L’Europe est aux abois : la montée des extrémismes et des populismes, le retour des nationalismes de tout poil, la perspective du Brexit en Grande Bretagne, le triomphe, en Hongrie, en Autriche et ailleurs, de régimes illibéraux s’employant à détruire la démocratie avec les armes de la démocratie, tout cela met à mal la grande idée d’un continent de paix et de liberté ; tout cela remet en question la perspective, réapparue après la seconde guerre mondiale et sur ses ruines, d’une communauté de peuples divers mais unis par une culture, soudés par des valeurs et ouverts sur le reste du monde.

Or, trois quarts de siècle plus tard, l’Europe a plus que jamais besoin de repères. Plus que jamais elle a besoin que soit réaffirmée son unité paradoxale, son âme recrue d’outrages mais vivant de l’invincible vie des songes et des Idées. Plus que jamais elle a besoin que soit rappelé qu’elle est bien autre chose qu’une bureaucratie au fonctionnement incompréhensible et aux directives lourdes et parfois kafkaïennes. L’Europe, c’est aussi la libre circulation des idées et des oeuvres. L’Europe, c’est aussi l’une des patrie des philosophes, des poètes et des artistes. L’Europe c’est aussi un espace propice au commerce des esprits, en affinité avec la beauté et la liberté de créer. Et l’Europe c’est encore, on l’oublie trop souvent, une mémoire et un patrimoine esthétiques partagés.

L’Europe fut une terre où naquirent et d’où partirent de grandes catastrophes – peut-être les pires qu’ait connues l’humanité contemporaine. Mais c’est aussi la terre où ces catastrophes ont été réfléchies et où l’on n’a cessé, avec vigilance et piété, d’en porter l’interminable deuil. C’est celle où ont été conçus les outils institutionnels et de pensée les moins inaptes à conjurer le retour du pire. Et c’est vers elle, soit dit en passant, c’est vers son idée de la liberté, du droit et des droits de l’homme, c’est vers son projet de créer un espace de civilisation où soit proscrite la persécution systématique des corps et des âmes, que se tournent aujourd’hui, sur les autres continents, les affligés du monde en proie à la sauvagerie des dictatures. Ce continent est, hélas, aux prises, aujourd’hui, avec des puissances extérieures qui veulent le soumettre et le démembrer ; avec de forces intérieures qui rêvent de laisser choir le lourd et beau fardeau du souci de l’autre, de l’hospitalité sans frontières et de la sainteté du droit ; et avec, aussi, son propre découragement d’Européens lassés d’eux-mêmes et étrangement incrédules – cette «cendre de la grande lassitude» qu’un grand philosophe allemand, il y a un siècle, voyait comme le plus grand péril.

L’Europe c’est encore – et ceci, bien sûr, est naturellement lié à cela – une terre de tout temps modelée par les arts. C’est ce continent à l’échelle humaine dont Georges Steiner disait qu’il était celui de la lecture dans les cafés et de la promenade. C’est le continent des musées où «citoyen» est aussi le nom de celui qui peut, s’il le veut, partir à la découverte de l’art antique, revivre la Renaissance, l’impressionnisme, Bauhaus, ou Dada, bref, rejoindre par la pensée les moment d’exception qui nous ont tous façonnés. Et l’art est inversement l’un des ciments de l’Europe : la part d’identité que, de Dublin à Budapest, de Lisbonne à Londres, et de Paris à Prague, nous partageons, n’est-elle pas aussi une identité forgée par les écrivains, les penseurs et les artistes ?

Ce Manifeste est né d’un constat simple. Les écrivains se sont exprimés. Les penseurs ont dit leur effroi devant l’abîme en train de s’ouvrir sous leurs pas. De Milan Kundera à Salman Rushdie, de Mario Vargas Llosa à Simon Schamma ou Ian McEwan, de Claudio Magris à la Prix Nobel Herta Muller ils ont, en janvier dernier, déjà menés par Bernard-Henri Lévy, rendu public un premier texte semblable à celui-ci et, en même temps, très différent qui disait déjà combien l’actuelle poussée populiste injuriait les valeurs de l’Europe. Les citoyens eux-mêmes, les patriotes européens de probité et de conviction, ont eu l’occasion de dire, lors des élections du 26 mai dernier, l’inquiétude que leur inspirait le retour d’un art de gouverner marqué par la brutalité, le kitsch et la fermeture d’esprit propres à la nouvelle Internationale populiste. On a, en revanche, moins entendu les artistes. On a moins donné voix au chapitre à ces Européens par nature et vocation qu’ils sont depuis des siècles. Et c’est infiniment dommage car ils sont peut-être ceux qui avaient le plus à nous dire sur ce moment de grand malaise dans la civilisation.

Qui, en effet, de plus spontanément européen qu’un peintre ou un sculpteur – qu’il vive en Italie ou en Allemagne, qu’il travaille en Espagne ou en France, qu’il rêve en tchèque, en anglais ou en portugais, ou qu’il fasse tout cela à la fois ? N’est-il pas un Européen par excellence, celui dont l’œuvre se nourrit de ce qu’il découvre dans son musée imaginaire non moins que lors de ses pérégrinations, de ses retraites et de ses exils ? Qui, mieux qu’un artiste, sait que les territoires sont des points de départ plus que des lieux d’enfermement et que les vrais dialogues de l’esprit et de la main, les vrais horizons du monde réel et rêvé, se moquent des frontières. ? Et qui mieux que lui, alors, pour défendre cette Europe de sagesse et de chimère que les nationalistes, les populistes et autres xénophobes veulent aujourd’hui arraisonner ou détruire ?

