Les démocraties mourraient autrefois de mort abrupte, soudaine et violente, victimes de coups de force militaire ou d’invasions impériales. Elles mourraient, jour de septembre, Allende bombardé au Palacio de La Moneda ou Printemps de Prague broyé sous les chars.
De nos jours, les démocraties meurent autrement, doucement, tout doucement, de mort lente, trucidées de bulletins de vote. Elles meurent emportées par la déraison de la loi du nombre. La loi du peuple.
De Budapest à Manille, de Rome à Rio, le temps des tumultes, l’odeur et le bruit des temps obscurs. Mais de quelles sources cette agrégation de haines massifiées ?
Refoulant l’angoisse qui nous tenaille, nous dirons et redirons, comme pour congédier d’incantation illusoire le contraire de la bénédiction, que c’est de la faute du néo-libéralisme. Ou encore que c’est à cause de ce cancer hideux qui ronge tout : la corruption. Décidés à ne pas toiser, les yeux dans les yeux, l’obscurité qui revient en masse et qui s’étend d’un continent à l’autre, radotant, nous ressasserons, la mine sérieuse et savante de ceux qui savent tout, que tout cela est bel et bien la conséquence de la conjoncture. La crise !
De la crise à la haine, le chemin serait ainsi naturellement tracé. Le vote populaire et populiste ne serait que tourbillon de colère. Explosion de courroux. De la misère découlerait forcement la haine. Les pauvres ne voteraient pour ceux qui disent que s’ils sont en bas, c’est bien du pêché de ceux qui sont en haut et de ceux qui viennent d’ailleurs que par… dépit de misère. Le peuple embrasserait la haine car démuni et sans défense devant les lendemains qui déchantent. La vulnérabilité économique engendrerait les passions haineuses, la précarité déterminerait la haine.
Misère. Misère de la pensée. Impuissance de la pensée stéréotypée, trop longtemps installée dans ses certitudes, à sortir des lieux communs et à saisir le cours du temps, au-delà des apparences. Incapacité à penser de proximité les mouvements de l’époque. Elargissons notre regard. Regardons plus profond. Prenons la Suède. Comment se porte l’économie du côté de Stockholm ? Très bien. Et l’extrême droite ? Tout aussi bien. C’est que les pulsions grégaires poussent tout autant en temps de prospérité qu’en temps de pauvreté. C’est que la volonté populaire, lorsqu’elle est extrême dans son expression, n’est pas que de protestation devant le déclassement et le dénuement mais bien de soumission. De soumission au meneur qui donne au mouvement de foule, orientation et puissance d’attraction. De soumission à l’illusion de toute puissance. Freud dit : «Le meneur de la foule incarne toujours le père primitif tant redouté, la foule veut toujours être dominée par une puissance illimitée, elle est au plus haut avide d’autorité, elle a soif de soumission.»
Le meneur est celui qui parle. Celui qui désinhibe le langage. Celui qui s’adresse à la foule, renverse les interdits et réduit en poussière les règles communément établies. Celui qui défait la décence commune. Celui qui a le pouvoir d’aliéner la volonté de la multitude. Celui qui a le pouvoir de remuer les passions primaires. D’affecter. D’affecter l’esprit et les corps. De faire marcher les hommes à son désir. Le meneur est celui qui permet la transgression. Et, absolue la jouissance : il suffit d’obéir à l’homme ou au parti qui mène la cadence pour accéder au droit de transgresser. Haïr est mon droit ! On peut haïr librement. On peut classifier, hiérarchiser l’esprit à travers les corps. Le meneur parle et on se cherche du même sang. De la même ethnie. Du même esprit du peuple. L’illusion de l’autosuffisance nationale. Tribale. Les hommes abusés et contents. Les hommes sur le chemin du pire pour eux-mêmes mais heureux. Triomphe du charisme de la sottise ! On peut haïr allègrement. Férocement. A haute voix.
Le langage atteint, fissuré, renversé, la parole assassinée, la démocratie n’est plus que troupe sans esprit. Là où les mots ne disent plus ce qu’ils signifient, la raison est perdue et la démocratie avec. Car qu’est-ce la démocratie sinon d’abord la possibilité d’argumentation ? Qu’est-ce la démocratie sinon la controverse, le débat, la confrontation, le questionnement ? L’échange de mots. Convaincre, persuader, donner à avoir, des faits, des preuves. Donner des preuves.
