On ne dirait pas comme ça mais avant d’être une question de résultats, de gros sous et de buts marqués, le football est d’abord affaire de sentiments. Pour s’en assurer, il suffit d’aller au stade Bollaert, à Lens, où malgré le piètre spectacle et les joutes sans glamour de seconde division, des dizaines de milliers de fidèles se pressent, se massent, se parent des couleurs sang et or dans une ferveur qui rappelle les plus puissants élans amoureux. C’est peu ou prou le même émoi qui domine au Parc des Princes. Séparés par la pelouse, les deux virages jadis ennemis, Boulogne (hier fief nationaliste) et Auteuil (tribune black-blanc- beur) dévoilent leur ardeur à gorge déployée. Au rythme des exploits de la triplette Neymar, Mbappé, Cavani, les supporters de la capitale chantent : «Allez Paris / Allez Paris / Où tu es nous sommes là / Tu ne seras jamais seule / Car nous deux c’est pour la vie». L’hymne est romantique. Il raconte tout de la relation passionnelle qu’entretient le supporter avec son club de cœur. Une ferveur pour la vie. Un amour que tout emporte…
Loin du terrain, le miracle footballistique réside en sa capacité à réunir prolétaires et nantis, ouvriers et intellectuels, jeunes et vieux, hommes et femmes de toutes origines et de toutes conditions. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les hommes politiques courtisent avec assiduité les footballeurs. Car quoi de plus méritocratique que le parcours d’un jeune issu d’un centre de formation, franchissant mille étapes et tout autant de tests pour devenir professionnel ? Point de loterie dans cette ascension complexe, plutôt de la persévérance. Ici, tout est plus louable car il n’est aucunement question de réseau, de privilèges de fils à papa ou de carte scolaire… Avec du talent et beaucoup de persévérance, tout le monde peut devenir sinon Zidane au moins Giroud, Mendy ou Lloris. C’est déjà pas mal ! Les enfants des classes populaires ne s’y trompent pas : ils saisissent très tôt cette opportunité de se faire un nom. En football donc, l’idéal méritocratique est moteur. Le terrain, comme la rue, est une école de la vie. Il est lié, sans le savoir, à cette autre idée, voisine, de justice sociale. C’est tout le sens de la célèbre citation d’Albert Camus, écrivain et gardien de but du Racing universitaire d’Alger (RUA) dans sa prime jeunesse : «le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les scènes de théâtre et dans les stades de football, qui resteront mes vraies universités.»
A notre époque, tandis que les concepts se vident de leur substance, les stades se remplissent. Voilà qui fait entrer de plein pied, qu’ils le veuillent ou non, nos Présidents dans la danse. De 1998 restera cette image comique, d’un Jacques Chirac tout sourire, écharpe de l’équipe de France sur les épaules, criant de façon aléatoire les noms des titulaires du onze tricolore. Comique à souhait, la séquence, aujourd’hui culte, approche le million de vues sur YouTube. A elle seule, elle suffit à résumer des décennies d’incompréhension, voire de mépris, de la classe politique envers le monde du football… Les temps ont changé. La nouvelle génération connaît et comprend réellement le football. Est-ce un hasard si Nicolas Sarkozy, Président qui n’a pas fait l’ENA, balladurien qui n’a jamais tant réussi que lorsqu’il s’évertuait à casser les codes traditionnels de la Droite, adore le PSG dont il ne rate aucun match ? Certainement pas ! Autre passionné, François Hollande recevait ses ministres à l’Élysée en suivant les matchs de championnat de France sur une petite télé. Sa suite ne démentira pas cette relation de proximité avec un sport devenu divertissement planétaire. En véritable fan, Emmanuel Macron, s’entrainait ainsi l’été dernier en compagnie des joueurs marseillais à la Commanderie, le QG de l’OM. L’occasion de prouver, à l’instar d’un Giscard, combien il est jeune et vigoureux tandis que l’Ancien Monde Macron demeure désespérément bedonnant. Le football sert à la communication présidentielle. Macron Président aime le football qui le lui rend bien. L’air de rien, le ballon, sphère ronde aux courbes rassurantes, lui permet d’abolir sa distance technocratique. En 98, souvenons-nous des retombées concrètes de la victoire. Dès le lendemain du triomphe de la bande à Jacquet, la presse se faisait l’écho d’un «effet Mondial» profitant au couple exécutif. La popularité de Jacques Chirac était alors en hausse de sept points à 67 %, par rapport au mois de juin, et dépassait, pour la première fois depuis le début de la cohabitation, celle de Lionel Jospin, en hausse de deux points à 65 %. Des chiffres qui font pâlir d’envie les politiciens d’aujourd’hui… Cela sans même parler du fameux slogan «Black-Blanc-Beur» Rappelons-nous que dans la France ante-Charlie, l’idole nationale était d’origine algérienne et s’appelait Zidane. À peine la victoire 3-0 face au Brésil était-elle scellée que le peuple descendait joyeusement dans la rue. Que criait-il ? «Zidane Président !». Un slogan si puissant qu’il sera affiché jusque sur le fronton de l’Arc de Triomphe ! Vingt ans plus tard, ce souvenir chéri semble appartenir au passé. Les difficultés économiques, le communautarisme, le plafond de verre pour les jeunes issus de la diversité, les crises des banlieues mais aussi et surtout l’essor du terrorisme islamiste ont dé-cimenté cette France qui se rêvait cosmopolite. Rude retour à la réalité.