En signant cet appel, des artistes vivant et travaillant sur le continent, des Européens d’origine italienne, britannique, allemande, belge, serbe, ou danoise, d’autres venus d’Afrique du Nord, d’Amérique latine ou d’ailleurs mais qui ont choisi l’Europe pour y poser leur atelier, ont voulu affirmer que l’Europe est aussi leur patrie ; ils ont voulu rappeler qu’elle est, l’Europe, un peu de l’air qu’ils respirent et dont ils ont un vivant besoin, une part de l’héritage qu’ils continuent et dont ils sont les obligés ; pour tous, elle est un bien précieux que le temps est venu de défendre contre ceux qui veulent le dilapider, le discréditer et l’oublier.

Signataires :

Bernard-Henri Lévy – Adel Abdessemed – Marina Abramović – Claire Adelfang – Jean- Marie Appriou – Ron Arad – Miquel Barceló – Daniel Buren – Francesco Clemente – Shezad Dawood – Richard Deacon – Marlene Dumas – Elmgreen & Dragset – Valie Export – Jan Fabre – Sylvie Fleury – Douglas Gordon – Antony Gormley – Julio Le Parc – Ross Lovegrove – Yan Pei-Ming – Giuseppe Penone – Grayson Perry – Marc Quinn – Gerwald Rockenschaub – Pascale Marthine Tayou – Juergen Teller – Morgane Tschiember – Luc Tuymans – Xavier Veilhan – Bernar Venet – Francesco Vezzoli – Erwin Wurm

 


Voir également :

UNITED ARTISTS FOR EUROPE

Inspirée d’une idée originale de Bernard-Henri Lévy, cette initiative sans précédent aura lieu à Londres les 21 et 24 mai et le 3 juin 2019, à l’occasion des élections européennes. Elle vise à affirmer le dévouement des artistes aux idéaux, aux valeurs et à la culture européens et à favoriser les initiatives culturelles européennes.

Lien du site.

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Juergen TELLER (German). Kristin Scott Thomas No.1, London 2017, Giclee print, 55,5 x 45 x 3,2 cm (framed). Edition: 3/5. © Juergen Teller, All rights Reserved
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Yan PEI-MING (Chinese). Autoportrait rouge, 2006. Watercolor on paper. 64,7 x 49.9 cm (25,47 x 19,65 in). © Yan Pei-Ming, ADAGP, Paris, 2019.
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Grayson PERRY (British). Marriage Flag, 2018. Textile 97 x 143 cm 38 1/4 x 56 1/4 in Edition of 45 plus 5 artist's proofs. © Grayson Perry. Courtesy the artist and Victoria Miro, London/Venice.
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Adel ABDESSEMED. Citizen, 2015. Graphite on China porcelain, woodden base, 140 x 68 x 64 cm (Base Dimensions 90 x 68 x 64 cm). ©Adel Abdessemed, Paris ADAGP 2019.
jan-fabre-united-artists-for-europe
Juergen TELLER (German). Kristin Scott Thomas No.1, London 2017, Giclee print, 55,5 x 45 x 3,2 cm (framed). Edition: 3/5. © Juergen Teller, All rights Reserved
Francesco-vezzoli
Francesco VEZZOLI. Il ratto d'Europa featuring Marine Le Pen (after Guido Reni), 2019. Inkjet print on canvas metallic embroidery paper, 80 x 54 cm. Courtesy of the artist.
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Marc QUINN. Self Portrait as a European, 2019. Unique artwork. Acrylic and silicon extrusion on canvas. 172 x 102 x 5.5 cm 67,71 x 40,15 x 1,97 in. © Marc Quinn studio.
marina-abramovic-united-artistes-for-europe copie
Marina ABRAMOVIĆ. The family A, from the series 8 Lessons on Emptiness with a Happy End, 2008. Chromogenic Print. 150 x 120 cm. Edition: 9 + 2 AP, edition 3 consigned to UAFE. © Marina Abramović Courtesy of the Marina Abramović Archives.

Un commentaire

  1. Je n’ai jamais dévié :
    De mon axe traumantique :
    Empêcher qu’un raSSemblement frontal :
    N’en vienne à se consolider :
    Par notre légitimation :
    De la perfide union des droites :
    Dont il serait par ailleurs :
    Le fossoyeur :
    Une retraite anticipée :
    Nul :
    Ne s’enorgueillira de m’avoir :
    Persuadé d’en prendre une :
    On ne se retire pas :
    D’une mission comme d’une femme :
    Mon retrait :
    Du monde ne fit qu’accroître :
    Ma fécondité :
    Je ne m’en éprendrai jamais :
    Autant qu’après :
    Que je m’en :
    Serai une fois :
    Pour toutes :
    Dépris m’en :
    Rapprocher ça :
    Réchauffe :
    Autant que ça :
    Refroidit :
    Je débarquerai toujours :
    À mon propre côté :
    Il n’est pas :
    Impossible que je m’échoue :
    Sur votre côte :
    Un beau jour :
    Une nuit :
    Où rien :
    Personne :
    Ni même quelqu’un :
    Ne parviendra à nous :
    Endormir