J’écoutais la radio en allant à l’écopoint.Un historien expliquait que, d’après lui, la démocratie n’est pas manifeste. Il proposait que nous remplacions les élections législatives et les partis par un tirage au sort s’appuyant sur un échantillon aléatoire de Danois, mais pondéré statistiquement. Ainsi, eux, ils pourraient décider.

Au même moment, deux avions de chasse ont franchi le mur du son au-dessus de Skagen, et je n’ai pas entendu ce que l’historien voulait dire quand il affirmait que le système parlementaire assurait presque inévitablement que les moins compétents venaient à nous diriger.

Tandis que je triais le contenu du coffre entre ce qui était destiné à l’incinération et à la broyeuse du papier et des cartons,j’ai réfléchi à cette idée de démocratie parlementaire. En particulier, j’ai retenu la sorte de gaieté avec laquelle l’historien constatait qu’un nombre croissant de jeunes Américains préféraient un dirigeant fort au lieu de toute cette politicaillerie.

D’accord, c’est l’été, il ne faut pas tout prendre au tragique, mais il y avait presque quelque chose de joyeux dans la manière dont l’historien soulevait un sujet qui est un scénario d’épouvante.

À l’écopoint, un grand panneau indique qu’il est interdit de pratiquer la récupération. C’est un geste irréversible lorsque l’on se débarrasse des vieilleries dont on ne veut plus. Il en va de même avec la démocratie. Une fois que l’on s’en est débarrassé, on ne la récupère pas.

Les avions de chasse sont revenus après avoir effectué leur tour au-dessus du Skagerak. C’était une belle journée pour un vol d’entraînement. Du haut des airs, les pilotes pouvaient voir comment Grenen se prolonge sous la mer, comme un liseréclair dans l’espace bleu-vert. Ici, tout repose sur du sable, et la pointe change de forme au fil des ans, tel un symbole de la fugacité de toutes les choses.

Nous avons l’armée de l’air et les autres armes pour défendre nos frontières vulnérables, et aussi tout ce que contiennent ces frontières. Une société, un mode de vie, quelques valeurs et principes. Tout ce pour quoi nous vivons, et tout ce pour quoi les personnels de l’armée sont prêts à mourir, si les choses devaient mal tourner. Cependant, la plupart des gens trouvent cette phrase pathétique. Mourir pour quelque chose. Peut-être faut-il avoir plus de quatre-vingts ans ou être en état de mort apparente pour comprendre ce que cela veut dire.

En ville et à la campagne, nous passons quotidiennement à côté de monuments – en règle générale, il s’agit d’une simple plaque discrète – à la mémoire des morts sous l’occupation, qui ont combattu pour la liberté du Danemark. Il a fallu quelque chose de plus chargé d’émotion que la Constitution pour risquer sa vie, mais il faut que la liberté ait une forme. Sans les cadres et les règles de la démocratie, la liberté n’est que la liberté du plus fort d’oppresser tous les autres.

La démocratie n’aurait pas survécu en Europe si un nombre incompréhensible de jeunes gens n’avaient donné leur vie sur les plages de Normandie. Cela nous saisit encore pendant des instants fugaces, mais nous l’oublions aussitôt.

L’idée de la guerre nous paraît lointaine. C’est la raison pour laquelle les alliés européens des États-Unis ne consentent pas à consacrer 2% du PIB aux budgets de la défense avant 2024, ce que les membres de l’Otan ont pourtant promis de faire.

Ce n’est pas un truc inventé par le monsieur à la coiffure bizarre. Cet objectif date de 2002. À cette époque, George W. Bush était président des États-Unis, et Gerhard Schröder chancelier d’Allemagne.

Dernièrement, Lars Klingbeil, le secrétaire-général des sociaux-démocrates allemands, a déclaré qu’il n’était pas question de réarmer autant que le demandait Donald Trump. Avec cette déclaration, il s’en est pris à la ministre de la défense Annegret Kramp-Karrenbauer de la CDU, qui souhaite une hausse du budget de la défense.

Il était peut-être opportun, dans une perspective de politique intérieure, de se présenter à la fois comme un opposant et comme le contraire d’une marionnette de l’agité irascible de la Maison Blanche, mais cela ne donne-t-il pas l’impression aux sociaux-démocrates allemands que, pour Trump, l’Amérique a des doutes en ce qui concerne le serment d’assistance mutuelle des membres de l’Otan ?

