Tel Moïse. Il ne sera point Josué foulant de la plante de ses pieds la terre promise, non ; tel Moïse, contemplant la terre de Canaan, il ne passera pas le Jourdain. Tel Moshé, il sera de ceux qui de leur lumière, de leur sagesse, de leur esprit, de leur offrande aident les autres à exister, à sortir de l’Egypte, à sortir du néant, tendus vers la terre promise et qui, le moment de quitter le désert venu, ne voient jamais de leur corps vivant la terre promise.
Le regard par-dessus l’épaule du destin, la veille de son dernier jour, la parole, le rythme, le souffle de son âme était puissamment prophétique, mystique, prémonitoire : «Eh bien, je ne sais pas ce qui va arriver maintenant. Mais peu m’importe ce qui va m’arriver maintenant, car je suis allé jusqu’au sommet de la montagne. Comme tout le monde, je voudrais vivre longtemps. Mais je ne m’en soucie guère maintenant. Je veux simplement que la volonté de Dieu soit faite. Et il m’a permis d’atteindre le sommet de la montagne. J’ai regardé autour de moi. Et j’ai vu la Terre promise. Il se peut que je n’y pénètre pas avec vous. Mais je veux vous faire savoir, ce soir, que notre peuple atteindra la Terre promise. Ainsi je suis heureux, ce soir. Je ne m’inquiète de rien. Je ne crains aucun homme. »
Le lendemain, King tombait à l’orée de la Terre promise. C’est ainsi : les prophètes, la mission à accomplir à peine accomplie, meurent souvent en exil. Là est l’augure ultime de leur majesté, là est l’annonce de leur immortalité.
Le regard ne confondant jamais le jour et la nuit, les prophètes voient le monde et ce qu’il contient avec d’autres yeux. Martin Luther King avait vu ce qui est : c’est avec puissance, marchant avec la foi et la vue, ranimant les esprits humiliés et les corps blessés, qu’il nommait la nuit : c’est un abîme l’ordre de la ségrégation ; c’est un abîme, le racisme, cette laideur qui agresse, infériorise, offense, blesse, humilie et expulse hors monde ses victimes ; c’est une calamité ténébreuse, le racisme, lorsque proposé en rationalité nationale, lorsqu’érigé en religion du salut national. Et que les consciences, captives de l’obscurité, tanguent, coulent lentement comme une embarcation qui sombre, et cette abomination deviendra pouvoir au-delà de toute mesure que nul ne pourra plus situer.
Martin Luther King avait vu, su voir les choses les yeux clairs et reconnaître ce qui est : l’antisionisme est le nouvel habit, l’apparat moderne de l’antisémitisme. Qu’on soulève l’écorce de l’antisionisme, clamait King, et on verrait non une quelconque moralité mais une infection, une purulence nauséabonde vociférant et reproduisant la haine archaïque, tenace contre les juifs. Car quelle autre teneur derrière cette haine funèbre, sélective, cette volonté de coucher Israël cadavre hors humanité, sinon la fureur anti-juive, sinon l’antisémitisme, sinon l’ignominie ?
Que dit, en effet, l’antisémite ? Que les Juifs sont étrangers ici ! Et que raconte l’antisioniste ? Que les Juifs sont étrangers là-bas ! L’un dit : je n’aime pas les Juifs ; et l’autre dit : je n’ai aucune haine envers les Juifs mais… je n’aime pas Israël. L’antisémite dit : le monde serait mieux sans les Juifs ; l’antisioniste dit : le monde serait mieux sans Israël. L’antisioniste dit les Juifs sont des persécuteurs là-bas, ils ont donc, entendez bien, mérité leur sort ici. De faction de pensée, de même front, l’antisémite et l’antisioniste assignent le Juif à l’inhumanité et rêvent, de plaisir, de cruauté et parfois de bonne conscience, de très bonne conscience, de le biffer, de l’évaporer, de le dissoudre en cette heure, ici et là-bas.
King, Martin Luther King, le quatre avril, couché. C’était, il y a un demi-siècle. C’était en mille neuf cent soixante-huit. Nous sommes entrés depuis dans le monde où le King n’a pas vécu. Mais son absence fait toujours peine. La blessure ne s’est toujours pas cautérisée. Et parfois la voix de l’homme au rêve de fraternité traversant les frontières, de nous interpeller, au carrefour de nos mémoires à bout de souffle : point d’autre sagesse qui puisse nous aider à trouver notre tenue dans le labyrinthe du monde qui vient si ce n’est notre engagement vertical affirmant l’éthique de la sortie de l’Egypte, l’éthique de l’égalité et de la fraternité.

Un commentaire

  1. Bel article pour ce très grand homme, si inspiré, que l’on peut en effet comparer aux prophètes bibliques. J’aurais aimé que l’article précise que Martin Luther King était ami avec Abraham Heschel, dont le livre « The Prophets » a inspiré son combat. de plus, lorsqu’on revient au texte hébreu : D. n’a pas promis la terre de Canaan, il l’a donnée aux descendants de Jacob. Ce « détail » change toute la perception du sionisme…