Reste le football auquel se sont convertis, bon gré, mal gré, les populistes de tous poils. A l’étranger, Erdogan et Poutine utilisent sans vergogne la ferveur des supporters à des fins nationalistes. En France, quelques élus se sont récemment découverts une passion pour les tacles glissés et les buts inscrits en pleine lucarne, sur le tard… Jean-Luc Mélenchon est de ceux-là. Quelques années auparavant, le tribun de la gauche pourfendait pourtant le football, considéré comme un nouvel opium du peuple. «Ça m’a toujours choqué de voir des RMIstes applaudir des millionnaires» déclarait le leader de la France Insoumise dans son verbe caractéristique. Mais la situation politique a drastiquement changé entretemps… Le discoureur en rupture avec le PS s’est découvert des ambitions électorales. On lui prête l’envie de ravir à la droite la Mairie de Marseille. Comment se mettre les locaux dans la poche ? Quelle (grosse) ficelle utiliser ? Mélenchon a fait le choix d’aller au stade Vélodrome et de le faire savoir… Une manœuvre moquée sur les réseaux sociaux doublée d’une fascinante erreur d’appréciation. Outre le badbuzz terrible, la manière dont Jean-Luc Mélenchon s’est servi du sport en dit long sur le politicien qu’il est. En homme d’hier, le député insoumis ne peut s’empêcher de considérer le football comme une passion basse, populaire, un peu vulgaire…
L’advenue du Nouveau Monde macronien a définitivement rapproché le supporter du politicien. La ferveur footballistique ne s’en trouve que renforcée. Au soir de la récente qualification de l’Olympique de Marseille pour la finale de la Ligue Europa, un fan du club phocéen, interrogé par un journaliste, ne clamait-il pas : «Rien ne surpasse l’OM. C’est l’histoire de ma vie : mieux qu’une épouse ou un mari !» N’en déplaise au camarade Mélenchon, une telle passion ne nait certainement pas en un jour. Elle remonte à loin, rejaillit du tréfonds des souvenirs, à l’époque des culottes courtes et des vignettes Panini. Panini justement. Une jolie madeleine de Proust au succès jamais démenti, en dépit de la concurrence toujours plus cannibalisante des écrans sur la jeunesse. Qu’à cela ne tienne : en 2018, on collectionne, échange et colle toujours avec passion ces précieux supports cartonnés. En dépit de la concurrence des jeux vidéo (FIFA, PES et autres Football Manager en tête), l’attrait pour les vignettes crées à Modène ne s’est jamais démenti. Jadis contrôlé par Marvel puis repassé sous pavillon italien, le groupe créé en Italie continue d’afficher de jolis volumes de ventes. En 2014, il annonçait ainsi 751 millions d’euros de chiffre d’affaire, dont 75 millions sur le marché français. Désormais présent dans 120 pays à travers le monde et opérant à partir de 12 filiales, son avenir se joue désormais à l’internationale. La recette, elle, demeure inchangée. Véhicule poétique de la passion footballistique, Panini inonde la planète. Depuis les années 2000, de nouveaux marchés se sont ouverts, les États-Unis mais surtout le Brésil, souvent cité comme un bel exemple de conquête. On s’y arrache les photos des joueurs, au sens propre comme au sens figuré, à tel point que les attaques de dépôts y préoccupent sérieusement les autorités locales… De Raymond Domenech, moustachu patibulaire, posant sous les couleurs de l’Olympique Lyonnais au légendaire feu follet Chris Waddle et sa coupe mulet, des générations d’enfants ont développé leur ferveur footballistique par l’intermédiaire des vignettes Panini. L’on apprend aujourd’hui qu’Emmanuel Macron en faisait partie. Ses premiers souvenirs de football ? «Je pense, raconte le Président, que ce sont Michel Platini, les albums Panini, Téléfoot et l’équipe de France». Et le locataire de l’Élysée de poursuivre : «Je ne dirais pas que je me suis imaginé pro me pensant adulte, mais j’ai des souvenirs très précis d’enfance où je me suis vu joueur professionnel. C’est-à-dire ces après-midis ou ces soirées qu’on passe à tirer des coups francs en pensant qu’on est Sauzée ou bien Platini…» Nous voilà rassurés : on peut aimer à la fois Platoche et Paul Ricoeur !