Un grand écrivain, un écrivain aimé, ce sont d’abord quelques images fortes, quelques scènes qui vous restent et qui vous hantent. Que l’on prononce devant moi le nom de Philip Roth, et je pense aussitôt à la barbe burlesque et aux obsessions génésiaques de Mickey Sabbath : je pense à Sabbath pleurant seul sur la plage, ridicule, revêtu du drapeau qui couvrait le cercueil d’un frère tué à la guerre, du drapeau et de la kippa de son frère, pleurant sur le héros sacrifié et sur les défaites de sa propre vie. Mickey Sabbath n’a pas d’état civil, Mickey Sabbath n’existe pas au sens où vous et moi existons : cette image, pourtant, m’habite. Non qu’elle m’ait fait comprendre quoi que ce soit de la vie ou de moi-même, c’est presque le contraire : je me trouve, à chaque fois qu’elle me revient, comme ouvert, brisé et ne sachant que faire.

Il en est tant d’autres. David Kepesh léchant le sexe sanglant de sa jeune amante dans La Bête qui meurt. Les retrouvailles du Suédois et de sa fille devenue ascète, prostrée, nauséabonde, non-violente jusqu’au suicide, dans Pastorale américaine. Les animaux égorgés d’Indignation. Le phallus artificiel du faux Philip Roth dans Opération Shylock ou, dans le même roman, la rencontre du romancier avec ces mots écrits sur le tableau noir d’une école vide de Jérusalem : «Jacob demeura seul. Alors un homme lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore.» Ils évoquent l’agôn nocturne du patriarche, son combat contre l’ange – ou contre lui-même, certains disent : contre Dieu. Combat au terme duquel il devient Israël. Combat de Roth contre Roth, combat de l’écrivain contre – avec – son propre être : avec ses os, avec son sang, avec sa boue, combat de poussière et de tripes.

C’est aussi, bien sûr, le foie de volaille «violé» par l’onaniste Portnoy ou son impuissance inopinée, c’est le lac où Coleman Silk, dans La Tache, va pêcher, où Zuckerman l’aperçoit de loin, solitaire, et c’est tout ce que Roth, aussi, n’a pas dit : Faunia connaissait-elle le secret de Coleman ? Et quel est son secret, à elle, quel est le secret dont elle a bien pu lui faire don ? Comment s’aimaient-ils ? A quoi pensait Sabbath sur la plage ? Qui dit vrai dans La Contrevie ? L’évanescente héroïne de L’Ecrivain des ombres est-elle vraiment Anne Frank ? Roth a forgé un univers de sensations, de questions, de rires, qui ne nous abandonnera jamais.

Un Dionysos, tel était-il, déchiré, honni, célébré. Vomi à ses débuts par le conformisme juif américain – parce qu’il avait osé montrer, dans sa nouvelle «Epstein» (Goodbye Columbus) un Juif adultère : «Que vont en penser les antisémites ?!» Et qu’il avait fait de son premier héros de roman, Portnoy, un masturbateur frénétique en même temps qu’un petit Juif de Newark… Vomi par la droite puritaine. Vomi par la pédantise académique. Vomi par la gauche féministe parce que ses personnages savent que l’amour n’est pas l’administration du consentement. Vomi par les antiracistes dogmatiques parce qu’il avait, dès les années 90, désigné leur lancinant totalitarisme. Vomi par les antisémites. Incompris, j’ose le dire, de nombre de Gentils qui virent en lui ce qu’il ne fut jamais : un Juif fréquentable, un renégat comme on les aime, le vaillant fils de Spinoza et de Marx et, pourquoi pas, de Jésus. Méprisé, enfin, par le Comité Nobel.

L’homme qui nous a quittés fut un écrivain absolu, démiurgique : il y a une Amérique rothienne, comme il y a une Amérique faulknérienne, steinbeckienne ou hawthornienne. A tout jamais, Roth est le père, l’un des pères de cette mère. De cette Amérique qui le détesta, et qu’il détesta aussi, quoique en l’aimant comme seul un fils peut aimer : on ne tue pas le père, dit l’un des personnages de La Tache, on tue la mère.

Roth piétina les conventions mais il aimait la simplicité, semblât-elle stupide aux demi-habiles : la mère noire, reniée, de Silk, l’analphabète Faunia qu’une très politiquement correcte professeure française se croit en droit de défendre contre «l’exploitation sexuelle» dont le doyen se rendrait coupable à son endroit, le père conservateur du Suédois, la dépravée Drenka, l’aimée de Sabbath pour laquelle chaque orgasme revêt la nécessité toute simple d’une conjuration magique, l’espion juif religieux qui, à la fin d’Opération Shylock, initie Roth lui-même (ou son double ?) à la doctrine éthique du Hofets Haïm… Son œuvre n’est élitiste que par accident : Roth est l’écrivain des kishkes, des tripes, que son héros Silk met au jour en lisant l’Iliade, Drenka et Sabbath en faisant l’amour comme des bêtes. Derrière les mots de cet érudit, derrière ses «références», il y a ce que tout le monde a, il y a les entrailles, il y a le noir puant de la naissance, il y a l’amour tout simple lui aussi des parents pour leur progéniture égarée, il y a le Kaddish, ces mots sublimes et pourtant presque dépourvus de sens, dont «tout le monde reconnaît le message», à savoir qu’«un Juif est mort. Encore un. Comme si la mort n’était pas une conséquence de la vie mais de la judéité».

