En miroir l’une de l’autre, deux étranges crises, dont on ne connaît pas le dénouement, ont lieu sous nos yeux.
En Italie, le matamore Salvini a tenté, par sa démission, de provoquer des élections anticipées. Mais, par une combinazione inattendue, ses anciens alliés du Mouvement 5 Étoiles ont, au Parlement, formé une alliance de revers avec un parti démocrate trop heureux de contrer la manœuvre, ce qui éloigne le retour aux urnes qui semblait inéluctable.
Au Royaume-Uni, Boris Johnson a demandé une prorogation à la Reine – en clair, une suspension du Parlement pendant une bonne part des semaines à venir, ce qui entraverait toute initiative des députés de demander un report du Brexit avant la date fixée au 31 octobre.
À l’heure où ces lignes s’écrivent, on ne sait pas si les deux tactiques vont réussir : d’une part, le Mouvement 5 Étoiles doit encore avaliser ce retournement d’alliances par un vote électronique, et d’autre part, la faible majorité de Johnson ne le met pas à l’abri d’un mouvement d’orgueil parlementaire.
Et on voit bien la part de calcul, très vieille politique, qui se joue en coulisses. En Italie, le pays des «convergences parallèles», ce concept absurde pour décrire les relations entre démocratie chrétienne et parti communiste, on a du mal à distinguer ce qui relève du sursaut d’orgueil républicain devant un fasciste aux portes du pouvoir, et de la volonté d’une classe politique – démocrates et Di Maio – qui se savaient perdus en cas d’élection voulue par Salvini, soit qu’ils ne puissent se représenter (Di Maio, en raison d’une règle interne aux 5 Étoiles, Renzi et ses amis, non investis par le parti démocrate) soit qu’ils ne soient pas certains de se faire réélire (à peu près tout le monde). En Angleterre, pays sans Constitution, Johnson a démontré qu’il était plus intelligent que Trump, mais pas moins brutal que Bolsonaro, en profitant d’une faille juridique pour suspendre le Parlement au moment d’un choix crucial pour le pays, et ce dans le pays de la Grande Charte.
Mais le plus fascinant reste le conflit, mis à nu, entre deux légitimités politiques.
D’une part la volonté du peuple, ou ce que les populistes lui font dire : le vote majoritaire du Brexit, ou les sondages flatteurs pour Salvini, virtuellement Président du conseil cet été.
D’autre part, un système représentatif, qui prend au sérieux son rôle de corps intermédiaire et cherche, dans un cas, à sauver la démocratie italienne, ou, dans l’autre, empêcher une sortie de l’Union Européenne, tenue pour catastrophique.
Le Parlement contre le peuple ; l’intérêt supérieur de la nation contre une majorité attestée, imaginaire ou potentielle.
Entre démocratie directe et démocratie représentative, ces deux corps du roi souverain, 2019 est décidément un grand champ de bataille.
En Italie, la force des sondages est pour l’instant – mais jusqu’à quand – mise à l’arrêt. A Londres – si personne ne comprend plus rien aux règles du jeu politique ni n’est capable d’en déterminer les prolongements logiques – il semble que Johnson ait bien réussi à neutraliser la Chambre des communes.
Ces deux démocraties parlementaires, l’Italie et l’Angleterre, ont été paralysées par l’inoculation de deux virus potentiellement mortels : un référendum, chose impensable dans le pays du Premier ministre issu du parti majoritaire, à Londres ; un mouvement populiste et anti-européen, dans une nation privilégiant les alliances au centre sous le giron de Bruxelles, à Rome.
En France – géographiquement et politiquement au milieu de ces deux pays – la situation est intermédiaire. La Constitution française emprunte d’ailleurs aux deux modèles : un Premier ministre responsable devant l’Assemblée, selon les us parlementaires ; et un Président élu au suffrage universel direct, qui dispose de l’arme du référendum.
Le référendum déclenché en France à l’occasion de la privatisation d’ADP pourrait mener à un scénario italien ou britannique : s’il réunit bien quatre millions de signatures, et si En Marche, par diverses manœuvres sophistiquées, ne parvient pas à le mettre en examen au Parlement, le peuple votera sur une loi adoptée par nos députés il y a moins d’un an, et, selon toute vraisemblance, s’y opposera.
C’est dire si les démocraties occidentales, dans ces paysages italiens ou britanniques, sont dans une aporie certaine, et la France avec elles.
Le «Bon Gouvernement» (Rosanvallon) peut néanmoins y naître : un système représentatif qui prend le temps de consulter, un peuple qui s’exprime par des référendums adjacents, un travail de conviction politique et de délibération publique tel qu’il a eu lieu pendant le Grand Débat.
Par peur de devenir aussi compliquée à diriger que le Royaume-Uni, et aussi délicate à comprendre qu’un gouvernement italien, la France peut-elle changer ? Les mois à venir le diront…