La mort d’Arnaud Beltrame engage doublement : à parler, et à se taire — à parler pour se taire, à se taire pour parler. Parler pour ajouter aux hommages nationaux, aux cérémonies de recueillement, aux minutes de silence, un linceul de mots. Parler, bien sûr, pour ne pas livrer cette mort ineffable à l’exclusivité des récits factuels. Parler car cette mort, qui transcendera toujours son propre récit, relève davantage du mythe que de l’article de journal. Parler, certes, pour honorer son abnégation, pour répondre à l’exemple de son acte, mais surtout pour en être digne : car, que nous le voulions ou non, que nous y songions ou non, en échangeant, dans un supermarché, sa vie contre celle d’une Française, c’est à la patrie, et donc à chacun de nous, qu’Arnaud Beltrame a donné la vie.
Se taire, en premier lieu, parce que nous en savons encore si peu, et sur Arnaud Beltrame, et sur sa mort héroïque — et qu’il serait si facile, en conséquence, de trahir ce qu’il était en recouvrant son souvenir d’à peu près complaisants, en s’embourbant dans une ignorance poétisée. Se taire, parce que, devant de tels actes, l’orée de la dignité est si aisément dépassée dans les hommages : il suffit d’un zeste de négligence, d’un soupçon, même innocent, d’égoïsme, pour tirer la couverture de son côté, et transformer un noble tombeau en miroir. Se taire pour ne pas répondre à un nihilisme par un autre. Se taire, enfin, parce que les mots sont d’orgueils, parce que, s’étant ainsi levé pour la nation, Arnaud Beltrame ne pourrait souffrir d’être couché, rabattu, sur le papier. Se taire parce que, comme le remarquait Roland Barthes, les sacrifices, dans la Bible, se déroulent en silence, dans l’ombre de la gloire, à l’abri de l’indécence en tentation, à la fois hors du monde et pour lui donner naissance. Se taire donc pour ne pas flétrir, à force de vouloir l’honorer, l’image indicible, l’exemple supra-visible d’un tel acte de bravoure qu’aucune parole, à tout le moins parmi les miennes, ne saura restituer.
Que s’est-il passé, en ce 23 mars, au supermarché de Trèbes ? Deux hommes se sont rencontrés, se sont sans doute échangés un regard, se sont faits face à face. Deux images de l’homme, aussi. Le plus significatif, ce qui m’a, personnellement, le plus marqué, ou ce qui, dans la situation, relève de l’ahurissant, c’est que le terroriste, premier spectateur de la bravoure d’Arnaud Beltrame, témoin direct de la manière dont, malgré son mariage à venir, malgré sa compagne, malgré tout ce qui le rattachait à la vie, il pénétra dans le supermarché pour sauver une inconnue, observateur inévitable de la supériorité d’âme, de l’esprit d’abnégation, du patriotisme immaculé du gendarme qui lui faisait face — c’est que le terroriste, disais-je, au lieu de vaciller dans son élan devant tant d’héroïsme, au lieu d’être saisi d’un éclair de respect, au lieu de s’étonner du visage de la France que l’élévation d’Arnaud Beltrame donnait à voir, ne s’est acharné que davantage sur l’homme qui lui faisait face, répondant à la grandeur de son prochain par un excès de sa propre misère. Que nous sommes loin de Giraudoux et de son : «Le privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse» ! C’est que, dans cette situation, deux conditions humaines, non contentes de se confronter, s’entrecroisaient : l’une, pour dépasser l’homme ; l’autre, pour le maculer jusqu’à son dernier souffle. Que ces deux destins se soient accomplis dans le même événement, qu’ils aient couru, simultanément, en un même vendredi, vers ce qui deviendrait leur être, voilà qui interpelle. Deux destins inversés qui se sont reflétés l’un dans l’autre ? N’exagérons pas pour autant : l’islamiste, crevé dans un supermarché, ne s’en relèvera pas. Ses confrères en barbarie ne pourront que l’oublier, parmi la grande cohorte de ses innombrables prédécesseurs : une dépêche de Daech, trois ou quatre prières opérées par des barbus castrés de leur humanité, et il sortira de l’histoire comme il en est rentré — par la porte des immondices. Quant à Arnaud Beltrame, s’il sort de l’histoire, c’est pour investir le champ du mythe, dont il faudra un jour composer le chant.