Roth a écrit que l’amour ne nous complétait pas – au rebours de ce qu’enseigne une certaine vulgate platonicienne – mais nous entamait au contraire, nous fendait, nous décapsulait pour de bon. Message qui convient peu à une époque où chacun cherche à trouver «son équilibre» avec un «partenaire». C’est au cœur des textes juifs, au cœur du rite de ses ancêtres qu’il a su puiser ça : Adam est brisé de l’intérieur pour qu’Eve lui fasse face. La circoncision, surtout, imposée à Abraham, découvre son membre par la force du couteau, elle est, comme dit Zuckerman à la fin de La Contrevie, «tout ce que la pastorale n’est pas» : le démenti donné au mensonge d’une idéale unité, sans histoires ; la violence, sacrilège et sacrée, d’un lien qui n’a que faire d’un petit moins de bien-être, de la non-violence à la mode et de l’éducation égalitaire ; elle dit que tu es ici, et non pas là, here and not there, que tu m’appartiens, que ton histoire commence il y a bien longtemps, que ni l’imbécillité conservatrice ni l’imbécillité progressiste ne pourront rien y faire.

Ecriture circoncise, tout ce que la pastorale n’est pas et tout ce que l’homme est au plus profond de sa chair, l’œuvre de Roth peut encore façonner un monde. Il n’y croyait plus, croyons-y, nous qui sommes ce que nous sommes grâce à lui, croyons-y pour lui. Et qu’ainsi son souvenir nous soit bénédiction.

3 Commentaires

  1. Il serait terrible, déplorable, absolument dégoûtant, que j’aie cherché, inconsciemment s’entend, à faire honte aux victimes. Les victimes, ce sont tous ces acteurs de la vie sociale qui, à un moment clé, suivi d’un autre moment clé, furent lourdement sanctionnés pour avoir eu l’arrogance de décliner une proposition indécente. Les actrices qui, par peur des déconvenues professionnelles que leur râteau cinglant aurait pu leur causer, sont entrées dans le piteux jeu de con d’un nabaobab, ont conforté chez lui l’idée qu’il observait la règle sacrosainte du donnant-donnant. Le cul est une monnaie d’échange ; la plus vieille à ce que l’on dit. Le producteur star n’est pas devenu ce qu’il est en un jour. En s’offrant à lui en échange d’un passeport pour la gloire, on va imbécilement faire pencher la balance des sacrifices de son côté, mais, ce qui est autrement plus désastreux en termes d’éthique artistique, on va le convaincre de l’honnêteté du deal. On peut aussi ne pas ignorer le fait qu’en confirmant la règle dudit jeu, on a pu prendre la place d’une putain de comédienne hors-norme dont le hérissement de probité avait nimbé l’éros d’un glacis de frigidité. Ce que j’appelle une victime au royaume rédhibitoire.

    • Le sexe n’a jamais quitté son incohérence intrinsèque. À mi-chemin entre farce et tragédie, les représentations auxquelles il nous a habitués donnent libre cours à des affichages néo-réalistes moins improvisés qu’il n’y paraît. Connue sous l’identité erratique d’une évadée du sommeil paradoxal, son énigme s’épaissit à mesure qu’on la perce. Le sexe est un jumper. Un suicidaire vertigineux. Un otage de la résurrection. Une étoile répétant sa propre mort jusqu’à ce que naissance s’ensuive. Il y a fort longtemps que les protagonistes du Colisée médiatique ont quitté la page des faits divers pour prendre place à l’intérieur du Panthéon inversé. Harvey Weinstein a cessé d’être Harvey Weinstein à l’instant même où ses accusatrices étaient éventrées, vidées, puis enfilées telles des sirènes auxquelles on n’aurait pas pris la peine d’arracher la tête avant de se glisser dans leur peau miroitante. Paralysée au pied du faciès de vieux lion cabossé d’un prédateur panoramique, madame Tout-le-monde cherche à remonter le temps jusqu’à l’âge d’or d’une innocence qui n’a jamais été. Le nourrisson est un fauve sans pitié. Un dévorateur de mamelon. Un braillard tyrannique. Un esclavagiste doublé d’un misogyne. Tapie dans l’herbe sèche du slogan féménien, l’idée, au fond, que les femmes seraient des innocentes nées, est une gifle qui résonne comme elle raisonne : bien mal. Ne méritant pas qu’on lui accorde tout le crédit qu’elle préempte de par son stationnement sous le préau de la Cour de justice, n’étant qu’un dogme récréatif gravé dans la stèle de nos amours fragmentées, une mésinterprétation biblique à l’effet boomerang, prêtant deux fois à rire et trois fois à pleurer. L’Homme du premier, deuxième ou énième sexe, n’est pas plus un tueur-né qu’un saint embryonnaire. C’est un être de pouvoir. Un être doté du pouvoir de se hisser à hauteur d’Être. Il appartient à chacun de nous de savoir se situer sur l’échelle proactive de l’autocréation, sachant que nous n’avons aucun moyen de nous soustraire aux morsures crépusculaires de cette aube perpétuelle.

