Trump, Erdogan, les «nouvelles routes de la soie» chinoises, ou l’ascension de MBS ? L’époque n’a jamais parue si embrouillée, et le théâtre du monde si encombré de personnages aux partitions incompréhensibles. L’Empire et les cinq rois, le dernier livre de Bernard-Henri Lévy ratiboise et remet de l’ordre. L’Amérique, et qu’importe l’homme qui la préside, a perdu le sens de sa destinée manifeste. Elle se replie parce que sa vocation universelle se chante moderato cantabile. Ses Pères Fondateurs étaient imprégnés, moins de messianisme biblique que d’épopée antique : comme chez Virgile, leur incombait la responsabilité d’être les Enée, qui, moyennant un périple, auraient reconstruit Rome sur de nouveaux rivages. Et, en même temps que cette puissance, c’est le gouvernement universel d’un monde libre et démocratique qui leur était échu. Mais leurs héritiers, à la Maison Blanche et au Capitole, ont perdu cette filiation impériale, et sont soudain cauteleux, centrés sur des intérêts aux proportions de leur seul territoire. Pendant ce temps, cinq pays issus de civilisations millénaires forment le songe de retrouver leur glorieuse histoire. Ils n’ont ni scrupules ni limites, et sont alléchés par ce retrait américain. Ils ne se contentent plus de faire la politique de leur géographie. Ils veulent disposer de la géographie de leur politique. Alors, ils annexent, influencent, se ramifient, oppriment et envahissent. Pourtant, ces cinq Rois – à savoir l’Iran, l’Arabie Saoudite, la Chine, la Turquie et la Russie – peuvent bien multiplier les discours officiels, les commémorations, et les palais en stuc. Ils peuvent certes intimider l’Empire retenu qu’est cette Amérique inattentive et distante : c’est la mise au pas des Kurdes, où les Etats-Unis furent apathiques et la mine basse, face aux cinq rois. Mais ces derniers ne sont, justement, que des royaumes : la forme étatique d’une volonté de puissance. Ils peuvent dominer les peuples, mais non conquérir les cœurs. Ils peuvent avoir des esclaves et des vassaux, mais n’ont pas ce je-ne-sais-quoi qu’ont les véritables cités impériales : un air de liberté où fermentent les arts, les lettres, les sciences, qui, dans un cercle vertueux, ajoutent à la puissance militaire ou économique. Il leur manque un soft power, un rayonnement, un idéal universel. Ils ont des satrapes, mais non des poètes ou des inventeurs. Et ce n’est pas un manque passager : c’est un défaut irrémédiable. L’absente de ces royaumes ? La liberté des peuples.
Résumée ainsi, la thèse du livre a la clarté d’une convaincante démonstration. Elle n’est pas moins arbitraire que la dizaine d’essais anglo-saxons qui tentent souvent, en une ou deux formules, transformées en nom d’ouvrage universitaire, de cristalliser les enjeux géo-politiques du temps. Seulement, L’Empire et les cinq rois est un livre de Bernard-Henri Lévy. Il est nourri, on peut le rappeler, par l’expérience qu’a l’auteur, forgée lors des campagnes kurdes. Et comme dans tous ses livres, le narrateur est une voix singulière et ensorcelante, qui, de gourmandise sémantique en mille-feuilles poétiques, transforme la géopolitique en aventure littéraire. C’est Fukuyama écrit avec les fleuves de Lautréamont. The World is Flat de Thomas L. Friedman, scandé par Agrippa d’Aubigné. Les acteurs des chancelleries croqués au fusain d’un mémorialiste hors-pair. Mais, cette langue et ce style – merveilleux localement et étourdissant au total, plein de «lésine», de «glaise» et de «cantilènes», de pages sur Herman Melville, Clouzot, Proust ou Jean Hyppolite en «Jean Gabin inquiet» – ne sont pas qu’une démonstration de force érudite ou rimbaldienne. Ce style a une raison, et même, une double nécessité.
D’abord, parce que Lévy pense depuis longtemps, pour ne pas dire depuis toujours, que l’âme des peuples se déchiffre dans la langue et les idées. Qu’il existe une idéologie française ou un «vertige américain» qui est encapsulé, moins dans les aléas de la vie politique ou les évènements historiques, que dans les textes des philosophes et des romanciers. Et cette métaphysique des âmes américaines, russes, chinoises, se confie à celui qui prend, patiemment, le temps d’écouter ces voix, cette concaténation d’alphabet. C’est, dans ce livre, le passage sur le nom d’Iran, qui est une invention contemporaine, très peu innocente, et qui révèle une passion plus que suspecte pour Heidegger chez les mollahs. C’est, de l’autre côté du front, l’inconscient forgé par Virgile qui hante les mémoires américaines. Et il faut un grand art pour savoir déceler et recenser, si bien qu’il persuade, ces tics de langue, ces lapsus civilisationnels qui ourdissent silencieusement les grands jeux diplomatiques, et les restituer, ensuite, à ses lecteurs, dans le fleurissement tête-bêche de toutes les bibliothèques.
