Nicolas Vilas est journaliste sportif. Réputé proche des joueurs de football, il publie chez Hugo Sport un essai qui fera date, Dieu Football Club. Dans ce livre, Vilas explore les liens entre religions et football, une réalité parfois dérangeante, source de bien d’interrogations. La France du football gère-t-elle mieux les questions religieuses que ne le font nos institutions républicaines ? Le sport est-il devenu un instrument prosélyte ? Quid de la laïcité dans les vestiaires ? Voilà autant de questions auxquelles Nicolas Vilas répond dans La Règle du Jeu.
Laurent-David Samama : Vous commencez votre livre en montrant combien le vocabulaire du football emprunte à la  Bible… Pouvez-vous citer quelques exemples ?
Nicolas Vilas : Le vocabulaire du foot ne s’inspire pas nécessairement de la Bible mais tire, parfois et plus largement, certaines de ses expressions du champ lexical de la religion. Les stades sont des « cathédrales » dans lesquelles se réunissent des « fidèles » pour entonner des cantiques (« carols », en anglais) en gloire à leurs dieux. D’autres enceintes, elles, sont réputées pour être « un enfer », pour ceux qui s’y rendent. Beaucoup de prédicateurs religieux ont réuni leurs suiveurs dans des stades, ce qui donne à ces derniers une plus grande dimension spirituelle, encore. Un 0-0 est un score nul et « vierge », peut-être parce qu’il représente une parité idéale et parfaite. Et si on a autre chose qu’un 0-0, c’est que l’un des gardiens s’est fait « crucifier » par l’attaquant adverse. Les vainqueurs atteignent « le septième ciel » alors que les vaincus sont « en deuil ». Ces expressions constituent autant de symboles tout aussi importants en matière de religion que dans l’univers du football.
Selon vous, le football est-il devenu un instrument prosélyte ?
Il est important de rappeler que la corrélation entre football et religion n’est pas un phénomène récent mais que tous deux sont originellement liés. Les premiers jeux de ballons découlaient de pratiques religieuses, il y a 3000 ans ; beaucoup de clubs et fédérations sont le prolongement d’actions menées par des institutions religieuses. Il est vrai aussi que le foot canalise certaines problématiques sociétales actuelles. Et certaines d’entre elles se réfèrent aux pratiques religieuses. Il serait erroné et réducteur d’affirmer que le foot est devenu un instrument prosélyte. Le prosélytisme entend, par définition, susciter l’adhésion d’un public et il peut donc, bien entendu, être présent sur les terrains de foot ou dans les vestiaires mais, ni plus, ni moins, que dans d’autres domaines. Certains auront tendance à vous répondre par l’affirmative car le football est un sport ultra-médiatisé, que les gros plans sur les joueurs (au sens propre, comme au sens figuré) sont récurrents mais doit-on considérer qu’un joueur priant sur le terrain avant le coup d’envoi est dans le prosélytisme ? Le fait-il pour lui ou cherche-t-il, même inconsciemment, à susciter une forme d’adhésion chez ceux qui sont autour de lui ?… Là encore, tout va dépendre du caractère de l’individu qui le pratique et de la sensibilité de celui qui le perçoit. Il existe néanmoins des mouvements religieux pour lesquels le prosélytisme est plus qu’une action, une mission assumée. C’est par exemple le cas pour les évangéliques dont l’influence est telle au Brésil qu’elle nécessite parfois un besoin de recadrage de la part des dirigeants. Aussi bien au niveau des clubs, qu’au niveau des fédérations, comme ce fut le cas de la CBF [fédération brésilienne de football, ndlr]. Tout va dépendre, une nouvelle fois, de l’individu. Aussi bien de celui qui entend sensibiliser son entourage à sa foi que de celui à qui il s’adresse. Dans l’immense majorité des cas, les religions cohabitent bien dans le vestiaire et sur le terrain. Il y a et aura toujours des exceptions.
Le système de formation des joueurs pousse les footballeurs à se construire autour de bases dites « classiques ». On encourage ainsi les joueurs à se marier tôt et à faire des enfants plutôt qu’à sortir en boite de nuit et à multiplier les frasques. La pratique religieuse, par la stabilité de ses rites, entre-t-elle dans ce projet de vie très cadrée promu par les clubs ? Le monde du football envisage-t-il mieux la religion que l’opinion publique ?
