Faire paraître un livre d’idées, quand on est conseiller du Président de la République, au milieu d’un quinquennat fatalement agité suppose soit une solide capacité d’illusion, soit une roborative confiance dans l’intelligence collective. C’est à peu près comme sauter dans la fosse aux lions déguisé en quartier de viande. Résolus ou fous, ou les deux, Ismaël Emelien et David Amiel ont écrit Le progrès ne tombe pas du ciel – qui leur a valu un accueil acerbe. Or, si on le lit loyalement, c’est un ouvrage neuf, localement brillant, et d’une franchise absolue.

Neuf ? Cela faisait bien longtemps qu’un effort de rénovation aussi exhaustif n’avait été mené dans une vie politique française où les rôles idéologiques s’apprennent comme au conservatoire, un théâtre de gauche à droite où les paroles se répètent au répertoire des classiques nationaux. Par ailleurs, définir le progressisme, cette chimère, est une gageure : par sa plasticité, la notion est une auberge espagnole ; le «progressisme» semble, historiquement, de la IIIe République à Mendès-France, et en passant même par la mythologie communiste, avoir toujours été le paravent, délibérément inoffensif, d’une gauche qui avançait masquée ; et paradoxalement, le terme même est à la fois une Arlésienne dissimulée, et l’absente de tout bouquet, on en parle sans l’apercevoir, on l’invoque sans la préciser. Beaucoup ont pu s’y référer, sans savoir ce que c’était. Plutôt : son inscription locale dans le champ des idées françaises a souvent été le symétrique évident, mais fade, d’un camp charpenté, ressuscité quand on ne pouvait, ou ne voulait, s’appeler autrement. On était progressiste quand il y avait des conservateurs. Mais au moment de l’autopsie, difficile de préciser l’extension et l’intention de la notion. Etait-ce le socialisme des timides ? Le libéralisme républicain ? La matrice d’un communisme de bon aloi ? La troisième voie des temps contemporains ? Amiel et Emelien, en tous cas, la structurent en trois principes : maximiser les possibles, le faire ensemble, et en partant du bas.

Localement brillant ? Mais oui, et leur portrait du quadrille partisan, où gauche et droite, sont elles-mêmes subdivisées en deux cousinages factices, est convaincant ; leur portrait d’une société bloquée – «le grand immobilisme» – plein d’alacrité ; et, à vrai dire, on ne lit pas tous les matins des pages documentées et roboratives sur les maux de l’école, les monnaies locales, ni certaines thèses contre-intuitives sur la construction européenne. Le ton, en fait, est absolument exotique pour un lecteur français : c’est un livre d’économie politique à l’anglo-saxonne plutôt que l’un de ces essais verbeux attifés de références que l’Hexagone produit en série. Ceux qui se gaussent du côté didactique, synthétique, d’Amiel et Emelien, qui, il est vrai, prennent dix pages pour résumer l’histoire de la droite, sont les mêmes à s’extasier devant Yuval Noah Harari, qui en prend cinq pour expliquer le Néolithique. C’est donc le genre du livre qui commande ce mélange d’esprit de géométrie et de désinvolture pédagogique. Au total, c’est insolent plutôt que superficiel, contemporain dans sa vitesse de réflexion, extraordinairement jeune dans la décontraction du propos. Les deux auteurs nous épargnent la cuistrerie, et les notes de bas de pages. Le livre y gagne en virtuosité, et en modernité, ce qu’il perd en faculté d’impressionner les philistins. C’est du Rawls pop culture, du Walzer en mode Netflix. Une célérité hussarde dans les concepts, qui fit la gloire de Daniel Cohen, mais en plus digeste. Imagine-t-on lecture plus désagréable ces temps-ci ? Eh bien oui.