  2. À qui fut attribué le rôle ingrat du parâtre de Ronan Farrow, le fils adultérin de Mme Konigsberg? Qui de Woody Allen ou de Franck Sinatra avait été sélectionné pour hanter le petit blondinet sous les traits d’un suppôt de Satan? Le petit-fils de la femme de Tarzan apprit très tôt à séparer le bon grain titanide de l’ivraie noachide. Granny lui enseigna la physiognomonie de la jungle. Woody est un pantin de bois de Méphisto, tout juste bon à jeter au feu éternel. S’il a pu tromper l’icône aux boucles d’or avec sa fille adoptive, c’est donc qu’il a le profil d’un monstre pédophile, et peu importe que Soon-Yi fût majeure, vaccinée contre le puritanisme et la paranoïa psychédélirante de Dear «Mother, you had me» Prudence, ou que la participation indirecte de sa mère au lynchage du démonologue Polanski n’eût jamais empêché celle-ci de se rapprocher, pour le meilleur et pour le pire, d’un autre génie juif, encore plus travaillé que l’autre par le mystère de l’origine du monde… L’important c’est d’aller jusqu’au bout de la logique inquisitoriale. C’est, après que son appât botticellien eut révélé le vrai visage du maître hindou Maharishi, d’effacer à présent toute trace compromettante du Saint-CV de la femme du Serpent. Les Danaïdes versent les preuves à décharge que l’on soumet au jugement de Narcisse, des fois que l’inventeur du Selfie voudrait piquer une tête dans le tonneau de l’information continue. Un phénomène que l’on peut voir s’étendre et s’amplifier dans d’autres piliers des civilisations occidentales, tels que l’écologie ou la géopolitique, où l’outrance du déni face à l’accumulation des évidences atteint des proportions approchant la démence collective. Il est vain de vouloir convaincre un océan de vanités. La danse primesautière de Nafissatou Diallo, moins d’une heure après son viol supposé… son coup de fil à un malfaiteur, pourtant placé sous les verrous, mais auquel on aura bien du mal à l’associer… le corps du biffleur dépourvu de griffures, dixit le rapport de police… le visage sans ecchymoses de la troisième tour de New York au moment même où sa dignité s’effondre sur elle-même entre deux flics de série multidiffusée sous les yeux médusés d’un téléspectateur mondialisé… le NEZ d’un putain de génie JUIF new-yorkais se rapprochant au ralenti de l’entrejambes d’une fillette de huit ans… Faut-il vraiment poursuivre une pente parsemée de clichés? Un peu de subtilité, que diable! Miriâm de Magdala n’est pas passée par la case délation pour mériter qu’On lui rachète son âme. Personne ne dit que Harvey soit un saint, mais la question du salut de Mr Weinstein ne concerne que lui. L’expiation des actrices auxquelles il proposa une fellation en échange d’un premier ou second rôle, est une affaire entre elles et leur conscience. Au temps jadis, il m’est arrivé d’avoir à parlementer avec quelque camarade largué(e) qui s’apprêtait à briguer la promotion canapé. Je me voyais systématiquement rétorquer l’argument du chacun-fait-ce-qu’il-peut-avec-ce-qu’il-a, du chacun-ses-atouts. La jolie médiocrité se sent victime d’une odieuse injustice en butte à un talent obscène qu’elle n’a pas reçu à la naissance. Le sex-appeal en devient pour elle un talent comme un autre. Un talent dont elle usera jusqu’à plus soif sans qu’à aucun moment, la question de son imposture ne lui gâche sa jouissance en cas de victoire sur les Destins. Évidemment, si un dindon feydaldien venait à intenter un procès au faiseur de reines, il ne faudrait pas que l’écrasante majorité de belles noiseuses ayant eu la chance de ne pas avoir à passer à la casserole pour faire carrière — «Attendez! vous pouvez répéter ce que vous venez de dire?» — se tiennent trop longtemps à l’écart de la meute sous peine de se voir accusées de complicité dans la mise en place d’un réseau de trafic sexuel.