Les clubs de football ont certainement déjà beaucoup mieux apprivoisé et appréhendé les questions liées à la pratique religieuse de leurs employés que la majorité des institutions (publiques ou privées) de notre société. Les aménagements liés aux habitudes alimentaires (halal, kasher), aux périodes de jeûne ou de chômage (ramadan, kippour, shabbat), aux prières sur le lieu de travail, sont maintenant anticipés par la plupart des clubs pros. Et comme l’expliquent beaucoup de joueurs (Franck Ribéry, Abou Diaby, Kaba Diawara) passés par de grandes équipes étrangères, même si les clubs français ont connu un certain retard sur ces questions, ils ont su s’adapter. Ceci dit et là encore, il n’y a pas qu’une vérité à ce type de question. Certains dirigeants de par leur vécu, leur éducation et les préjugés qui peuvent en découler n’auront pas la même perception de la pratique religieuse de leurs joueurs et pas la même acceptation de celle-ci selon qu’il soit catholique, musulman, juif ou bouddhiste. Prenons le cas d’Oscar Ewolo, devenu pasteur évangélique. Il le raconte dans Dieu Football Club : l’un de ses anciens présidents était assez contrarié par ses activités religieuses, son « démarchage ». D’autres, comme Yvon Kermarec à Brest, l’ont rappelé pour qu’il intègre le groupe où, à son sens, il avait une influence positive. La religion peut représenter un bouclier face aux tentations que peuvent renfermer la notoriété et le succès, elle peut aider à instaurer une stabilité, un cadre de vie aux pratiquants, ce qui est considéré comme positif pour des sportifs de haut niveau ; mais les idées préconçues existent aussi et la méconnaissance de certaines personnes sur les autres religions peut générer une forme de peur et de rejet. Ainsi, un joueur croyant et pratiquant (quelle que soit sa religion) peut se voir être refoulé par un club où la perception de sa foi sera mal jugée. Les critères de recrutement pour un joueur diffèrent selon les clubs et leur environnement. Au-delà de l’aspect purement sportif, plus que la pratique religieuse d’un joueur, c’est son mode de vie – sur lequel la religion peut d’ailleurs influer – qui importe aussi. Et là, chaque recruteur, chaque dirigeant mais aussi chaque croyant et pratiquant aura une interprétation personnelle.
Le Dieu Football Club compte dans son effectif des ouailles zélées parmi lesquelles les sud-américains Falcão, Thiago Silva ou Kaka, tous trois fervents évangéliques. Comment se matérialise concrètement ce phénomène que vous nommez l’évangélisation du football ?
Le mouvement évangélique prend une ampleur considérable, depuis maintenant plusieurs années, en Amérique du Sud, notamment, mais aussi en Afrique subsaharienne. Au Brésil, le phénomène est devenu si puissant qu’il va jusqu’à « inquiéter » l’église catholique. Ce pays était souvent présenté comme le plus catholique du monde mais l’évangélisme « détourne » de plus en plus de ses fidèles. Au Brésil, l’évangélisme est un lobby politique, médiatique, économique qui communique de façon moderne et certains footballeurs en sont devenus des ambassadeurs. Certains possèdent même leur propre église. De nombreux footballeurs évangéliques manifestent leur amour envers Jésus sur les terrains en paradant avec des tee-shirts « I Love Jesus », en l’écrivant sur leurs chaussures, mais aussi sur les réseaux sociaux ; ils versent une partie de leur salaire (la dîme) à leur église… Le prosélytisme est une démarche très souvent assumée par les évangéliques. Mais, là aussi, beaucoup de joueurs évangéliques adaptent leurs pratiques religieuses à celles de leur métier. Même si, comme dans d’autres courants, il existe des cas de sportifs qui préfèrent délaisser leur activité pour se consacrer pleinement à leur foi.
Venons-en à un phénomène qui prend de l’ampleur : l’explosion du nombre de joueurs tenant à respecter le jeûne du Ramadan, y compris les jours de matchs. Selon vous, la France du football a-t-elle autant de mal à composer avec l’Islam que ne le fait l’opinion publique ?
La France du football a de l’avance sur cette question. Voilà plus de dix ans que les clubs professionnels ont su s’adapter à cette pratique. Il convient aussi de rappeler que tous les joueurs musulmans ne se soumettent pas au jeûne les jours d’entraînements intensifs et les jours de match. Les uns décalent leur jeûne, d’autres font des dons, et d’autres encore le respectent « religieusement ». La question du ramadan, comme celle du halal, n’est pas aussi récente dans le foot qu’elle ne peut l’être pour « l’opinion publique ». Il a fallu une période d’apprivoisement, d’apprentissage, de dialogue pour en arriver là. Les entraîneurs musulmans sont encore peu nombreux au très haut niveau en France et la première génération de joueurs français musulmans (nés en France) a eu ce rôle de « premiers grands frères » dans le vestiaire. Comme l’explique Kaba Diawara, ils ont tenté d’expliquer, de faire connaître l’islam à leurs dirigeants et entraîneurs. Peut-être qu’en devenant entraîneurs à leur tour, certains de ces joueurs permettront de poursuivre cette ouverture.
