Félix Le Roy : Le 22 février 2023 sort un nouveau film que vous produisez via votre maison de production Margo Cinéma : Slava Ukraini de Bernard-Henri Lévy. C’est, après Le Serment de TobroukPeshmerga, mais aussi La Bataille de Mossoul ou plus récemment Pourquoi l’Ukraine, une nouvelle collaboration entre vous. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

François Margolin : Je connais Bernard-Henri Lévy depuis vingt-cinq ou trente ans. On se connaissait de loin, même si on était en amitié. Les choses ont changé à partir du moment où j’ai commencé à travailler avec lui, c’est-à-dire quand il m’a proposé de produire le film Le Serment de Tobrouk, en 2012. Depuis ce moment-là, je dirais qu’on ne s’est plus quitté, sauf pour un film lors des premiers mois de l’épidémie du Covid : Une autre idée du monde. J’avoue que je n’avais pas très envie de circuler à cette époque-là… J’étais inquiet pour moi-même. Cette collaboration s’explique par de nombreuses connivences qui existent entre nous.

FLR : Quelles sont ces connivences ?

FM : J’ai toujours été dans des endroits compliqués, dangereux. J’ai fait des films sur des lieux où les autres ne vont pas, à des moments où ils n’y vont pas. C’était le cas pour L’Opium des Talibans en 2000. Personne ne se rendait en Afghanistan. Même chose pour Les Petits soldats (2005) : je suis allé à la rencontre des bandes d’enfants-soldats à Monrovia au Libéria. C’était le cas dès mon premier documentaire, Falashas et 10 ans après en 1995, pour lequel je me suis rendu en Éthiopie auprès des Juifs noirs. Personne n’y allait et personne ne pouvait y aller. Mon travail aborde le monde tel qu’il est. Je ne traite pas de sujets franco-français. C’est cela, je crois, le point commun entre nous, et qui fait que nous avons travaillé ensemble Bernard-Henri Lévy et moi. Tous ces endroits dont je vous parle, ce sont les autres, qui, de loin, les qualifient de « dangereux ». Ce danger ne fait peur ni à BHL ni à moi-même.

Et puis, je crois qu’on est assez d’accord politiquement, spontanément. Il n’est pas nécessaire, entre nous, de nous poser les questions : est-on du côté des Ukrainiens ou des Russes ? du côté des Kurdes ou de l’État Islamique ? plutôt du côté des Bosniaques ou du côté des Serbes ? Toutes sortes de choses pour lesquelles nous n’avons pas besoin de faire le point politiquement. Donc, quand je parle de « connivences », oui, il y a évidemment cette connivence-là.

L’autre chose c’est que j’ai pris l’habitude de faire des films non seulement dans des circonstances compliquées, mais avec des budgets assez faibles, pas comme un producteur normal. Un producteur normal cherche de l’argent. Il reste derrière son écran d’ordinateur, et de temps en temps il va à une projection. Moi, la grande différence, c’est que je vais, comme Bernard-Henri Lévy, sur le terrain. Je suis là tout le temps lorsque nous travaillons ensemble, c’est même ça qui me plaît profondément !

FLR : D’ailleurs, lors de la présentation à Cannes, en mai 2016, du film de BHL Peshmerga, que vous avez produit, le cinéaste parle de vous en ces termes : « Un producteur hors normes, qui est aussi un ami, et qui a été là, sur le terrain, à mes côtés, pendant toute la durée du tournage. » C’est peu banal de voir un producteur de cinéma si impliqué dans la fabrication d’un film. L’homme de cinéma que vous êtes est-il (doit-il être ?) inévitablement un homme de terrain, engagé ?

FM : C’est ça qui m’intéresse dans le cinéma : être sur le terrain en Afghanistan, à Mossoul ou en Ukraine, au front, en première ligne. Oui, c’est ça qui me plaît. Je trouve que c’est çala vraie vie de cinéaste et de producteur ; je ne fais d’ailleurs pas la différence. J’ai parfois tourné des images moi-même. Nous avions, pour Le Serment de Tobrouk, deux caméramans. Un jour nous sommes, avec Bernard-Henri Lévy, dans un endroit où les caméramans ne sont pas sur place. Réflexe : je fais des images. J’insiste : ce qui m’intéresse, c’est le terrain. Dans un film de fiction aussi. J’ai produit des films de fiction, j’aime être là tous les jours. J’aime les équipes, j’aime les techniciens, j’aime les gens qu’on rencontre quand on fait un documentaire. C’est ce qui me plaît dans la vie, plus que d’être dans un bureau à Paris, au milieu de toutes les mondanités parisiennes, ou même les festivals de cinéma. Je ne suis pas contre tout ça, mais ce n’est pas ce qui fait, pour moi, le travail de cinéaste ou de producteur.

