Que les Kurdes du Rojava – les territoires autonomes du Nord-Est de la Syrie conquis de haute lutte contre les troupes du gouvernement syrien et de Daech, au prix de milliers de morts – fassent aujourd’hui appel, suite au départ soudain des troupes américaines, à cette même armée de Bachar El Assad pour les protéger d’une invasion turque, prouve à quel point la géopolitique du Moyen Orient est un véritable imbroglio. Mais aussi, que l’espoir d’un Etat kurde a des allures de mirage qui, chaque fois que l’on s’en approche, s’évanouit au soleil.
Ce Rojava, que tout le monde s’accordait à accepter – les Français et les Américains qui y avaient des bases militaires, en tête, mais aussi le pouvoir de Damas qui s’était fait une raison – est en train de disparaître. Comme a disparu la volonté d’indépendance du Kurdistan irakien qui, suite à un référendum remporté pourtant sans problème à l’automne 2017, a été amputé d’un tiers de son territoire et de la plupart de ses ressources pétrolières.
Comment se fait-il que l’on refuse systématiquement aux Kurdes ce que l’on a accordé aux Sud-Soudanais, aux Timorais, aux Kossovars ou aux Palestiniens –même si ceux-ci n’ont eu droit, jusqu’à présent, qu’à des votes de principe à l’ONU et ailleurs – ?
Comment expliquer que près d’un siècle après les traités de Sèvres et de Lausanne – qui prenaient acte de la dislocation de l’Empire Ottoman et qui, pour le premier, offrait aux Kurdes un territoire – ceux-ci soient toujours dispersés entre quatre pays : la Syrie, l’Iran, l’Irak et la Turquie ? Sans espoir de se réunir au sein d’un Etat à eux.
Les Kurdes sont-ils des mal-aimés ? Ou seulement une variable d’ajustement pour les grandes puissances qui se servent d’eux quand ils en ont besoin – pour détruire l’Etat islamique, par exemple – et les jettent comme de vulgaires Kleenex après usage ?
L’acharnement à ne pas les respecter pose question, comme on dit. Pourquoi tant de haine contre un peuple de près de quarante cinq millions d’âmes, dont tout le monde s’accorde à reconnaitre la spécificité ? Aussi bien linguistique que culturelle, aussi bien historique que religieuse.
Les Kurdes sont sans aucun doute le seul peuple de cette région, où la tolérance n’est pas la qualité principale, à accepter que toutes sortes de religions cohabitent, islam, bien sûr, qu’il soit sunnite ou chiite, mais aussi toutes les variantes du christianisme et même le judaïsme.
Pourquoi une telle malédiction ? Leur reproche-t-on justement d’être trop tolérants ? Ou d’être des sortes de marranes, qui pratiqueraient une religion, l’islam, auquel ils se sont convertis parmi les premiers, sans y croire vraiment ?
Il y a, chez eux, quelque chose qui les rapproche du peuple juif. Même dispersion, même rapport des autres peuples de la région à eux : mélange de haine et d’admiration.
Il y a aussi une autre chose qui les lie aux Juifs : cette faculté incroyable à s’opposer les uns aux autres. Kurdes irakiens du KRG contre Kurdes de Turquie, menés par les marxistes-léninistes du PKK. Kurdes irakiens du PDK (le parti proche du clan Barzani) contre Kurdes irakiens du PUK (le parti proche du clan Talabani). Kurdes syriens du PYD, parti lié au PKK de Turquie, contre Kurdes irakiens du PDK. Sans parler des Kurdes d’Iran qui s’accusent les uns les autres de «collaboration» avec le pouvoir des ayatollahs.
C’est ce manque d’unité dont profitent les autres. Le président turc Erdogan, en premier lieu, mais aussi les dirigeants iraniens ou Bachar El Assad. Quand il ne s’agit pas de Vladimir Poutine ou de Donald Trump. La région ne manque ni de dictateurs ni d’adeptes de la realpolitik. Les enjeux géopolitiques sont considérables. Les enjeux économiques ne le sont pas moins. Les Kurdes n’ont pas eu la chance des Juifs qui, comme le dit la célèbre blague juive, conduits par Moïse, n’ont pas trouvé mieux que de s’installer dans la seule partie de la région où il n’y avait pas de pétrole.
Les Juifs ont attendu près de deux mille ans pour retrouver un Etat. Au prix des six millions de morts de la Shoah. On ne peut souhaiter aux Kurdes le même sort mais peut-être leur faudrait-il découvrir parmi eux les mêmes types de leaders qui furent à l’origine de la création de l’Etat d’Israël. Des leaders qui se sentent assez forts pour aplanir «les contradictions au sein du peuple», comme le disait le Président Mao Tse Toung.