Mythe de la France des années 2010 qu’il a, avec quelques autres, héros anonymes et plus ou moins célébrés, contribué à édifier. D’une France où régnaient, grommelaient les rassasiés de l’Occident, les blasés de la liberté, les rancuniers de l’athéisme, les névrosés de Nietzsche, un arrière-goût de nihilisme : plus personne pour mourir en défense de son pays ! Personne pour répondre autrement au terrorisme que par les déceptifs : «nous résisterons en buvant de l’alcool attablés en terrasses» ! Personne pour répondre à la haine par un amour d’intensité égale ! La France a fait le sacrifice du sacrifice ! Voilà que, dans un silence magistral, qu’avec une détermination qui nous engage tous, Arnaud Beltrame, par son acte, a balayé ces suspicions, à une réserve près, sans doute. Réserve qu’Eric Coquerel a résumée en une sentence : donnant sa vie pour sauver des vies, Arnaud Belrame fit face à quelqu’un qui donna la sienne pour semer la mort. Parallélisme tronqué. Symétrie chavirée, analogie concassée, entre la mort qui conduit à l’érection d’un «nous» ainsi qu’à la réconciliation avec la naissance, la mort qui déracine l’homme pour mieux le rendre à lui-même et aux siens ; et la mort, métaphysique mais sans l’architecture, qui, même sur GTA, serait minable. Harmonie bigornée entre ces deux anonymes dont l’un aura incarné, depuis vendredi, le visage de la France, et dont l’autre ne passera, auprès de ses frères imaginaires, que pour un piètre terroriste — killer mention passable.
J’ai, bien sûr, passé une bonne partie de mon week-end à lire ce qui fut dit de lui, à faire défiler, sur mon téléphone les quelques clichés où, d’un regard presque camusien, il semble cacher sa vertu derrière la discrétion de son visage. Je ne prétendrais nullement m’improviser biographe, moi qui ne sais de lui que ce que j’ai pu glaner, au hasard des journaux, en matière de témoignages, d’hommages et de bribes d’informations.
Chrétien, puis-je du moins affirmer, Arnaud Beltrame l’était. J’ai cru comprendre, plus encore, que l’amour de la France et celui du Christ étaient, en lui, les deux échos, parallèles et, pour le coup, euphoniques, qui lui dictaient, en chœur, sa vérité. Qui façonnaient, en son âme, une certaine idée de la droiture. Qui dressaient, entre ses proches et sa personne, une échelle passant toujours du singulier à l’universel, et de l’universel au singulier.
Et j’ai lu, à la fois avec la plus grande attention et un intense respect, ce qu’écrivit de lui le père Jean-Baptiste, chanoine de l’abbaye de Lagrasse. J’ai considéré les lignes où, expliquant «la folie de ce sacrifice qui fait aujourd’hui l’admiration de tous», l’auteur de cet hommage convoquait un verset évangélique : «Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis» — verset lui-même issu du quinzième chapitre de l’Evangile selon Saint Jean où le Christ, réunissant ses apôtres, leur présente l’allégorie de la vigne. Il est, dit-il, l’authentique vigne (réunissant part humaine et part divine), cultivée par un vigneron qui symbolise ici le Père, et dont les disciples, les serviteurs, et les amis sont les sarments. Le divin, en la vigne, ne transcende l’homme que pour mieux lui appartenir, ne l’habite que pour être habité de lui : l’organicité du théologique se lie, dans une coappartenance qui concilie le saint et le sacré, à celle du lien social. Liens qui ne se cultivent que par la parole, et dont la verticalité est moindre, comparée à son intimité. Le Christ insiste, dans ce chapitre, sur la comparaison qui façonne la fertilité de la vigne : «Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour». Saint Thomas, dans son commentaire, s’interroge : s’agit-il d’établir une égalité de nature, ou une similitude d’action ? La transmission de l’amour, du Père au Fils, et du Fils aux disciples, n’a de sens que si sa nature se métamorphose d’un chaînon à l’autre, à l’instar de la préoccupation du vigneron, qui n’est comparable que métaphoriquement à la dépendance mutuelle de la vigne et du sarment. En l’occurrence, explique-t-il, le Fils n’a aimé ses disciples ni pour qu’ils adoptent la nature divine, ni pour qu’ils deviennent unis au divin dans leur personne, mais «pour qu’ils soient dieux par participation à la grâce.»
