Il s’appelle Antonio Scurati, il a 54 ans, il est l’auteur à succès de trois pavés monumentaux sur Mussolini, qui furent autant d’évènements éditoriaux en Italie et à l’international : M. L’Enfant du siècle ; M. L’homme de la Providence ; et M. Les derniers jours de l’Europe.
Un quatrième tome sur Mussolini durant la seconde guerre mondiale est en cours, qui sera suivi d’un cinquième, consacré à Mussolini après Mussolini.

Historien de profession doublé d’un conteur-né, Scurati a choisi d’illustrer la matière historienne surabondante en se transportant dans la tête des principaux protagonistes du fascisme italien, de les mettre en scène, de les faire parler et agir au plus près des pensées, des faits et gestes qu’il lui était permis de leur prêter après tant d’années passées à les fréquenter.
L’effet de vérité de ces trois romans documentaires, ainsi que Scurati les nomme lui-même, n’en est que plus grand. C’est cette écriture intimiste de l’histoire qui fait le prix de cette plongée sans fin dans le fascisme italien, plus qu’un nouvel éclairage sur la personnalité et la politique de Mussolini, ou de nouvelles révélations. A cet égard, le Mussolini de Pierre Milza, grand spécialiste de l’histoire de l’Italie, reste indépassable.

A tout seigneur tout honneur, attachons-nous à Mussolini.

Il est le maître de l’Italie depuis 1922 et la Marche sur Rome, il a cinquante-quatre ans, sa maîtresse, Clara Petacci qui le vénère tel un dieu vivant et qu’il ne cesse de malmener avant de lui témoigner d’un amour fou dans des scènes de boulevard à répétition, a vingt-quatre ans de moins que lui. Ce cyclothymique qui joue au surhomme et se fait appeler Duce, oscille entre une exaltation bouffonne de lui-même et un mépris dépressif envers le peuple italien décidément trop indolent et femelle à ses yeux pour épouser ses pulsions de nouveau César. Ce tribun ventriloque qui croit à la toute-puissance du Verbe incarne cette définition du despote selon Montesquieu, dans L’Esprit des lois : pouvoir d’un seul, sans lois ni règles, qui entraîne tout par sa volonté et ses caprices, dans un régime où tout repose sur la crainte.
Mussolini, qui a lu Georges Sorel et ses Réflexions sur la violence accoucheuse de l’Histoire, s’en fera l’épigone constant : à l’intérieur où ses squadriti terrorisent les opposants, à l’extérieur avec l’intervention en Espagne pour soutenir Franco, la conquête en 1936 de l’Abyssinie (« Enfin, nous avons un Empire »), la pacification sanglante de la Libye et les revendications belliqueuses sur la Corse, la Tunisie, l’Albanie et le Dodécanèse.


1933. Au départ, Mussolini est hostile à Hitler. Mentor malgré lui de l’apprenti-dictateur qu’il tient pour un névropathe et un dépravé sexuel, lecteur méprisant de Mein Kampf jugé extravagant, germanophobe affiché – les Germains, dans l’imaginaire italien, sont les ennemis héréditaires de la Latinité –, il bloque les velléités nazies de réunir l’Autriche à l’Allemagne après l’assassinat du chancelier Dollfuss en 1934, en massant des troupes sur la frontière du Brenner. Mais, faisant front commun avec l’Allemagne nazie dans la guerre d’Espagne aux côtés de Franco, partageant une même haine des « ploutocraties occidentales », les accointances idéologiques entre les deux champions du totalitarisme et de l’expansionnisme militaire vont l’emporter et le rapprochement politique se faire, dans une spirale accélérée de parades martiales et de coups de force où l’élève va dépasser le maître et le vassaliser.
Mussolini va bientôt découvrir qu’aux yeux des nazis la guerre n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens, mais une fin en soi.