Car, et on l’oublie trop souvent, l’aventure de la création de l’Etat d’Israël ne fut pas une partie de plaisir. Ceux qui combattirent pour cela ne tuèrent pas que des Anglais ou des Arabes. Il y eut de véritables batailles rangées entre divers groupes combattants juifs, en particulier l’Irgoun et la Haganah, sans parler du groupe Stern de Itzhak Shamir.
Et il fallut attendre l’arrivée de David Ben Gourion pour que l’unité se fasse enfin entre les troupes de Jabotinsky, classées très à droite et leader du Parti «révisionniste», qui prônait (déjà) l’annexion de la Cisjordanie et toutes sortes de représailles aveugles contre les Arabes, et celles de la Haganah, classées très à gauche.
Les conflits, politiques, idéologiques et personnels – Ben Gourion et Jabotinsky étaient des ennemis jurés –, n’étaient pas moindres qu’entre les différentes factions kurdes aujourd’hui, les uns et les autres s’accusant mutuellement de «collaboration avec l’occupant» et de «terrorisme». Et le «grand jeu» géopolitique n’était pas moindre entre Soviétiques, Britanniques et Américains.
Il est bien évidemment trop facile de donner des leçons aux autres, quand on n’est pas kurde, que l’on ne vit pas sur place et que l’on n’y est allé qu’à une bonne quinzaine de reprises, mais j’ai tendance à penser que le véritable avenir du peuple kurde réside dans son unité. Dans l’unité de ses leaders qui, par delà la bravoure de leurs combats et leur souci de la liberté, trouvent les moyens d’aplanir les conflits entre eux. Afin d’obtenir enfin l’Etat auquel aspirent tous les Kurdes.
On me dit : « Commencez par être exemplaires, vous les démocraties, et vous pourrez ensuite nous donner des leçons. » Moi, je me dis : « Comment imaginons-nous convaincre nos propres peuples de reprendre le flambeau de l’humanisme dès lors que notre conception de l’universalité des droits rebrousse chemin devant le seuil de toute démocrature ? » Notre fascination indigéniste pour les crimes contre l’humanité en costume traditionnel a tristement revigoré la banalité du mal en col blanc. Peu nous chaut que l’appareil génital du David de Michelangelo ne tolère pas le drap mortuaire dont l’a couvert un certain progressisme européen, eh oui, pressés pouvons-nous quelquefois nous montrer de protéger la pudeur d’une pulsion de mort, j’allais dire d’une envie de meurtre à peine voilée. À Rome, à Budapest, à Washington et à Kill Tour, les causes du naufrage sont protéiformes et plurigénérationnelles. Heureusement avons-nous la chance inouïe d’être encore en mesure de faire dévier de son axe, sans avoir même à faire un petit saut dans le temps, la civilisation de brutes épaisses dont ceux qui nous qualifieront un jour d’ancêtres vénéneux nous accuseront de la leur avoir mijotée dans son jus de crâne, facteur de risque de méningite. Combiner les deux questions de la fin du monde et de la fin du moi : parce que c’est notre projet. Cogito ergo sum. « Combien de nouveaux-nés vont-ils se voir privés, dans les années qui viennent, de la possibilité d’être ? » Il est des grands principes dont l’inviolabilité assure une protection hideuse aux détournements que l’on a fait subir à leur mission originelle. L’État kurde n’a pas les propriétés d’une tenue de scène de star défunte que l’on met à l’encan. Dès l’instant qu’un État de droit est incapable de tenir les promesses de désastre d’un régime fasciste, il n’est pas juste que le Très-Haut-Empire du premier représente une valeur spectrale comparable au Très-Bas-Empire du second. C’est pourtant bien ces entorses à l’éthique que nous pousse à commettre, 24/7, ce bon vieux droit international, — je crois que nous touchons au but d’une version cheap du multilatéralisme que, par ailleurs, nous chérissons. Alors oui, nous allons continuer à nous mêler de CEux QUI NOUS REGARDEnt. Non, vous dis-je, nous n’arrêterons pas de nous mêler à eux. Défricher l’ontologie des sous-sujets que leurs souverains voudraient voir rendre l’âme, ceci nous le pouvons. Alimenter leur intellect en énergie renouvelée, sur son territoire intrinsèque, par-delà un foyer historique hein ? contestable ? Au-delà de toute considération géopolitique prise en otage par le degré zéro du relativisme, nous ferons rayonner la pensée des peuples qui en ont une. N’est-ce pas le minimum que nous puissions faire ? C’est le moins qu’on puisse dire.