FLR : Sur le tournage de Peshmerga – puisque vous êtes aussi, on le voit, un homme de terrain –, vous passez le nouvel an aux abords de Mossoul. BHL, dont vous produisez le film à ce moment-là, dans l’un de ses « Bloc-notes » du Point du 12 janvier 2017, écrit : « Ce que nous venons faire dans cette galère ? […] Je crois que je n’en sais rien. J’ignore à peu près tout, et de ce que l’on cherche, et de ce que l’on fuit […]. Bien sûr, la passion du témoignage. Bien sûr, la volonté de se tenir à hauteur de l’événement, le vrai, celui qui fait l’Histoire. Et, bien sûr, le goût de l’aventure – ainsi que la fidélité obscure à des maîtres lumineux qui, sur ce point, ont montré la voie. Mais après ? Est-ce assez dire ? » Sauriez-vous dire, aujourd’hui, ce que vous alliez faire, au Kurdistan irakien hier, en Ukraine aujourd’hui, dans ces « galères » ?

FM : Pour moi, c’est le contraire d’une galère. La galère, ce serait de rester dans le Marais à Paris. Lorsque je vois des gens se comporter comme Hitler – et quand je dis Hitler, je pèse mes mots par rapport à Poutine –, quand je vois des gens se faire trucider, ça me gênerait d’être à Paris et de ne pas aller sur le terrain. Le cinéma, ça sert à témoigner, ça sert à prendre position et ça sert éventuellement – mais peut-être que je suis un naïf – à changer la vie, ou un aspect de la vie. Je ne dis pas que ça va changer toute la société, mais je crois que c’est le sens de faire des films. Quand je suis dans ces endroits-là, je n’ai pas peur. J’ai peur d’un tas d’autres choses dans la vie, mais pas de ça. Quand je sais pourquoi je suis là, je m’en fiche complètement. Quand je pense qu’une chose est juste, ça vaut le coup de mourir pour ses idées. Donc rien ne me fait peur dans ce cas-là. C’est pour ça que je vais là-bas. 

FLR : Quel est votre lien avec l’Ukraine ? Il est, je crois, familial. J’ai envie de vous poser cette question qui rappelle le titre d’un film que vous avez produit, mais, cette fois-ci, avec un point d’interrogation : pourquoi l’Ukraine ?