1938. Passant du mépris à la fascination jalouse, craignant de se lier à une Allemagne surpuissante violant à plaisir les frontières européennes et préparant ouvertement la guerre, Mussolini, conscient de l’impréparation militaire de l’Italie mais obsédé par l’idée de manquer les retombées pour l’Italie d’une victoire allemande sur les démocraties occidentales, va tergiverser deux ans avant de basculer aux côtés de l’Allemagne.
1936. L’Italie et l’Allemagne signent un pacte d’amitié.
Septembre 1937. Berlin, stade olympique. 500.000 fidèles adorent leur Führer devant Mussolini subjugué.
Mars 1938. Hitler ne l’a pas prévenu. Mussolini, cette fois, laisse faire l’Anschluss, premier coup de pied de l’âne d’une longue série d’humiliations qu’il endurera jusqu’à la lie. Il tonne en privé contre « ce peuple d’assassins et de pédérastes ».
Mai 1938. Hitler est à Rome, l’accueil de la foule à ce « clown féroce à moustache » est réservé. Le courant ne passe pas. Le roi, le Vatican, les hiérarques fascistes méprisent ces Nazis païens et plébéiens aux faces patibulaires. Mussolini gratifie son hôte d’une grandiose revue navale à Naples. Hitler propose un pacte militaire, Mussolini élude.
Septembre 38. Menaces à l’appui, Hitler revendique l’annexion des Sudètes germanophones par un ultimatum à la Tchécoslovaquie. Mussolini, sur une requête anglaise et fort du feu vert d’Hitler, se prête à la mascarade, suggère une conférence quadripartite de la dernière chance, Allemagne, Italie, France, Grande-Bretagne. A Munich, deux jours plus tard, la Tchécoslovaquie, qui n’a pas été conviée, est sacrifiée sur l’autel de la paix à tout prix. Les Sudètes sont livrées en pâture à Hitler. De retour à Rome, Mussolini plastronne devant des foules en délire : il a sauvé la paix. Les Italiens, décidément, la préfèrent à la guerre, aux grandes ambitions auxquelles il n’a cessé de les appeler. La méprise est totale. Il a le sentiment amer d’avoir labouré la mer.
Automne 1938. Grande bourgeoise intellectuelle de Venise, critique d’art, amie des Futuristes, Margherita Sarfati, maîtresse et mentor du jeune Mussolini jusque dans les années 20, propagandiste et biographe du Duce auprès des Américains, part en exil, victime des nouvelles lois raciales, qui excluent de la société italienne les 50.000 juifs italiens, aux racines séculaires et dont bon nombre ont accueilli le fascisme avec faveur. La société italienne serait-elle exempte d’antisémitisme, il convient de donner un gage à l’ami allemand. Qui apprécie.

Mars 1939. Foulant aux pieds les accords de Munich, l’Allemagne s’empare de la Bohême-Moravie. La Tchécoslovaquie est morte. Mussolini n’a pas été davantage averti qu’avant l’Anschluss.
Pire, l’asservissement de la Tchécoslovaquie suscite l’indignation des Italiens. Mussolini qui manœuvrait avec la Grande-Bretagne pour des accords en Méditerranée, se retrouve lié à l’aventurisme de l’Allemagne nazie surpuissante et qui ne s’embarrasse en rien de son allié italien. Ayant semé le vent, écrit Scurati, Mussolini redoute la tempête.

Mai 1939. Franchissant le Rubicon, Mussolini propose tout à trac à l’Allemagne un pacte politique et militaire, le Pacte d’acier.
Entièrement rédigé par les Allemands, le Pacte stipule qu’il suffit qu’une des deux parties déclare ses intérêts vitaux en danger, pour entraîner l’autre dans la guerre, après une consultation mutuelle de pure forme. Ce point, capital dans l’esprit des Italiens, devrait permettre de bloquer l’Allemagne le temps du réarmement italien…
Convaincu de l’inéluctabilité de la guerre contre les démocraties occidentales et de la victoire de l’Allemagne, il s’agit pour Mussolini de ne pas manquer ce rendez-vous avec l’Histoire et ses retombées territoriales pour l’Italie, tout en en retardant l’échéance, pour être prêt militairement. L’enjeu, pour le Duce, est de gagner trois ans, sans paraître se déjuger et passer pour un lâche, voire un traître, auprès de l’allié allemand, ni s’aliéner les masses italiennes, chauffées à blanc par vingt ans de culte de la force.
Indécis, partagé entre ses pulsions guerrières et la raison politique, effrayé par son propre saut dans le vide mais ne pouvant renoncer au mirage d’une victoire indolore dans le sillage de l’Allemagne nazie, Mussolini, captif de son image de César tout-puissant, oscille en privé entre euphorie et noirceur, s’abstient de paraître en public, alors que les évènements se précipitent. Les Italiens, majoritairement hostiles à la guerre, ne l’appellent plus que Mutilini, Mussolini le Muet. Le tribun semble paralysé.

