Le 21 mai dernier, à Paris, Bernard-Henri Lévy jouait pour la dernière fois Looking for Europe, devant le public du théâtre Antoine. Il reprenait le corps du texte – un chant mélancolique et passionné pour la princesse Europe, combiné aux philippiques contre les populistes – agrémenté cette fois-ci d’une ode émouvante à la paix, ou d’une évocation romanesque de la ville de l’écrivain et de sa «plus vieille amie», la cathédrale incendiée, comme un symbole tragique. La tête de liste En Marche, Nathalie Loiseau, présente dans la salle, ignorait que quelques jours plus tard, son parti, ce qui n’était alors revêtu d’aucune évidence, ferait presque jeu égal avec le Rassemblement National. Et, au cours de ce final largement applaudi, on mesurait l’étendue de l’aventure débutée à Milan, le 5 mars.
Une aventure politique
Aventure politique, d’abord. On ne peut que noter le pressentiment du philosophe, là encore peu manifeste au début de l’année 2019, de ce que ces élections européennes seraient décisives. Le pari de BHL était de prendre au sérieux cette double invitation de la politique européenne. D’une part, des élections aux enjeux continentaux (le climat, la démocratie, les valeurs, les inégalités, la lutte contre les GAFA), avec pour conséquence que c’était non pas des questions nationales auxquelles il fallait répondre, mais des sommations globales, dont il fallait se sentir, comme citoyen, investi. Et la forte participation, partout en Europe, tout comme les choix opérés (boom des partis progressistes, et percée des écologistes) montrent que pour une fois, ce qui est sans doute unique dans l’histoire politique, les électeurs ont voté en Européen, plus que comme sujet d’un Etat-nation. Ils ont reconnu que, quelques que soient les masques ou les étiquettes, c’était un choix quasiment binaire qu’il fallait trancher, de Lisbonne à Vienne. D’autre part, le paysage politique du début de la campagne était particulièrement menaçant, avec des extrémistes au pouvoir ou en tête des sondages dans presque chacun des Etats-membres. Mais, et c’était le second pari de Bernard-Henri Lévy, ces populistes n’étaient probablement forts que de l’inertie, ou de l’effroi silencieux, des démocrates et des libéraux. Ils étaient des colosses au pied d’argile. Il fallait les affronter pied à pied. Il fallait réveiller la ferveur de la société civile pro-européenne. Ainsi, quand BHL, lors de l’étape hongroise, rencontre Orban, ou, à Prague, Babis, leur mélange de déférence, de cautèle, de mesquinerie saute aux yeux. Et finalement, le résultat des populistes, certes en soi sidérants, sont moindres par rapport à leurs propres espoirs. Au total, leurs députés formeront un bataillon équivalent à celui dont ils disposaient déjà au Parlement européen. Et, par une coïncidence miraculeuse, la tournée de BHL, ouverte donc à Milan en mars, dans une atmosphère triomphante pour Salvini, s’est conclue à Paris, quelques jours après qu’à Milan, justement, l’internationale des populistes s’est réunie, les mines piteuses, au lendemain d’un scandale qui emportait le vicechancelier autrichien pour cause de collusion avec la Russie de Poutine. En deux mois de tournée, le vent avait changé, et les populistes tombaient le masque, avant qu’ils ne soient, si ce n’est sanctionnés, du moins plus malmenés dans les urnes qu’attendu. Et par un nouvel écho du sort, BHL terminait, à Paris, après une visite à l’Elysée en compagnie de dix grands intellectuels européens (tel l’inventeur de la Mitteleuropa Claudio Magris) – comme un dialogue possible avec celui qui s’était fort de ré-inventer l’Europe, Emmanuel Macron, et dont la configuration parlementaire, à Bruxelles, lui donne désormais tout loisir de mettre en pratique ses projets.
Une aventure européenne
Aventure européenne ensuite. Puisque par le fait même qu’un philosophe français prenne le cran d’aller parler à des citoyens partout en Europe signifiait qu’un espace politique européen existait, et qu’une langue commune pouvait émerger.
Surtout, la tournée avait été lancée par un Manifeste de 28 écrivains. BHL, dans la représentation parisienne, évoquait les vers de Baudelaire sur les correspondances, et leurs «ténébreuse et profonde unité». Ténébreuse et profonde unité, pour dire cet air de famille, loin de l’uniformité, entre un roman de Kundera ou une page de Lobo Antunes. Pour dire aussi que l’âme de l’Europe existe, et que la littérature européenne, avec ses variations chacune singulière autour des mêmes formes, pouvait en être l’une des voies d’accès. Et si – au delà ou à côté d’un débat politique devenu continental – l’Europe se cherchait une âme, ou des visages, ce geste théâtrale réunissant la Bruxelles de Baudelaire, la Grèce de Byron, la Baltique de Thomas Mann, ou l’Espagne de Cervantès, réunissant 22 villes, puisque l’art de la ville civilisée pleine de livres et de cafés, est européenne, eh bien on pouvait ramasser ce trésor jusque là délaissé pour définir enfin ce qu’était l’identité de l’Europe.
Une aventure littéraire
Aventure littéraire, enfin, puisque gageure supplémentaire, BHL s’était promis, et s’y est tenu, à sa règle d’adapter chaque soir, en corrigeant jusqu’à la veille de la représentation, le texte au contexte, et la pièce à la dramaturgie locale. La publication prochaine de toutes les versions permettra de vérifier ce statut inouï de Looking for Europe, pièce couturée et raturée. De la même façon que l’identité européenne est un
palimpseste de toutes les nationalités et de toutes les histoires du continent, le texte même du combat pro-européen, par métonymie, reprenait ce destin de mosaïque.
Ainsi, BHL lancé dans Looking for Europe a réussi ce geste étrange. Cette performance est devenue performative, au sens philosophique de ce que Austin appelait «Quand dire, c’est faire», ou ces énoncés qui réalisent ce qu’ils signifient. Chercher l’Europe par une tournée théâtrale – mais la trouver, dans la somme des villes visitées, des visages vus (de Tsipras à Bono, de l’âme de Pawel Adamowicz, le maire de Gdansk assassiné, au Premier ministre portugais Costa ; de Matteo Renzi à Roman Polanski ; de Zelensky l’Ukrainien à Agnès Heller, la grande philosophe libérale hongroise), dans l’amas des auteurs invoqués et intriqués dans le texte.
Chercher l’Europe, avec un son de désespoir, et commencer par Milan, la ville de Berlusconi et Salvini, dans l’atmosphère suffocante de la main de fer de la Ligue, et arriver à Paris, la ville de Macron, nouveau champion européen des libéraux, dans la lueur d’un résultat électoral optimiste quant au futur du continent. Le théâtre a cette magie, celle, parfois, de faire des mots une réalité.