Dans votre livre, vous évoquez le cas des clubs dits « juifs » tels l’Ajax Amsterdam ou le club londonien de Tottenham. S’agit-il de clubs communautaires ? En quoi sont-ils Juifs ?
Au sens historique du terme, l’Ajax et Tottenham ne sont justement pas Juifs. Les supporters de ces deux clubs revendiquent toutefois cette réputation de club juif surtout par défiance envers les supporters adverses qui les décrivent comme tel, de façon souvent négative voire violente. Parce que leur stade est situé dans un quartier populaire où une importante communauté juive s’était installée, ils ont été classifiés comme tel. Avant la Seconde guerre mondiale, Amsterdam abritait une importante communauté juive. Du coup, ses adversaires du PSV [Eindhoven, ndlr] ou de Feyenoord [Rotterdham, ndlr] ont instrumentalisé cet aspect pour en faire un élément de différenciation que les supporters de l’Ajax ont repris à leur tour pour entretenir cette opposition. Aujourd’hui, le président des Spurs de Tottenham est de confession juive et cela contribue à cultiver cette image. Il existe des ligues fermées basées sur l’appartenance religieuse de ses adhérents, mais en aucun cas on ne peut décrire l’Ajax ou Tottenham comme étant communautaristes.
Prenons le cas du joueur Hatem Ben Arfa. Talent prometteur, international français mais également brebis égarée, on l’a dit endoctriné. Son cas est-il marginal ? Les joueurs de football présentent-ils des profils susceptibles d’être manipulés par des leaders religieux ?
Les cas extrêmes existent partout. Dans l’Equipe Magazine, Rico Rizzitelli était allé sur les traces de Nizar Trabelsi, ce Tunisien qui a été extradé aux USA pour être jugé pour des activités terroristes. D’autres ont tout largué pour se rendre sur le front en Syrie. Mais ce sont des marginaux, comme il en existe, de façon tout aussi marginale, dans notre société. Hatem ben Arfa ne peut en aucun cas être associé à des cas aussi extrêmes même si, comme il l’avoue lui-même, il a traversé une période intime très délicate. Le footballeur professionnel peut présenter un profil différent, plus sensible aux messages venant de l’extérieur (dans le sens hors de sa culture de base). Parce qu’il intègre très tôt un centre de formation, qu’il est coupé de ses repères habituels, de sa famille, parce qu’il s’adonne énormément à son activité de footballeur et qu’au sein de ces centres, il est plus livré à lui-même. Comme n’importe quelle personne, un footballeur qui traverse un moment personnel compliqué, instable, peut se tourner vers la religion. Ça peut être le cas pour un joueur qui est gravement blessé, ou dans une situation familiale difficile, ou encore lorsqu’il stoppe sa carrière et se retrouve confronté à sa « petite mort ».
D’une façon générale, le football est-il aujourd’hui moins laïc qu’il ne l’était à l’époque de Fontaine ou de Platini ?
Parce qu’il est plus qu’un simple sport mais qu’il a une dimension sociale et un rôle sociétal, le football n’a jamais été étranger à la religion, justement parce qu’il est liée à une société qui en est imprégnée. Son existence même découle de pratiques religieuses. Les signes de croix qui existaient hier et qui ne donnaient finalement pas lieu à polémiques laissent aujourd’hui place à des débats liés à une nouvelle réalité : celle de la pluriculturalité. Il est un fait que des Français ont du mal à intégrer : l’islam est la religion de bon nombre de leurs concitoyens. Mais le football est moins schizophrène que la société parce qu’il assume mieux, d’une certaine façon son histoire,  parce qu’il admet la cohabitation des différentes religions en son sein. En France, il y a une confusion aujourd’hui entre laïcité et laïcisme. Plutôt que de promouvoir la neutralité vis-à-vis de la religion, les pouvoirs publics légifèrent sur des interdictions en ce qui concerne les signes religieux. Plutôt que de promouvoir l’échange et donc la connaissance autour de ces questions, on les esquive et, par conséquent, on laisse s’installer l’interprétation, les préjugés et un malaise, voire des tensions. Mais le foot n’est toutefois pas non plus à l’abri de ces problèmes de société. Beaucoup de préjugés perdurent. Aussi bien chez certains supporters que chez certains de leurs dirigeants. Le corporatisme et le conservatisme sont souvent des freins à ce type d’avancée.