FM : C’est un pays très particulier pour moi parce que mon grand-père a fui l’Ukraine, les pogroms au début du XXe siècle. Ses huit frères et sœurs sont morts dans la Shoah par balles, selon toutes vraisemblances. Je n’en sais rien au fond, puisque ni lui, ni mon père, ni mon oncle, personne n’a jamais voulu chercher. Les seuls qui ont voulu chercher, un peu comme moi, c’est mon frère, et depuis quelques années seulement. C’est une recherche d’ailleurs que j’avais entamée avant l’élection de Zelensky, vers 2017, 2018. J’ai essayé d’aller sur place pour essayer de rechercher ce qui avait pu se passer à ce moment-là, dans cette béance biographique, ce grand trou noir. J’ai une attache là-dessus, c’est même plus qu’une attache. J’ai été élevé dans une mythologie où les Ukrainiens étaient les méchants. Les Russes ne sont pas non plus les gentils dans ma famille. Nous connaissions Le Protocole des Sages de Sion. Nous savions qu’il y avait un antisémitisme absolument délirant en Russie aussi. Mais disons qu’il n’y avait pas une grande admiration pour les Ukrainiens parce que 1,5 million de Juifs d’Ukraine ont disparu, tués. J’avais toujours cru qu’ils avaient été massacrés par les Ukrainiens. Or, depuis que j’y vais, en Ukraine, je vois très bien que ça n’est pas du tout le cas. Je ne dis pas du tout que les Ukrainiens sont indemnes de la chose, mais les Juifs d’Odessa ont été pour l’essentiel tués par les Roumains ou les Moldaves, puisqu’à l’époque il n’y avait pas tellement de différence. Et puis les Ukrainiens n’ont pas tous été gardiens de camp à Auschwitz, comme on le disait dans un résumé un peu rapide. Tout le monde n’était pas antisémite. Mais surtout, ce que j’ai constaté c’est que, depuis un certain nombre d’années, et en particulier depuis la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’ex-Union soviétique, l’Ukraine a beaucoup changé. Je dirais que l’Ukraine a fait son coming out :tout d’un coup ils ont assumé leur passé. Et la meilleure preuve, c’est que le président Zelensky est juif. J’avais tout de suite écrit dans le Figaro, après son élection, que c’était une revanche de l’Histoire. Le ministre de la Défense est juif. La plupart des conseillers de Zelensky sont juifs. Tout d’un coup, il y a une sorte revanche des Juifs d’Ukraine, pas contre les autres mais assumés par les autres. Et ça, c’est quelque chose qui n’a jamais eu lieu en Russie. Il y a eu une haine des Juifs pendant toute la période soviétique où les procès des Blouses blanches, les procès de Moscou ont eu lieu. L’antisémitisme était présent : les Juifs ont été échangés contre du blé par les Russes avec les Juifs américains. Le Congrès américain avait trouvé ce moyen pour faire sortir d’URSS les Juifs qui y étaient séquestrés, qui n’avaient pas le droit d’aller à la synagogue, ce qu’on a tendance à nier et à oublier totalement aujourd’hui. La Russie n’a pas assumé son passé antisémite, et ne l’assume toujours pas – on le voit d’ailleurs dans les déclarations de Lavrov, par exemple, et dans les propos de Poutine. Elle n’assume pas non plus son passé sur de Goulags, ses exterminations. Le Mémorial créé en 1989 a été fermé, la Fondation Sakharov est persécutée. Le passé criminel de l’Union soviétique est totalement nié. Ce qui n’est pas le cas en Ukraine. Et c’est un changement majeur que de voir un pays assumer son passé. Ce travail de mémoire fait que l’on côtoie les Allemands aujourd’hui. Tout cela génère chez moi une sympathie pour les Ukrainiens, en dehors des considérations politiques. Ils portent des valeurs, et les valeurs qu’ils mettent en avant sont des valeurs européennes. C’est l’autre point qui m’intéresse chez les Ukrainiens, c’est que ce sont peut-être eux qui vont redonner une sorte d’envie d’Europe. Honnêtement, je ne suis pas un fanatique de l’Europe. Je suis un fanatique de l’Europe d’un point de vue culturel – sur ce point je suis en accord avec Bernard-Henri Lévy. Mais d’un point de vue politique j’y croyais moyennement. Les Ukrainiens ont tellement envie d’en faire partie qu’ils m’ont redonné, à moi aussi, cette envie, et je crois qu’ils la donnent aux Européens qui n’y croyaient plus eux-mêmes. Ils relancent ce thème dont tout le monde se foutait. Ils suscitent cette envie. L’Ukraine a cette vertu de faire aimer l’Europe. Et même de faire aimer l’OTAN. Moi, je m’en foutais de l’OTAN avant cette guerre, mais tout d’un coup j’en comprends mieux le sens. On voit que les Russes ont plus de problèmes avec la Pologne par exemple, la Lettonie, la Lituanie ou l’Estonie parce que ces pays sont membres de l’OTAN. C’est pour cela qu’ils s’intéressent à la Moldavie, qui n’est pas membre de l’OTAN. Ce que j’ai découvert sur le terrain, en Ukraine, c’est que c’est un pays qui a changé en trente ans, qui s’est complètement séparé, dans tous les sens du terme, de la Russie – dans le mode de vie, dans sa manière d’adhérer à une forme de démocratie. On pourra toujours dire qu’il y a de la corruption, c’est le grand leitmotiv des gens ici, mais il y a de la corruption en Bulgarie, en Roumanie, dans beaucoup d’autres pays qui sont membres de l’Europe. Ce n’est donc pas un argument. Et puis il y a de la corruption en Russie évidemment. Je crois que Poutine n’a pas compris que les gens s’étaient éloignés de lui, d’un mode de vie dictatorial où l’être humain est déconsidéré. C’est une des grandes traditions russes, puisqu’on parle parfois de « la grande tradition russe ». Mais enfin, la grande tradition russe, c’est surtout de faire mourir des milliers de gens, soit dans les goulags, soit par le biais de l’Armée rouge qui a fait des choses… Dans la littérature russe, ce que les gens aiment chez Dostoïevski par exemple, c’est cette manière particulière de considérer l’individu.