Quant à leur franchise, là encore, c’est, pour les deux auteurs, ajouter de la sauce barbecue avant de sauter la fosse aux lions. Car ce qui frappe, c’est leur candeur, là encore très exotique, leur absolue conviction mêlée à un effort pédagogique constant. Bien entendu, il est permis de ne pas être dupe de leur habilité sous-jacente, quand, en arrimant les penseurs radicaux, ou antagonistes, ils triangulent aimablement: Piketty, Zucman et Debray sont enrôlés, presque en passant. Leur lucidité est aussi stratégique, quand ils décrivent, sans cruauté, un «bobo» qui leur ressemble, ou prennent ce qu’ils imaginent être leurs adversaires, à contre-pied. Mais beaucoup de leurs propositions iconoclastes – sur la démocratie locale, le démantèlement des GAFA, le sevrage de la concentration, à Paris, de tous les lieux de pouvoir – sonnent juste.

Le vrai point bancal du livre tient pourtant à ce double décalage. Décalage avec l’ensemble des essais politiques français, dans sa manière, à la fois rapide et décontractée. Mais ce décalage formel redouble un point de fuite délicat. Car, à l’évidence, et c’est audible et même honorable, le livre comporte explicitement la volonté de servir de bréviaire à un combat d’idées international. Parce que, disent les auteurs, le vrai clivage, partout dans le monde, passe entre progressistes et populistes, leur essai se veut universel, dans son analyse et dans sa portée. Or, et c’est une déformation naturelle mais gênante, on le lit essentiellement depuis une perspective française. Ismaël Emelien et David Amiel ont été conseillers d’Emmanuel Macron. Pourtant, ils s’ingénient à rendre leur traité de progressisme applicable, en soi, aux démocraties occidentales prises dans leur ensemble. Mais c’est une pétition de principe qui nuit à la cohérence interne de leur démonstration : le paysage politique qu’ils décrivent est, en soi, spécialement français ; leurs exemples le sont aussi, plus ou moins explicitement ; leurs solutions, toutes enthousiasmantes, sont valables et efficaces pour la société bloquée, mélange de ressentiment, d’absence d’imagination, de rancoeur et d’injustice, dont la France est le paradis, ou plutôt l’enfer. Cette volonté d’être un produit d’exportation rentre en confrontation avec, soudain, l’efficacité de leur propos. Elle souligne la contradiction interne du livre : est-ce le petit livre rouge du macronisme, ou un viatique pour toutes latitudes du progressisme ? On acquiesce aisément à la substance du l’essai: maximiser les possibles, façon Amartya Sen, c’est un projet politique valable partout. Le faire ensemble – soit. Partir du bas, c’est entendu, et les deux auteurs sont limpides et brillants quant au nouveau rôle des partis politiques, et ont pour eux le succès insensé de l’aventure «En marche». Mais quel est l’horizon commun, passé cet utilitarisme coloré de social ? Le macronisme, peut-on penser, était séduisant dans cette capacité à combiner d’une part une analyse de la crise des démocraties occidentales à, d’autre part, une analyse, pleine de verve ou de lyrisme, de la situation nationale – une analyse mais aussi une histoire. Si les deux sont articulées, l’une sans l’autre donne le sentiment, pour le coup, d’un surcroît de scrupules chez les deux auteurs, ou en tous cas, d’un angle mort de la démonstration.

Cette absence de la «francité» du macronisme, qu’il recèle bien entendu et qu’il a su pourtant révéler avec éclat pendant la campagne, est elle même congruente avec l’objet du livre. Car le progressisme est donc ce grand inconnu de la scène idéologique française. Les deux auteurs refusent de se placer sur les abscisses et les ordonnées du clivage gauche/droite. Mais tout, dans leurs propositions et leur univers mental, semblent procéder en réalité de ce que Dominique Strauss-Khan appelait le «socialisme de la production», c’est à dire, une gauche libérale, même si ces mots sont sans doute impropres. Car, une fois les individus émancipés, une fois «maximisés les possibles», que reste-t-il ? Vers où aller ? Les auteurs refusent les mythes et les idéologies collectives, soit. Ils s’érigent contre cette tentation, pour une société d’individus libres, de retomber dans l’enfance de la foi et les religions politiques : «ni caserne, ni couvent, ni kolkhoze». Mais, outre le fait que leur société ainsi bâtie ne dispose pas d’un principe régulateur d’égalité, dont même le plus libéral des penseurs de l’égalité convient de la nécessité, voilà une «cathédrale de Progrès», pour reprendre des mots célèbres, ceux de Clemenceau, à laquelle il manque la clé de voûte.