Que la parole soit disloquée, de chaos, sacrificielle, les mots pervertis, faillis, décrétant le réel néant, faisant croire vrai ce qui est faux et faux ce qui est vrai, le débat devient impossible, et la raison ainsi déboussolée, prédomineront les fantasmes. Les fantasmes collectifs. Les peurs. Là où l’air du temps est embrumé de peurs, le peuple-masse livré à la déraison, s’attroupe, se rassemble derrière une volonté despotique. Il lui faut un maître. Il lui faut une foi. Une opinion. Une direction. Une cible. Le mot d’ordre. Le slogan. Les slogans. Il lui faut un ennemi. Il lui faut des ennemis.
Et en nombre, exaspéré, le peuple renversera tout sur son passage. Il y eut la parole décousue, les mots ne disant plus ce qu’ils voulaient dire. Il y eut les urnes. Il y aura les gestes. Les coups contre les boucs émissaires. Les coups contre les étrangers. Contre les Juifs. Contre ceux dont la peau est de l’autre couleur. Contre ceux qui vivent, pensent et aiment autrement. Contre les droits des femmes. Contre les minorités. Contre le principe d’égalité. Contre les droits de l’homme. La brutalité. La violence. La dictature de la force. Au nom de la souveraineté du plus grand nombre. Ainsi meurent les démocraties. De mort lente. Sans bruit. Avant la fureur.
Ainsi meurent les démocraties
par David Gakunzi
31 octobre 2018
Les démocraties mourraient autrefois de mort abrupte. De nos jours, elles meurent trucidées de bulletins de vote. Retour sur le cas brésilien.
Larvaire 1 : La réduction ethno-religieuse des candidats issus des minorités serait de loin la meilleure des fausses bonnes idées, le pluralisme étant, par nécessité, transcommunautaire.
Larvaire 2 : Aussi spectaculaires que soient les débordements de notre Unstablishment, ils n’ont pas le pouvoir d’occulter le risque d’un effet Corbyn sur le logiciel du Parti démocrate.
Si la diversité crypto-fédéraliste de notre Union implique une confraternité supranationale, les nations sœurs vibrent autant par elles-mêmes que par l’action qu’exercent les autres sur chacune d’elles, à condition qu’elles sachent y faire, que leurs modulations imprévues infléchissent le cours d’une polytonalité renouvelable à en paraître inépuisable. La note juste a le pouvoir de déclencher la vibration d’une corde à vide qu’elle ne touche pas, laquelle, à un comma près, serait restée de marbre devant ses avances. C’est dire si la multiplication des gestes affinés saurait démultiplier les chances d’épanouissement des instruments sublimes que sont les démocraties pour des enfants semblant parfois courir après leur traînée de poudre stellaire comme vers un horizon qui leur échappera indéfiniment. Les progressismes ne vaincront jamais les nationalismes s’ils leur abandonnent le flambeau de la pluralité. Le divin paradoxe de la division tient au fait qu’elle fait ressortir un bouquet d’étendards dressés sur les blasons de leurs vanités respectives. Il est de la responsabilité des bâtisseurs de notre cathédrale universaliste de révéler de quelle basse manière les démolisseurs de l’Europe une et indivisible se font la courte échelle sur la base d’une union feinte. Que rien ne les rapproche sinon une dissemblance radicale dont ils souhaiteraient qu’elle leur épargne les humiliations inhérentes à toute compétition mondialisée. Mais à vouloir brûler l’étape de la confrontation, les fugueurs en avant nous préparent une suite d’entrechoquements événementiels. Un tournoiement érosif dont la nature irréductible ne serait contrebalancée par aucune forme de solidarité structurelle. Car ce sont bien là les qualités supérieures d’une structure, décriée pour ses aspects les moins humains bien qu’elle fût immergée dans l’humanisme de ses pères fondateurs, que de fixer un cadre à l’impératif de croissance du projet qui est le nôtre. Un élan de solidarité mondiale s’inscrit dans la durée ou s’efface avant même qu’on ait pu décrire sa