FLR : Au moment de la sortie de votre film Salafistes (réalisé en 2016), vous dites : « Si on n’avait pas montré la violence, on aurait menti. Nous n’aurions pas fait notre travail. » La violence infligée à l’Ukraine par la Russie est à montrer ? Y-a-t-il des choses que vous n’avez pas pu, ou pas voulu montrer, dans Slava Ukraini ?

FM : Je crois qu’on a été au bout de ce qu’on pouvait montrer. Je sais que ça avait beaucoup choqué dans le film précédent, Pourquoi l’Ukraine. Le personnel de la chaîne Arte, plutôt la partie allemande d’ailleurs, était choqué par la présence de cadavres à l’image. Sur ce genre de choses, spontanément, on est sur les mêmes positions avec BHL. Bien sûr que c’est terrible de montrer des cadavres, mais si on veut montrer les effets de l’invasion des Russes et comment ils se comportent comme des bouchers, comme des nazis là-bas, il faut tout de même montrer le résultat des choses. Je me rappelle que quand on est arrivé la première fois à Boutcha… On était là deux jours après le massacre russe… il y avait encore des cadavres dans les rues. Je n’avais jamais vu ça. Et pourtant, je suis allé dans beaucoup de zones de guerres, aussi bien en Bosnie qu’en Afghanistan. Je n’avais jamais vu une telle atmosphère qui me rappelait ce que j’ai lu dans des livres qui parlaient d’Auschwitz. Ça m’a rappelé les descriptions que faisaient des amis de mes grands-parents, ou des gens plus connus comme Marceline Loridan-Ivens, qui ont raconté Auschwitz. C’est cette impression-là, ce silence, les cadavres. Les civils de Boutcha étaient des gens dont nous savions qu’ils étaient morts mais que nous n’osions même pas voir. Enfin, c’est une impression incroyable parce que ce sont des massacres gratuits : ils ont tué des gens pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font. C’était la même chose avec les nazis : les nazis ont tué les Juifs parce qu’ils étaient juifs et non parce qu’ils avaient fait ceci ou cela de « mal » par rapport à leurs lois. Je pense donc qu’il faut en témoigner, qu’il faut montrer toute l’horreur… J’ai produit des films de Claude Lanzmann. Claude Lanzmann a passé les trente ou quarante dernières années de sa vie à se demander : qu’est-ce qu’on peut montrer ou ne pas montrer ? C’est le thème de Shoah. Son témoignage, c’est aussi une réflexion sur la représentation de tout cela. Et oui, on peut montrer les choses, mais il faut le faire avec intelligence. Il y a un article très célèbre de Jacques Rivette sur un film de Gillo Pontecorvo qui parle des camps et qui questionne tout cela,  c’est un des articles les plus célèbres des Cahiers du cinéma des années 1960 : « Le travelling est une affaire de morale », aussi appelé « Le travelling de Kapo ». Oui, un travelling, ou un plan, est toujours une affaire de morale. Et dans Salafistes, j’ai cherché à « montrer »… Il y a eu six mois de montage. J’ai fait en sorte que les images les plus violentes non seulement ne soient pas montrées jusqu’au bout, mais qu’elles soient très courtes et mises à la fin du film. C’est une montée progressive pour qu’on comprenne que le discours de ces gens – d’Al-Qaïda ou des penseurs salafistes – aboutit à une violence extrême. Et que si on ne le montrait pas, on ne pourrait pas comprendre que ces discours lénifiants pouvaient séduire des gens. Ces discours aboutissaient à une violence extrême, également proche de celle des nazis. J’ai terminé Salafistes sur un moment où on voyait l’État islamique assassiner un groupe de soldats syriens d’une balle dans la tête en les projetant dans la rivière, je l’ai montré très brièvement, mais l’ai montré tout de même car cela faisait penser à la Shoah par balles. Je le disais à l’époque. Oui, tout d’un coup la violence extrême, le nazisme, qu’on tue gratuitement les gens, c’est quelque chose que je veux montrer pour que cela s’arrête. Je crois que ce n’est pas en le cachant qu’on peut l’arrêter. Moi je m’inscris dans la tradition disons lanzmannienne, c’est-à-dire de réfléchir à cela et de faire voir la violence, ou en tout cas la raconter. Lanzmann raconte de façon détournée la vie des prisonniers d’Auschwitz… Il ne faut pas se voiler la face, il faut montrer les choses telles qu’elles sont.