Août 1939. Nouveau choc de la part du partenaire allemand : le Pacte germano-soviétique de non-agression sonne comme un coup de tonnerre en Italie, membre du pacte anti-Komintern. La Realpolitik l’emporte. Tenant pour rien l’anticommunisme au fondement du fascisme, Hitler, de nouveau – mépris ? peur des fuites ? – n’a ni consulté ni même averti son allié italien de ce renversement géopolitique. Évitant la guerre sur deux fronts, il a désormais les mains libres pour attaquer la Pologne à propos de Dantzig, et affronter la France et la Grande-Bretagne, au cas, jugé improbable à Berlin, où elles réagiraient.
Les Allemands n’en faisant qu’à leur aise, Mussolini comprend que la guerre est imminente, qu’il va y être entraîné alors que ses arsenaux sont mi-vides et le peuple italien réticent. Les trois ans de rétention guerrière qu’implorait Mussolini, au point de soumettre à Hitler une liste sans fin de matières premières et de fournitures militaires, n’ont jamais été pris en compte côté allemand. S‘il est humiliant pour le Duce d’avouer ses faiblesses au mâle dominant pour mieux lui faire défaut, c’est, au plan régalien, de bonne politique : préparer la guerre et tirer à terme les marrons du feu, sans, pour l’heure, avoir à la faire.
Dans ces conditions, les Italiens ne sauraient mourir pour Dantzig. Qu’à cela ne tienne : les Allemands défont la Pologne en un mois.
Dans la marche à l’apocalypse que mène tambour battant l’Allemagne, Mussolini, nécessité oblige, s’est mis de lui-même sur la touche. C’est habile de la part du Machiavel en mineur qui l’habite et semble dire à l’Europe : « N’ayez pas confiance en nous, l’Italie est un mensonge vivant. » Mais c’est frustrant pour le moderne Condottière qu’il n’a cessé de vouloir camper.
1er septembre. Devant ses ministres rassérénés, Mussolini choisit la non-belligérance, vue l’impréparation militaire de l’Italie, tout en assurant les Allemands que ce n’est que partie remise. En attente de la bonne occasion, intervenant à l’instant décisif, il sera le « dernier kilo » dans la balance.
3 septembre 1939. La France et la Grande-Bretagne déclarent la guerre à l’Allemagne, mais, sacrifiant la Pologne, restent l’arme aux pieds. La drôle de guerre commence.

Hiver 39-40. Mussolini ronge son frein. Pour affermir les enfants de la louve romaine, interdiction est faite de vendre du café dans les établissements publics.
Avril 1940. Hitler envahit le Danemark et la Norvège. Pour Mussolini, les Allemands ont toutes les audaces, volent de succès en succès, ils sont invulnérables. L’heure est proche de leur emboiter le pas si l’Italie veut être présente le jour de la victoire.
Les Italiens eux-mêmes finissent par y croire. Pourquoi pas, après tout, une guerre à si bon compte ? « Le peuple est une putain, commente Mussolini, qui suit le mâle vainqueur. »
10 juin 1940. Le blitzkrieg de la Wehrmacht l’emporte en Belgique et le Nord de la France. Devant l’avancée allemande, le gouvernement français quitte Paris en catastrophe, prélude à la chute du pays.
Le moment tant attendu par Mussolini est arrivé de voler au secours de la victoire. La guerre contre la France en déroute sera forcément courte et joyeuse.
Quel habit revêtir en ce grand jour pour déclarer la guerre à un pays à terre et l’annoncer au peuple rassemblé ? Le blanc ne sied pas en pareille circonstance. Va pour l’uniforme de caporal d’honneur de la Milice.

La suite est connue. Rien n’est prêt. Les interventions militaires dans les Balkans et contre la Grèce vont tourner au fiasco, les Alliés reprennent la Libye, libèrent l’Éthiopie, envahissent la Péninsule. Ce sera pour l’Italie une longue descente aux enfers et pour Mussolini la pendaison par les pieds sur une place de Milan cinq ans plus tard.

Mais attendons le quatrième volume d‘Antonio Scutari sur Mussolini dans la deuxième guerre mondiale.

