamment, si longtemps. Manifestement, au désir de liberté, avait succédé, chez les suiveurs du Guide clairvoyant et éclairé, un désir contraire : celui de l’aliénation volontaire aux quatre volontés d’un homme, d’un seul homme, seul producteur de la vérité, seul à décider ce qui était vrai et ce qui était faux, seul à décider ce qu’il fallait penser, seul à décider ce que tout le monde devait penser. Tout cela au nom de l’implacable lutte contre le colonialisme et le néo-colonialisme.
Mais tous ces danseurs impénitents du ventre qui suivaient aussi moutonnement l’éléphant, étaient-ils vraiment sincères dans leur servitude affichée avec force et exubérance ou faisaient-ils semblant, jouaient-ils aux fidèles parmi les fidèles, juste pour sauver leur peau ? Quelle pensée trottait dans le secret de leurs cœurs ? Que pensaient-ils, une fois rentrés des meetings, rentrés chez eux, des agissements de l’homme du 28 septembre 1958 ? Quel était la nature de leurs sentiments profonds ? Nul ne savait, tant la Guinée était recouverte par une chape de plomb. La liberté était partie depuis belle lurette vers d’autres horizons, en claquant lourdement la porte derrière elle et l’indépendance avait désormais, chaque jour que les dieux font sur terre, le gout amer de la cola de mauvaise saison. La Guinée souffrait dans son corps, souffrait dans sa tête.
La révolte des femmes
L’histoire semblait figée, la révolte inenvisageable, improbable, impossible tant le pays était verrouillé. Elle aura pourtant lieu. Les femmes. La révolte des femmes.
Tout est parti d’un banal décret, un de plus, un de trop, prohibant le commerce privé et imposant à tous l’obligation de livrer les produits agricoles aux coopératives d’Etat. La mesure est mal reçue. Elle suscite colère et indignations. Elle est ouvertement contestée par les femmes commerçantes. Celles-ci s’organisent en comités de lutte contre la cherté de la vie. Et le 27 août 1977, elles déferlent, soutenues par les femmes de tous les milieux, dans les rues de Conakry, saccageant au passage les postes de police, et se dirigent vers le palais présidentiel.
Quelques heures plus tard, la radio nationale, «la voix de la révolution guinéenne», annonce la tenue d’un meeting consacrée à la question soulevée par les femmes commerçantes, le lendemain matin au Palais du peuple en présence de Sékou Touré. Celui-ci est sans doute persuadé qu’il parviendra, comme à l’accoutumée, par la seule magie de son verbe et de son apparition, à retourner la situation et éteindre la révolte.
Mais il est de ces jours où les événements ne se déroulent pas comme d’habitude. Rien ne se passera, ce jour, comme prévu. Le président guinéen monte à la tribune du Palais du peuple. Comme d’habitude. La parole est à lui. Rien qu’à lui. Comme d’habitude. C’est l’usage. C’est la coutume. La coutume veut qu’il parle et que les autres écoutent et applaudissent. Applaudissent à tout rompre. Et dansent et chantent en prime. En signe de gratitude. N’est-il pas le libérateur ? N’est-il pas celui par la grâce duquel l’indépendance est arrivée ? N’est-il pas l’émancipateur ? N’est-il pas celui à qui la Guinée doit quelque chose ?
Sékou Touré, l’homme en blanc des pieds à la tête, monte sur la scène en agitant, comme à l’accoutumée, son mouchoir immaculé. D’habitude, Touré devait être salué par un tonnerre d’applaudissements. Adoubé. Célébré. Chanté. Loué. Loué jusqu’au ciel. Mais il est de ces jours où les événements ne se déroulent pas comme d’habitude. Sékou Touré n’est pas applaudi ; il est hué, conspué par les femmes : «Range ton mouchoir !, crient-elles. Ne vois-tu pas qu’il est sale, qu’il est tâché, qu’il n’est plus blanc. Range ton mouchoir !»
Le «Camarade stratège» contesté, interloqué, retient sa rage, essaie de faire bonne figure. Comme d’habitude, il recourt aux mêmes vieilles ficelles : les protestations de la veille étaient l’œuvre «des parents de la cinquième colonne», «des agents du colonialisme», «des contre-révolutionnaires», «des ennemis de la nation». Surprise : le discours ne prend pas comme d’habitude. Le discours est inopérant. Quelque chose a changé : la parole de Sékou Touré ne vaut plus sentence et condamnation exécutoires.
«Cinquième colonne ?» Les femmes tiennent tête au Président guinéen et lui rétorquent que c’est lui, Sékou Touré, lui, la cinquième colonne, que c’est lui le colonialiste, que c’est lui l’impérialiste, qu’elles en ont marre de vivre dans la pauvreté et l’esclavage, que tout ce qu’elles désirent c’est la liberté et la dignité, avant de se lever et d’entonner ensemble un chant aux paroles sans équivoque : «Vingt ans de crimes, ça suffit. Il est temps que tu partes !» Jamais personne n’avait osé défier aussi frontalement le Sily.