FLR : Comment se déroule le tournage d’un film tel que Slava Ukraini ? Vous êtes habitué des tournages périlleux, nous l’avons dit : je pense à L’Opium des Talibans où vous réussissez à faire entrer une caméra en Afghanistan ; je pense à Salafistes bien sûr, film coup de poing, tourné pendant trois ans au Mali, en Syrie et en Irak mais aussi en Mauritanie et en Tunisie ; je pense à La Bataille de Mossoul qui suit la libération de la ville dans la plaine de Ninive. Quelle est la particularité, s’il y en a une, de Slava Ukraini ?

FM : C’est de voyager dans un pays où, à tout moment, on peut recevoir un missile sur la figure, de devoir s’y habituer. Je suis allé souvent en Israël, c’est pareil, à part qu’en Israël on se dit qu’on est protégé. Mais je me suis parfois retrouvé à Tel Aviv avec des alertes où il fallait se réfugier dans la cave ou dans l’escalier, c’était semblable à l’Ukraine. Mais si on pense à ça tout le temps, on ne fait plus rien. C’est ce que me disaient d’ailleurs les Israéliens : au début ils avaient peur, ils ont été traumatisés, mais, au bout d’un moment, ils ont essayé de vivre normalement malgré cela. C’est comme si nous avions changé nos vies parce qu’il y a eu des attentats terroristes en France. Non. Ce serait dire que les terroristes ont gagné. Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est que, même à Odessa, par exemple, les gens vivent quasiment normalement alors qu’ils sont à dix kilomètres du front et qu’on aperçoit au loin, dans la baie, les bateaux russes qui peuvent envoyer des missiles sur la ville. J’ai mangé dans un excellent restaurant italien sur place, avec un excellent vin italien, avec de très bonnes pâtes :ne pas céder à l’oppresseur, c’est lui montrer qu’il ne gagnera jamais parce qu’il ne changera pas la vie des gens.

FLR : Seriez-vous prêt à repartir en Ukraine, sur le terrain donc, pour poursuivre les deux films que vous avez produit, Pourquoi l’Ukraine et Slava Ukraini ? Que pourrait-on espérer d’un nouveau film ?