Un commentaire

  1. L’universalisme est un produit d’exportation occidental. Peut-être bien… oui, sans l’ombre d’un doute. Mais l’homme n’a pour l’instant pas d’autre mode de prévention durable des conflits en poche.
    Alors non, les droits de l’homme ne sont pas africains, ni indiens, ni chinois. Ni russes, d’ailleurs.
    Et oui, la libéralité du juste et du réel qui les inspire, ces droits restant pour nous fondamentaux, bouscule les liaisons dangereuses de Confucius et de Lénine, renverse l’autel mithriaque des imams cannibales occultés par eux-mêmes, sous des ciels propulsés par des terres d’hérésie trop humanistes au goût de certains.
    Tout cela est vrai et, néanmoins.
    Les droits de l’homme ne sont pas, comme on voudrait s’en persuader, le fruit dénoyauté d’un dessein mièvrement impérialiste consistant à pousser ce volontaire servile du faux néant en robe de bure que serait l’enfant du siècle des Contre-Lumières, dans le piège à fosse d’un prédateur judéo-chrétien à la peau relativement blême.
    Car l’univers qu’ils précèdent et charpentent a pour singularité d’appréhender les êtres humains comme égaux en droit et en devoir devant une loi transcivilisationnelle, par transculture et uppercult, dont bon nombre de pithécanthropes entristes parachutés par ces vieux marabouts de l’islamogauchisme qui nous ont mitonné une ultradrauche autrement plus ancrée dans l’irréel que ne parvint à l’être la Pucelle débouteuse et bouteuse, tireraient un avantage considérable d’une brève immersion dans la lettre et l’esprit avec lesquels cette dernière nous confond.
    La préservation de nos capacités à proclamer son élection à la face du monde libre dépendra du prix que nous continuerons ou non d’accorder à la quintessence de son rayonnement et de l’intelligence stratégique et tactique que nous aurons l’audace de déployer pour prendre à revers un bloc de la Peste qui n’a jamais été aussi convulsif, — au cas où le Quatrième Reich serait pressé de voir Israël procéder au démantèlement des capacités militaires de sa piraterie libanaise, la République islamique aryenne et ses gardiens de la révolution mondiale savent ce qui leur reste à faire.
    La question de l’immigration du Sud alterglobal vers le Pseudel-Dorado nordique demeurera mal posée car, de façon étrange, bien que facilement explicable, ses champs d’étude minés semblent arranger les deux bords mortifères de cette planète plate qu’est devenu l’encéphalogramme des institutions internationales.
    On sera donc invité à choisir entre, d’une part, une migration de masse prétendument bénéfique à l’Europe et, d’autre part, l’immigration zéro non seulement insensible au sort des damnés de la terre, mais irréaliste au possible.
    On s’en remettra à la gouvernance mondiale pour apporter des solutions à court terme ne visant qu’à combler 1) ces despotes pressés d’évacuer les toxines de la même guérilla qui les avait hissés au sommet des pouvoirs concentriques ou 2) quelques tyrans théocrates de la pire espèce, extrêmement concentrés sur le vain objectif de répandre leur idéologie totalitaire jusques aux fondations substituables de toute civilisation convertible.
    Le multilatéralisme s’est imposé sur un ring où le géant américain boxait dans le vide avec lui-même comme un halluciné de la Belle Époque, un couplage de décades mirobolantes qui, rétrospectivement, ne présageait rien de bon.
    Hélas, notre surmoi marxiste persiste à nous jouer des tours, — le problème avec la gauche, c’est qu’elle ne souffre pas que le réel ne ploie pas sous le joug du désir amoureux vers lequel ses adeptes ont opéré un transfert collectif dont le processus carbure de préférence à la supercherie de l’égalitarisme, une entreprise d’emmarbrerie qui n’abusera qu’elle-même, autant dire toutes et tous ; quand on attribue au port du voile les caractères d’un acte libertaire, ce sont les valeurs mêmes de l’universalisme humaniste que l’on dévoie, la nature même d’une égalité virtuelle qu’auraient fait prospérer des individus dotés d’une conscience affinable, structurable, développable ; quand on octroie les mêmes opportunités d’épanouissement social aux républicains laïques et aux coranisateurs, on déporte les mânes de la gauche historique vers les têtes magnétiques, voraces et antédiluviennes du fascisme woke.
    Ne cherchez pas la grande vague migratoire, vous ne la trouverez pas.
    La destruction de l’Europe résultera d’un programme alterprogressiste.
    La reptation des assassins explique leur inertie imbue d’elle-même, une confiance en soi proportionnelle à l’anéantissement du moi dans le corps du non-autre, désincarné par l’intellect artificier de son incarnation multiple.
    Vous dites n’avoir pas fait votre deuil du contrat social ? prouvez votre bonne foi : les droits universels, ça se combine avec un instinct de conservation inentamable ; cela ne se corrompt pas au contact d’un culpabilisateur décolonial ; cela n’offre pas à une société-écran masquant une firme multinationale de nettoyage antidémocratique, les outils juridiques utiles à l’accomplissement de sa besogne d’épuration.