Je me trompe de sonnette. J’avale les marches de l’imposant immeuble haussmannien, où les stores verdâtres sont secoués par la chaleur, et me retrouve face aux portraits de Philip Roth et de Jean d’Ormesson. Simone de Beauvoir, récemment pléiadisée, veille sur eux. La secrétaire de Gallimard me dit de patienter dans un fauteuil club hors du temps, entouré d’un mausolée gallimardien, où la dernière lettre de Maria Casarès à Albert Camus est sous verre. Telle une relique.
L’assistant d’édition vient me cueillir alors que je suis encore tout étourdi par les visages qui m’épient. Après trois couloirs et deux portes en acajou, marron terne, un nuage de nicotine vient me chatouiller l’odorat ainsi qu’une légère brise marine, qui désarçonne mon anxiété.
Dans un coin d’un scriptorium de style empire se tient un homme, la fidèle veste en flanelle posée sur son corps, tel un prélat engoncé dans sa robe. Y trônent fièrement cinq bouteilles de Bordeaux, l’intégrale de la revue l’Infini et les immuables Camel – sans filtre, me précise-t-il – vissées à son porte-cigarette centenaire. Vous l’avez reconnu, le magnifique Philippe Sollers du haut de ses quatre-vingt-un ans, accepte de tendre sa main, empoignant la mienne tel un jésuite prêchant le message christique. Il m’enjoint de m’asseoir. Tout est intact, rien n’a bougé depuis quarante ans.
Comprendre la galaxie sollersienne nécessite l’appréhension de la maison Gallimard. Gaston serait en somme le patron de Philippe, et Sollers l’ami d’Antoine ?
Ecrivain casanovien, critique aiguisant, mâle épicurien s’interrogeant sur la volupté de son existence, il est réchauffé par la parution prochaine du deuxième tome de ses correspondances avec l’énigmatique Dominique Rolin – une relation germanopratine par excellence préférant les douceurs chaudes des Traghetto glissants, pour créer ce qu’est la littérature. Histoire vivante naguère, monument littéraire actuel, singulière temporalité.
Il a découvert la Chine lors d’une conférence au très jésuite lycée Sainte-Geneviève et a fait ses premières armes chez les rouges. A l’image d’un Breton opiumisé, d’un Aragon rafraîchi par le combat ou encore d’un Malraux échaudé devant les temples Khmer, Sollers admire encore et toujours la civilisation chinoise. Il est définitivement malrausien par sa quête d’expérience, mais sans les tics et les mitrailleuses.
Comprendre Sollers nécessite, aussi, saisir l’effusion de son inspiration. Un empire d’érudition sans limite, de séminaires boulevard Raspail avec Roland Barthes ou Jacques Lacan, et de rencontre avec la psychanalyse. Sollers a dépassé son époque par son étonnante maturité.
Alors que ses jeunes condisciples, sortant d’un douloureux académisme et de normes sociales féroces, nécessitaient, à force de répudier les pulsions libidineuses, d’expérimenter les premières effusions séminales sur le dos des femmes s’offrant à leurs yeux, Sollers avait déjà lu tout Sade, Stendhal ou Nietzsche et préférait flirter avec sa domestique et la psychanalyse ou, plus tard, errer à Venise, le paradis italien où le temps s’accroche à l’histoire et les êtres profitent de son allégresse légendaire.
Sollers traverse les siècles en révolutionnaire perpétuel, bien loin d’une mélancolie rimbaldienne. Cloisonner les générations n’est toujours pas au programme sollersien.
Femmes en 1983, lancement fulgurant d’un girondin. L’ami fidèle de Philip Roth fut lui-aussi vilipendé par la doxa. La lecture de Portnoy en 2013, à la Grande Synagogue de New-York, scelle l’accord tacite de deux personnages mirobolants… Il faiblit sa voix, chuchotant tel un oracle, pour se distinguer de Roth face à la gent féminine… Il se rappelle encore de ce froid dîner entre lui, Roth et Claire Bloom, à l’époque où l’actrice britannique et l’écrivain new-yorkais partageaient l’alcôve, qui l’a marqué par la solitude morale de Philip… Sollers est toujours là pour vanter Roth et le soutenir comme il le fait depuis presque quarante ans.
Mais Sollers reste un spectateur critique de son époque, digressant sur la chevelure blonde de la première dame ou encore sur le spectacle catholique de la visite du Président à sa sainteté. Le mélange de rites énigmatiques, de jeux tactiles et de division de l’affection entre un jésuite et une femme remariée, suffisent à rendre Sollers volubile. Le comprendre débute par l’anecdotique.
Il n’en a pas terminé avec le présent, demeurant l’épicurien de toujours, fidèle au Scotch sec et à sa Badoit volcanique, à la terrasse de la Closerie, et grillant ses cartouches, à l’instar d’un guerrier préparant son combat.
Combattre ses «maux» n’est pas une aventure vaine. Sa relation avec Dominique ; l’indépendance financière de sa femme ; ses nombreuses admiratrices. Il profite encore de son appétence. Il est comme ça, franc-parler. Solaire.
Où était-il avant-hier ? Personne ne le sait. L’île de Ré ? Venise ? La Closerie ? Aucune réponse et cela ne lui importe guère.
Le jour, à son bureau d’éditeur chez Gallimard, il semble être un spectateur admiratif du monde qui l’entoure, avant de se muer, le soir venu, en écrivain prêt à transgresser et pervertir la compagnie environnante. Il me montre une photographie de Dominique Rollin, jeune : «J’aime son côté gitane réfractaire». Il aime les «anarchistes», non dans l’acception politique du terme mais pour le regard sur la société.
La rencontre avec Sollers est un bain de jouvence assuré, où les quelques traits tirés, les quelques chagrins épisodiques, sont tout autant magnifiés par le regard neuf et admiratif d’un auteur prolixe sur son époque. Sollers est définitivement intemporel.
Je ne suis pas le Soral juif. L’idée qu’il faudrait jeter par-dessus bord, dans un même sac de pudeur, les visages du nazisme et leurs démystificateurs serait, pour le coup, l’abomination de trop d’une démocratie qui prend l’eau. Ne plaidez pas en ma faveur auprès de ceux qui m’ont prêté des intentions racistes. Ils se sont démasqués… Attaquez-les!
À la peine perdue : Rien n’est moins destructible qu’un suicidé de la société.