FM : Je retourne en Ukraine fin février pour présenter Slava Ukraini avec Bernard-Henri Lévy. Nous irons à Kiev – je ne dis pas que c’est moins dangereux, mais ce n’est pas la ligne de front. C’était très dangereux à une époque, au début de la guerre. Nous avions peur en train, redoutions qu’ils soient bombardés. Depuis, les gens se sont habitués, tout le monde prend le train. C’est d’ailleurs une grande énigme : comment les trains continuent à circuler depuis le début sans qu’il n’y ait jamais eu – excepté une fois la gare de Kramatorsk – d’empêchement de circuler. Bien sûr, je retournerai en Ukraine. Non seulement j’y retournerai tant que la guerre n’est pas finie, mais pourquoi pas pour faire un troisième film. Je compte sur un film qui témoigne de la victoire, qui est proche. C’est ce que les Américains ont fait au moment de la victoire contre les nazis : ils ont envoyé des équipes munies de caméras partout. Mais la victoire en Ukraine sera compliquée. Les hommes de Poutine ont volé des enfants qu’ils ont emmené en Russie. Rien ne sera simple. Et puis, qu’appellera-t-on « victoire » ? Est-ce que la victoire, c’est de récupérer le pays tel qu’il était le 24 février 2022, ou c’est aussi récupérer les territoires envahis en 2014, à savoir la Crimée ? Dire que la Crimée n’a jamais été ukrainienne c’est de la désinformation totale. C’est absolument faux ! Staline a fait des déportations pendant des dizaines d’années. Effectivement il y a moins d’Ukrainiens qu’à une certaine époque. Lors du référendum de1989, ils ont voté majoritairement pour faire partie de l’Ukraine. C’était moins que dans d’autres zones de l’Ouest, mais c’était 55 % je crois. Donc oui, je retournerai en Ukraine. 
Et puis j’y retournerai aussi parce que j’ai l’intention de faire un film sur la recherche de ma famille de son histoire. Comme je vous le disais j’ai amorcé cette recherche avant l’élection de Zelensky. C’est compliqué detrouver des traces de cette mémoire, mais je vais essayer de faire face. C’est un but que je me suis fixé : retrouver comment une partie de ma famille a disparu là-bas. J’irai jusqu’au bout de ça. J’avais été très marqué par un livre de Jonathan Safran Foer, Tout est illuminé (2002), qui a donné lieu à une adaptation cinématographique. Mais moi, je ferai un documentaire. Un documentaire un peu fictionnalisé, ce sera mon point de vue sur cette histoire, à travers un film au caractère subjectif… À supposer que ça puisse exister, un documentaire objectif. Ça, je le ferai quoi qu’il se passe. Ce n’est pas sûr que la période de la guerre soit la meilleure. Donc j’espère que les Ukrainiens vaincront et que je pourrai y aller tranquillement et retrouver des gens, consulter des registres et retrouver mes traces ukrainiennes, même si je suis extrêmement français. J’aime savoir que j’ai des attaches là-bas. J’ai d’autres attaches en Lituanie. Une partie du reste de ma famille était dans une zone que les Russes avaient accordée aux Juifs – les Juifs n’avaient pas le droit d’être dans les grandes villes russes, mais ils avaient le droit d’être dans toute une zone qui s’étendait de la Lettonie à Odessa et même un peu plus loin, à Kherson. Dans ces régions, ils avaient le droit d’être, excepté dans les grandes villes, et sauf numerus clausus dans certaines universités par exemple. Ce qu’on appelle des Juifs russes, c’étaient souvent des Juifs ukrainiens, des Juifs lituaniens. Lorsque mon grand-père est arrivé en France – j’ai les papiers de naturalisation – ils marquent une ville ukrainienne, et ajoutent entre parenthèses « Russie » parce qu’à l’époque, pour le monde, c’était un ensemble unique ou univoque qui appartenait à l’empire tsariste. 

FLR : C’est intéressant : vous parlez de « documentaire fictionnalisé » pour ce projet, ce travail de mémoire cinématographique, qui me rappelle le long-métrage de fiction que vous avez réalisé en 2015, L’Antiquaire. Vous avez cette double casquette producteur-réalisateur. Qu’est-ce que cela dit de votre rapport au cinéma, ce côté un peu touche à tout ?