La solution ? Eh bien, pour ces deux jeunes auteurs venus, quoi qu’ils en disent, de la gauche, devrait s’appeler la République. Tout à leur volonté d’effacer la couleur française de l’ouvrage, le mot n’est pas écrit une seule fois. La République – sans laquelle il est, en termes politiques français, redoutablement délicat de penser le «progrès» (là encore, Clemenceau, mais aussi, toutes les figures républicaines, de Gambetta à Mendès, et même Rocard). Vidée de ce concept, et les auteurs le font délibérément, la démonstration n’est pas entièrement satisfaisante. Leur «voile d’ignorance» pour recomposer la société idéale la rend, sans cela, certes universelle, mais extraordinairement nuageuse, quand ils ont, justement, la volonté d’être concrets. Il faut bien combler, comme ils le reconnaissent, le «vide symbolique». La République – ou la France, disait Emmanuel Macron pendant la campagne – c’est, visible partout et présente nulle part dans le livre, ce qui peut résoudre l’équation du progressisme. Ce qui peut combler le trône vide de la société que les auteurs appellent de leurs vœux. Définir cette idéologie, le progressisme – qui est déjà une gauche sans marxisme, et un libéralisme plus un commun – en se passant d’un horizon si évident, est une gageure insurmontable. Cela ne vaut que pour notre seul pays ? A tout prendre, ce n’est déjà pas si mal.

Ainsi, si comme ils l’écrivent la gauche et la droite ne doivent plus être cette «eau chaude» et cette «eau froide», qu’un mitigeur habile fait varier pour gouverner, il n’est pas besoin de tout jeter avec l’eau du bain. «Les plus grands révolutionnaires ont la mémoire longue (…) Ne rien faire de cette mémoire, c’est se condamner tout aussi sûrement à l’impuissance», écrivent-ils encore. Le talent d’Emmanuel Macron a été d’être le réceptacle de toutes les mémoires politiques, une lande où passaient les «fantômes» des grandes figures, une glaise où s’inscrivaient des «traces», un artificier des «métamorphoses», au sens de Malraux. Ne rien faire de cette mémoire-là, qui est celle du progressisme, c’est se condamner à l’impuissance… Le progrès ne tombe pas du ciel ? Eh bien le progressisme non plus : il est l’enfant d’une histoire française, européenne, occidentale.

Le débat peut se prolonger indéfiniment, mais voilà la preuve que le livre mérite une lecture sans ironie. Il est foisonnant, hétérodoxe, et roboratif. Les deux auteurs prennent au sérieux la société d’autonomie, et s’efforcent, thème après thème, du combat syndical à l’écologie, d’inventer des formes de mobilisation et de progrès social. Iconoclastes, ils plaident par exemple en faveur d’une Europe qui resterait ce «paquebot immobile», difficile à réformer, mais qui profiterait justement de sa lourdeur pour se lancer dans des projets de long terme, irréversibles, en matière de nouvelles technologies ou d’environnement. Et l’on peut gager que l’on finira par retrouver, dans le débat public, les graines qu’il sème. Le propre du progressisme n’est-il pas toujours de triompher à retardement ?

Un commentaire

  1. Psy cause toujours : Je peine à m’expliquer ce moralisme de deux poids, deux mesures entre le voile islamique et le voile judaïque. Pourquoi diable promouvoir l’effigie d’une she-rabbi à la tête nue et, dans le même temps, ériger en symbole de l’islam séculier le hijab lycra au mètre ? Auriez-vous la bonté de déflouter pour moi ce qui, dans l’effusion hassidique, a le don de déranger, voire de rendre allergique un patient chez qui les premiers symptômes d’intolérance au salafisme sont toujours en veilleuse ?