La garde rapprochée du leader guinéen craignant le pire, décide d’exfiltrer le «Camarade stratège» par la porte du sous-sol. Trois femmes se jettent sur le nommé «Guide clairvoyant», s’accrochent vaille que vaille à ses robustes bras pour l’empêcher de se dérober. La police ouvre le feu ; l’une des femmes tombe raide morte sur le champ. Sékou Touré sort précipitamment, dans le chaos, par la petite porte. De nombreuses femmes sont arrêtées dans la foulée et exécutées. Le sang coule. La révolte est réprimée sans pitié dans un bain de sang. Conakry est rouge de sang. Le vieil homme, le Saint Homme de Kankan, avait vu juste : le jeune homme était monté sur le trône, il régnait sur la Guinée et il avait les mains sacrement tachées de sang.
Conakry, Conakry, la gorge serrée de larmes ; Conakry qui n’est plus ni promesse de joie, ni clarté du Tiers qui voulait changer le monde ; Conakry, de peau tiède, non plus de hauteur mais de terre comme ultime chemin.
De Sékou Touré à Dadis Camara
L’heure de chacun vient. Quelques années plus tard, le 24 décembre de l’année 1983, la Guinée est secouée par un tremblement de terre. Est-ce un signe du destin ? Un signe qui ne trompe pas ? «Attendez-vous à un tremblement de terre plus dévastateur» dit Sékou Touré. Quelques mois plus tard, au mois de mars de l’année mille neuf cent quatre-vingt-quatre, Sékou Touré, le corps usé, malade, agonisant, rendra ce qui lui restait d’âme. L’homme, cet homme qui faisait trembler la Guinée n’était plus, n’était plus qu’un cadavre bon pour la poussière.
Un Général se présenta aussitôt, prestement, pour prendre la relève du libérateur national décédé, promettant que, sous son règne, jamais, plus jamais, au grand jamais, nul ne serait poursuivi, persécuté pour délit d’opinion. La nouvelle fut accueillie aussitôt par une foule en liesse poussant des cris de joie dans les rues de Conakry.
Mais l’ombre qui s’était abattue sur la Guinée ne s’était pas, pour autant, retirée avec la disparition du «Camarade Secrétaire général du Parti». Le Général fit, aussi, hélas, dans la prédation avant d’être terrassé, à son tour, par une longue maladie, laissant le souvenir d’un règne sans grandeur.
Vint ensuite par le coup du mauvais sort, le règne éphémère d’un capitaine promettant l’accomplissement d’une œuvre sans pareil. Rien, clamait-il, lui aussi, ne serait plus comme avant : «Finie la pauvreté ! Finie la corruption ! Et tout le monde au travail !» Il y aurait un avant et un après le capitaine ! Camara, Dadis Camara était son nom. Dadis Camara, un autre abîme.
Le nouveau capitaine était particulièrement nerveux. Nerveux de réflexe. Enjambant toutes les règles de civilité, il empoignait, devant cameras et micros convoqués pour la circonstance, ses proies, avec ses mains tordues de rapacité, les secouait, le verbe wali-wali, menaçant, ordurier, avant de les jeter sans ménagement, exalté de plaisir, au sol. Dadis Camara, le sentiment de puissance sans limites, la jouissance d’humilier dans le regard, se disait inspiré. Ceux qui l’observaient de près et de loin, doutaient de sa vie mentale.
Et ce qui devait arriver arriva. Le lundi 28 septembre de l’année deux mille neuf, un autre 28 septembre, d’une autre nature. L’épouvante. Le stade national couvert de corps. L’épouvante. L’insoutenable. C’était l’œuvre du capitaine Dadis Camara et de ses sbires. Dadis Camara parent de la sauvagerie au nom de la révolution. Les Guinéens avaient été de nouveau dupés. La révolution promise n’était de nouveau qu’un misérable malheur.
Deux balles. Deux balles dans le dos. Le pouvoir de Dadis Camara sera ainsi couché.
Conakry trois syllabes comme un cri répercutant les songes d’autrefois ; Conakry célèbre aux heures de ferveur, capitale du Tiers qui voulait changer le monde ; Conakry, l’air chargé de rêves d’histoire. Mais que reste-t-il encore d’histoire à Conakry ? Que reste-t-il du désir de liberté du mois de septembre de l’année 1958 ? Que reste-t-il des rêves premiers ? Que des larmes ? Des larmes salées d’amertume ? Mais où le parfum des fleurs de cette liberté qui ne prit jamais corps ?
Aux dernières nouvelles, Bembeya Jazz a repris du service depuis quelques années. Doni-Doni, l’oiseau fait de nouveau son nid et résonne sur les pistes de danse : «Il n’est jamais trop tard ; il n’est jamais trop tard. Il y a eu la dictature, les partis uniques aussi. Aujourd’hui c’est le multipartisme. Petit à petit la démocratie, petit à petit l’oiseau fait son nid, doni-doni l’Afrique se fera.»
La liberté n’est jamais un désir complètement fané.