C’est un numéro exceptionnel de La Règle du Jeu que les lecteurs découvriront à partir d’aujourd’hui. Presque 600 pages pour relater une aventure littéraire, théâtrale, politique et philosophique que fut la tournée de Looking for Europe, au rythme d’un printemps marqué par les élections européennes.

De Milan sous la coupe d’un Salvini alors triomphant à Paris, et la réception par le Président Macron de la quinzaine d’écrivains et intellectuels de tout le continent qui avaient formulé, dans une tribune publiée dans Libération, la peur de voir mourir «la Princesse Europe», Bernard-Henri Lévy a parcouru les planches de Lisbonne, en présence de Lobo Antunes, de Budapest, au lendemain d’une rencontre avec Orban, du Trinity College de Dublin, enceinte mythique de la littérature mondiale, sous le regard de Bono et de Bob Geldof.

On découvre, dans ce numéro spécial, comment, de didascalies en répliques, de retraits en paperolles, le texte initial n’était chaque fois, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre ; modifié et adapté, la veille de chaque représentation, au contexte local, nourri par les rencontres du jour et l’atmosphère des villes : ici un éloge de Pawel Adamowicz, l’ancien maire de Gdansk assassiné, là un portrait  paradoxal de Tsipras en Ulysse ingénieux, ou une défense et illustration, par Aragon, de l’identité espagnole sous les feux de Madrid. Julien Gracq disait que la lecture d’un grand livre laissait, une fois toutes les pages tournées, un fracas de souvenirs diffus, une «collection d’épaves sur la grève» : le numéro spécial de La Règle du Jeu est ainsi ce cimetière marin, de toutes les chrysalides de Looking for Europe. Une remémoration de ce que Maria de França appelle dans sa préface, en reprenant Hegel, une prière quotidienne à l’actualité, mais nocturne, dans la pénombre des balcons et des gradins, et non pas matinale.

Et, bien plus qu’un recueil, ou un album souvenir, la cohérence du projet se dessine dans cette re-collection : ce texte labile et mobile, qui imperceptiblement est semblable mais diffère, c’est, au fond, par lui-même, l’objet de la quête de Looking for Europe : l’identité européenne, ce point de fuite invisible, impalpable mais pourtant là, forgé par la littérature et les palimpestes des siècles d’histoire. Comment dire l’identité de cet objet politique d’un genre particulier et d’une espèce inconnue ? En faisant dialoguer entre eux vingt textes forgés dans vingt villes d’Europe, bâti sur les piliers de vingt littératures, politiques, couleurs du temps, atmosphères, dieux lares et golems.

De tout cela, Bernard-Henri Lévy s’en explique, dans un entretien, important, avec Nathan Naccache, qui ouvre le recueil : comment un écrivain qui a la religion du texte formé une fois pour toutes se retrouve à remettre son métier à l’ouvrage, défaisant la tapisserie pour coudre, sur le motif, de nouveaux thèmes. Comment cette œuvre ouverte, au sens d’Umberto Eco, reproduit, et imite, le mouvement même de l’Europe, ce courant «constituant et destituant» des identités. De l’honneur, presque Cyranesque, de se faire pèlerin d’une idée impossible. Et nécessité de parler, y compris à ceux qui partagent largement votre point de vue, en leur livrant de l’ «intensité». BHL compose un art de la guerre poétique et théâtrale, une théorisation a posteriori de sa campagne sur les routes d’Europe. Et, surtout, il explore la part mélancolique, perceptible à tout lecteur, de cet éloge de l’Europe, en rien dogmatique, mais méditatif, presque déceptif, et pourtant nécessaire de ce continent fantôme.

Car, Looking for Europe est un texte de combat. Et, à relire les thèmes qui émergent au fil des biffures et des reprises : le courage des Kurdes, les migrations comme part de l’identité européenne depuis Enée et la Princesse Europe, le retrait de l’Amérique et la folie suicidaire du Brexit, c’est tout le texte qui se gonfle d’une nécessité, et d’une actualité, non contestables. Avec cette expérience unique de lecture, avec ce «théâtre dans un fauteuil» comme le disait Musset, on parcourt l’Europe – passionné, pas forcément rassuré. Mais le numéro de la RDJ parvient à faire ce que le double, ou le triple, de pages des traités européens ont manqué : donné un visage, fût-il de mots et de métaphores, d’adverbes et de parfums, à l’Europe.


Un commentaire

  1. En checkant le candidat bas-de-plafond à la primaire la plus primaire de l’histoire de leur propre parti, les Républicains ont ratissé large. Leur stratégie gagnante, si elle fut et demeure éthiquement contestable, ne nous autorise pas pour autant à les ranger dans la catégorie des imbéciles. Leur désengagement nous révolte, or nous ne devrions pas destiner notre réaction à la seule Maxi Tête combinant ce que la télévision et le Web font de pire ; vulgaire juste comme il faut pour que le plus grand nombre puisse éprouver une irrésistible envie de l’acheter. Ne laissons pas les hommes et femmes de pouvoir de la première puissance mondiale se défausser si facilement de leurs responsabilités envers le nouveau désordre mondial. Qu’ils soient issus de la majorité ou de l’opposition, du reste. Tendons vers eux l’oreille. Aidons-les à émerger de ce mur de portraits de Donald Trump dévoyant le génie warholien. Mesurons l’impact que peuvent avoir les compromissions des uns avec tel État-voyou partenaire de l’establishment, celles des autres avec tel autre État conforme aux goûts indigénistes, ennemi juré du même establishment, establishment lui-même en son propre royaume de rassurantes pourritures et de monstres troublants. Le problème des démocraties libérales ne se résume pas à l’obscénité du renversement des élites. Car leur espèce, pourtant si importante à préserver afin de maintenir l’équilibre des mondes humanisables, n’aura, hélas, pas été épargnée par ce syndrome du rétrécissement de la pensée touchant principalement les individus capables de produire une pensée.