résolution. Si l’Europe doit d’abord faire la démonstration qu’elle existe en chacun de ses membres, son hyperconscience se discréditerait à vouloir fixer des limites régionales à la fratrie que lui ont attribuée ses éclaireurs. Les garants des droits qui nous fondent sont censés être doués de la faculté de reconnaître un esprit de leur trempe au sein d’une marée régressive. Si l’Organisation s’interdit de forcer les violeurs de grand chemin qui l’entraînèrent dans la Tournante à ne pas déréaliser leur opposition démocrate, rien n’empêche en revanche une nation perfectible, car imparfaite et consciente de l’être, de soutenir l’effort de progression des justes en devenir à disposer de leur corps élitaire. Alors là, pas question ! Oui, je sais bien… la victoire de partis de gouvernement appartenant à notre famille politique combinerait les deux avantages de souffler un vent d’optimisme sur nos propres campagnes et d’être, pour ainsi dire, à portée de langue. Sauf que la géopolitique meurt d’avoir fait perdre tout espoir à nos dernières raisons d’espérer. L’Union européenne progressera de par son aptitude à faire profiter de son train de vivification les continents lointains ou proches. Elle ne renversera pas les régimes explosifs des États de non-droit, mais soutiendra leur dissidence pluraliste donc plurielle — ce qui exclut tout réchauffement avec les larves révolutionnaires d’un rival totalitaire — avec la véhémence que la morale confère aux réalisateurs de trêve éveillée qui ont fait ce qu’il fallait pour ne jamais se retrouver dans l’obligation de se cacher derrière leur petit doigt. L’Europe des Alliés perdurera pour avoir su poursuivre une guerre fondatrice contre un ennemi indéracinable et néanmoins possible à écraser. Cet ennemi n’a pas de sexe. Cet ennemi n’a pas de couleur. Cet ennemi n’a pas de classe. Il est tout sauf fidèle, si ce n’est à lui-même. Ne nous y trompons pas.
Ne laissons pas Protest Kong se donner à ronger aux quatre freins cardinaux. Ne lui offrons pas la moindre occasion de se payer le luxe de banaliser le mal dont il est le moule. Mais ensuite. Car nous n’en sommes qu’au début. Ensuite, et donc, à la seconde où cela me parlera : agir. En d’autres termes, ne plus détourner le regard. Les populistes ne récupèrent que des sujets qui engourdissent les États; ces facteurs de déshumanisation à retardement leur ont filé entre les droits. Soit par imbécilité. Soit par lâcheté. Quand leurs garants dépensaient des trésors d’ingéniosité à maquiller, dans un cas comme dans l’autre, le vrai en faux, en faussaires au carré. Perdant, chaque fois un peu plus, une considération qu’ils avaient probablement imaginée acquise auprès d’un peuple qui, s’il ne parvient pas à le traiter sans l’aggraver, n’en connaît pas moins son sujet puisqu’il l’a dans la peau. Hélas, le mal est fait. Qui plus est, il défait tout ce qu’il peut pour se refaire. Ce qui constitue un danger pour la stabilité de l’Europe ou des mondes qui en procèdent, c’est la répétition de l’Histoire. Or la crise de 1929 ne fut pas déclenchée par les anticapitalistes qui l’accueillirent comme une bénédiction surgissant des entrailles de Gaïa. Nous tirons les enseignements de l’entre-deux-guerres comme si nous pouvions empêcher le fascisme de tirer les marrons du feu de la déprime. Comme si, donnant aux perdants de notre mondialisation heureuse des motifs d’espérer en un futur plus harmonieux, nous pouvions enrayer un processus immonde qui, au siècle des Derniers dont il est dit qu’ils seront les Premiers, propulsa les fascistes au pouvoir. Or parmi ces menaces que nous anticipons, quelques-unes des plus terrifiantes ne sont pas des objets de politique-fiction. Il eût été pour le moins catastrophique d’aider l’Allemagne à redresser la tête dans l’espoir de désamorcer une autre guerre mondiale, en n’ayant pas conscience que l’on y pataugeait dans les eaux troubles de trente-trois.