FM : Je ne dirais pas « touche à tout ». J’ai commencé par la réalisation. J’ai été formé à la FEMIS, au département « Réalisation ». Lorsque je me suis lancé, j’ai décidé de produire moi-même mes films, des films. Comment fait-on ? Eh bien, je m’inscrivais à l’époque dans une tradition de gens que j’ai toujours admiré, comme Claude Berri, comme Resnais, Tavernier, Truffaut, des gens qui ont décidé d’être leur propre producteur. Être son propre producteur ça a des avantages et des inconvénients. Ça prend beaucoup de temps, mais ça donne plus de liberté. C’est toujours une sorte de contradiction permanente, mais le fait d’avoir au départ fait de la production pour produire mes propres films a attiré vers moi beaucoup de réalisateurs qui étaient des amis, ou qui le sont devenus, en particulier Raul Ruiz que j’ai beaucoup fréquenté, et qui adorait que je produise ses films. Et moi aussi, j’ai adoré travailler avec lui. J’avais, avec lui aussi, une connivence intellectuelle. Je crois qu’il y a des réalisateurs qui aiment être produits par un producteur qui est aussi réalisateur. Je trouve peut-être moins d’argent que d’autres producteurs, liés à des chaînes par exemple, mais je sais toujours où va l’argent. Quand on est réalisateur on a cette qualité, je crois : on sait où il faut dépenser de l’argent, et où il faut l’économiser. Je peux faire profiter de mon expérience : le seul but d’un producteur c’est habituellement d’économiser or il y a des moments où il faut savoir dépenser. S’il faut aller au bout de l’Ukraine, ça coûte cher puisqu’il faut de la sécurité, des transports. Et c’est là où ma qualité de réalisateur me permet d’apporter cet atout à un autre cinéaste. C’est comme ça que je travaillais avec Claude Lanzmann, avec Raul Ruiz, avec pas mal d’autres. Il m’arrive même d’intervenir sur l’artistique, ou de donner des conseils. Il ne s’agit pas de faire le film à la place du réalisateur, mais je me mets à sa place. Je ne vais pas donner des ordres à un cinéaste, mais je le comprends, je lui offre ce que je voudrais trouver chez un producteur lorsque je réalise un film. Je ne sais pas si j’y parviens, mais c’est ce que j’aime faire. Ce sont deux métiers, réalisateur et producteur, qui ne sont pas contradictoires. Il n’y a qu’en France qu’on trouve que c’est contradictoire – pas tout le monde, heureusement. Aux États-Unis, c’est normal d’être son propre producteur. On le voit encore plus dans les séries : si on regarde les génériques, c’est souvent la même personne qui a écrit, produit, réalisé. Ce sont des métiers où il y a le même type de questions. Je définirai la réalisation par le fait de résoudre des problèmes tous les jours, de trouver des solutions. Il faut un petit peu de talent, mais c’est finalement beaucoup moins important que ça n’en a l’air. Pour le producteur c’est pareil, sauf que ce ne sont pas toujours les mêmes questions. 
J’ai commencé dans le cinéma en faisant du montage pour les films de Raymond Depardon, notamment Faits divers (1983). J’ai réalisé, produit, « fait des images », des documentaires, de la photographie, j’ai écrit beaucoup de scénarios. Tout ça est lié, et ne doit pas être opposé. 

FLR : Le travail sur des œuvres de fiction est-il nécessaire pour « contrebalancer » la part que prend l’art documentaire dans vos réalisations/productions ? Est-ce que ces deux pôles s’imprègnent, s’influencent, voire se prolongent ?

FM : Oui, parce que c’est la même chose, documentaire et fiction. Je n’ai jamais pensé que c’étaient deux choses différentes. Quand je travaille avec Bernard-Henri Lévy ou Claude Lanzmann, ce sont toujours des gens qui, quand ils font des documentaires, ne font pas de reportage pour une chaîne de télé : il y a un point de vue très personnel. Donc quand il y a un point de vue très personnel, c’est plus proche de la fiction. Et on voit bien qu’aujourd’hui il y a beaucoup de films de fiction français qui sont très proches du documentaire. Mes modèles artistiques ce sont des gens comme Kiarostami. Un film de Kiarostami, est-ce que c’est de la fiction ou est-ce que c’est du documentaire ? Les gens seraient bien incapables de le dire. Est-ce que Jean Rouch, c’est du documentaire ou de la fiction ? Ça varie suivant les films, c’est plutôt inclassable. Disons que quand je fais une fiction, je vois les acteurs comme des personnages de documentaire. J’essaie de faire un documentaire sur les acteurs, en les mettant dans le cadre d’un scénario certes. J’aime observer les gens, je suis curieux des gens. Il y a des cinéastes qui abordent les êtres avec une idée reçue, et réalisent des mauvais documentaires car ils ne s’intéressant pas à ce qu’ils voient des gens. Moi, j’aime partir avec des idées, un point de vue qui m’est propre, mais qui peut changer en fonction de ce que je découvre des gens sur place. Et c’est la même chose pour les acteurs. Ce que j’aime qu’ils me changent d’une certaine façon, qu’ils interprètent différemment ce que j’ai pu écrire ou ce que quelqu’un d’autre a écrit. Quand je ne vois pas ça, je m’ennuie. Il y a plein de cinéastes qui sont à cheval entre les deux, et c’est ce cinéma qui est intéressant aujourd’hui : un cinéma qui est à la lisière de la fiction et du documentaire, pas pour transformer la réalité, mais pour la voir avec un œil subjectif. Je préfère cela à un reportage comme on en voit trop sur les chaînes d’information et qui n’a pas grand-chose à voir avec le cinéma… Et moi, ce qui m’intéresse, c’est le cinéma !