Mais, et c’est tout l’optimisme mitigé de ce livre que les ressorts de l’histoire ne reposent ni sur les structures ou les modes de production, ni sur les idiosyncrasies religieuses ou culturelles, mais bien sur ces idéologies nationales. Parce que ce que des écrivains peuvent faire, il appartient à d’autres de le fomenter en sens inverse. Parce que nul ne peut être si parfaitement le ventriloque de systèmes de langues et de pensées aussi complexes, qu’un de ses successeurs ne puisse raviver une autre part du feu. Parce que chaque civilisation contient nécessairement l’antidote à ses pires penchants. On retrouve ici la confiance dans l’internationalisme, qui est très «Nouvelle Philosophie», mais qui n’a jamais paru si nécessaire. Les peuples sont toujours meilleurs que leurs gouvernements. En tout cas, rien ne les empêche de l’être. A chaque despote, correspondent inévitablement des dissidents, des écrivains opprimés, des intellectuels embastillés. Tout simplement, car la soif de liberté est universelle. Et quelle langue plus universelle pour la dire, que la littérature ? Il n’y a pas de chocs de civilisations entre l’Empire et les cinq rois. Mais un moment historique sombre, où, si rien n’est certain, rien n’est perdu. C’est la deuxième raison au style de Lévy : la confiance dans les pouvoirs universels du dire et de l’écrire. Ou du moins : dans leurs pouvoirs théoriques.
Auto-persuasion commode ? Irénisme déplacé ? Non, car, contre la logique des monstres froids, soutenir le réveil des peuples, des sociétés civiles et des oppositions démocratiques est une tâche peut-être insuffisante, mais nécessaire. La rue de Téhéran ou d’Ankara, les femmes de Riyad ou les libéraux de Moscou méritent mieux que le cynisme contemporain. C’est ce que rappelle, étrangement solitairement, Bernard-Henri Lévy ici. Il souffle dans ces pages une part de rêve perdu, l’idéal d’une génération qui pensait au Viêt-Nam, à Prague et au Chili comme briques nécessaires à la construction d’un monde meilleur. Il est facile d’être narquois – il est beaucoup plus difficile d’être cosmopolite et généreux. Et BHL court le risque, comme le résume joliment ailleurs François Sureau, «d’être sermonné un jour par Mariani et l’autre par Norpois». Est-ce, pour autant, un risque si pénible ?
Il reste que dans cet essai foisonnant, où l’on trouve au passage, une théorie du pacte social au fondement des réseaux sociaux («le droit de tout voir contre le devoir de tout montrer»), c’est en écrivain de style, mettant dans son carquois ce que la langue française a de meilleur, ce que la culture européenne a de plus glorieux, et ce que l’intelligence didactique des essais américains peut apporter de plus convaincant, que Lévy procède. Parce que c’est en littérature, par la littérature, que se réchauffe et sort de sa cendre, chaque fois, la petite flamme de la liberté. Il n’y a pas seulement des solutions politiques – résolutions de l’ONU, ressaisissement de bravoure, alliances diplomatiques, renouveau impérial portant le juste et la liberté – au conflit de l’Empire et des cinq rois, fussent-elles urgemment nécessaires. Il y a des solutions métaphysiques, poétiques et littéraires – les écrivains et les intellectuels tricotant ou détricotant l’âme de leurs nations, ajustant la grammaire et les structures mentales de leurs temps. Elles sont fugaces et indécidables : comme le sens de l’Histoire. Mais elles sont les plus puissantes. Ce constat pourrait être une limite à la démonstration, c’est, dans ce monde de géhenne, une jouvence pour espérer en l’avenir.
« L’Amérique, et qu’importe l’homme qui la préside, a perdu le sens de sa destinée manifeste. »
La Manifest Destiny, c’est l’idéologie des « hawks » américains dans la conquête de l’ouest, c’est l’état de droit divin dont sont exclus les esclaves noirs et les indigènes.
Il semble bien que cette idéologie, pour les Américains, a un sens moins impérialiste que nationaliste; et c’est peut-être un moindre mal pour ceux qui n’y adhèrent pas.