Selon un proverbe arabe, celui qui a sauvé la vie de quelqu’un est responsable de celui-ci jusqu’à la fin de ses jours. Chez nous, Européens, ce raisonnement est aligné sur notre intérêt. Nous avons été sauvés du nazisme et le communisme nous a été épargné, nous avons reçu en prime l’aide du plan Marshallqui nous a permis de créer sur des ruines une des plus fortes économies du monde, mais notre reconnaissance ressemble à s’y méprendre à une attitude d’enfant gâté.

La collaboration au sein de l’Otan montre des signes de faiblesse. Malgré les protestations américaines, la Turquie a acheté un système de défense anti-aérien russe. Les Américains vont peut-être infliger des sanctions à leur allié de l’Otan. Mais peut-être pas. Il se peut que l’on traite Erdogan comme le petit Rocket Man de la Corée du Nord. Un très chic type, d’après Trump.

On peut aussi se demander en quoi c’est un problème que la Turquie achète des missiles à la Russie anti-démocratique, quand la France vend pour des milliards d’armement à l’Arabie Saoudite anti-démocratique.

Nos principes démocratiques connaissent des applications élastiques. Une autre question, c’est de savoir ce que l’Otan imagine défendre avec toute sa quincaillerie. La Turquie n’est pas non plus spécialement démocratique et réprime fréquemment quelque chose d’aussi fondamental que la liberté d’expression.

Dans de grandes parties d’Europe, l’on est en train de diluer ou de dénaturer la démocratie – avec même l’approbation populaire –, cela va de l’Italie populiste de Salvini à la Hongrie antisémite d’Orban, et ainsi de suite. En Pologne, le système judiciaire est attaqué et, au Royaume-Uni, Boris Johnson est devenu Premier Ministre en mentant au sujet de l’Union Européenne.

On peut peut-être définir le populisme comme l’état où la démocratie a perdu ses principes. Où elle ne fait plus qu’exprimer la volonté du peuple et non plus y résister. C’est ainsi qu’est venue l’heure de l’homme fort.

L’ennui, avec les principes, c’est que l’on remarque que l’on en a seulement quand ils posent problème. Tant qu’ils ne viennent pas heurter les intérêts égoïstes, ils sont gratuits et sans douleur. Ils se font sentir quand ils exigent que nous sacrifions quelque chose pour eux. Quand ils nous lèsent. Quand il s’agit de se montrer à la hauteur et de faire preuve de caractère, parce que l’absence de caractère et l’égoïsme confortable sont deux faces de la même chose.

Aimons-nous la liberté ou préférons-nous surtout être libres ? Sommes-nous prêts à monter la garde et à la défendre avec la force, ou bien cela n’a-t-il pas d’importance ?

En définitive, les Européens sont les pires ennemis de l’Europe. La Russie pourrait tout aussi bien devenir membre de l’Otan, et l’on pourrait tout aussi bien tout tirer au sort. Pour la paix.

L’Histoire n’a pas de fin, et la plupart des choses finissent dans ses poubelles. La grande déchetterie des idées caduques. Pourquoi la démocratie serait-elle une exception ? Pourquoi ne pas remplacer les parlementaires par un groupe de discussion ?

Il y a là un plaisir perfide à se montrer cyniquement résigné. On se sent tellement malin. On oublie simplement que c’est notre responsabilité. Les choses n’arrivent pas comme ça, toutes seules.

Après la chute du Mur, nous pensions que la démocratie avait triomphé, alors que c’était seulement le communisme qui avait perdu. Nous sommes plus intelligents, mais un demi-siècle de paix et de bien-être nous a fait oublier ce qu’était la Seconde Guerre mondiale.

Au cours de l’histoire de l’Europe, la guerre a été le moyen des États de défendre ou d’agrandir leurs territoires. Après la chute du nazisme et la confrontation avec l’empire soviétique au temps de la Guerre Froide, les préparatifs militaires ont également eu pour but la défense des valeurs démocratiques.

Cela se terminera en drame si l’on croit que la démocratie peut se déployer avec des chars, comme on l’a essayé en Afghanistan et en Irak. Mais quand les généraux n’ont que la realpolitik comme boussole, ils perdent le Nord .Et l’on revient au micmac sanglant de la vieille Europe, fait d’alliances changeantes et funestes.

Avec des acteurs tels que Trump et Erdogan, l’Otan n’est plus le bastion évident de ce à quoi nous croyons encore : une société ouverte fondée sur la justice, la tolérance, les droits de l’homme et la liberté individuelle.

Il y a plus que jamais besoin d’une politique commune de la défense européenne, qui ne doit ni se battre avec Washington ni avoir des égards pour les lubies d’Ankara. Il est grand temps que nous, Européens, nous affichions une volonté de nous prendre en main.

(Traduit du danois par Alain Gnaedig)