Mais l’amour ne saurait être, ici, une passion spontanée et capricieuse, octroyée que pour mieux être retirée à l’avenir, accordée en l’espace d’un intervalle entre deux moments d’ennuis, liée à la contingence d’une pulsion, au charme d’un visage spécifique, à la tentation d’être remercié à l’avenir. Bagatelles et foucades permettent tout juste d’écrire un mauvais roman — pas de maintenir le cep à travers le temps. Dire que cet amour est organique, qu’il se transmet d’une instance à une autre, dire que la plante n’est saine que si l’attention du vigneron se traduit en la vivacité de la sève, c’est instaurer une équivalence principielle entre l’amour et le commandement. «Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi, j’ai gardé les commandements de mon Père, et je demeure dans son amour.» La formulation de ce verset prête à confusion : mes commandements, dit Jésus ! Ses apôtres ne s’attendent-ils pas à découvrir une accumulation de préceptes, une nouvelle version du Deutéronome ? Jésus court-circuite tout désir de cet ordre : d’un verset à l’autre, le pluriel cède la place, remplacé par la primauté d’un commandement unique, porte exclusive de la vertu : «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.» Fi des ordres liant l’homme à Dieu ! Fi des appels à la faiblesse ! Fi des injonctions à l’autolimitation ! Saint Thomas s’interrogera longuement sur l’absence de référence à Dieu dans ce commandement : c’est que le prochain sert ici de vestibule. Quelle place, même à titre de médium, jouerait Dieu pour garantir la cohésion des sarments ? Et le commentateur de commenter : aimer Dieu, c’est aimer ses prochains ; aimer ses prochains (authentiquement), c’est aimer Dieu. Comme dans la deuxième partie de la Troisième Critique, où Kant étudie l’éduction ! C’est ce rapport végétal, à la fois de mimétisme et d’appartenance, de verticalité et de dignité à la plus petite échelle, où le divin est en proie à une perpétuelle médiation, qui permet au Christ de soutenir que, ses disciples ayant écouté cette injonction, ils ne sont plus, dès lors, ses serviteurs — mais ses amis ! Aime tes amis et tu seras l’ami du divin ! Comprends que ta survie, en tant que sarment, n’est pas plus importante que celle du sarment voisin, et la vigne te rendra hommage !
Dans cette organicité universelle, où le meurtre ne trace plus les méandres des sentiers menant vers le divin, dans ce lien indéfectible où le sacrifice ne partage rien en commun avec le martyr semeur de mort, où l’homme juste imite en Dieu, non sa capacité d’arracher aux humains leur souffle de vie, mais son acharnement à maintenir la vigne, dans cette identité de l’amour et du devoir, se dresse en réalité une parole de force : non celle des minables venant s’acheter une virilité en poignardant des civils après avoir fumé des joints, mais celle d’un Arnaud Beltrame et de tant d’autres. Celle de ceux qui, comme le Christ selon Saint Jean, sont venus, non pour juger le monde, mais pour le sauver.
Il est hautement improbable que le lieutenant-colonel Beltrame, en se substituant à mademoiselle Julie, caissière au Super U de Trèbes, n’ait pas échangé avec la France déchue le tragique destin que lui avait réservé le saint guerrier des Cons. Son sacrifice nous hante. On se réveille en sueurs, vêtu de l’uniforme du méchant bastonneur de Guignol. Que l’on soit pacifiste ou amoureux du corps d’élite de la Maréchaussée, on se prend en pleine gueule la déchirure dimensionnelle d’un appel sous les drapeaux. Et l’on se demande si, déployé sur un théâtre d’opération pareil, on éprouverait le même réflexe que celui du héros. Pour autant. Il ne faudrait pas se laisser emporter aux ciels sans en gravir tous les échelons. Car depuis quelques jours, nous sommes comme aveuglés par notre admiration angoissée. Nous en serions presque à nous représenter Arnaud Beltrame par l’antidote au crime contre l’humanité que nous recherchions tant. Celui qui, de par son extraction hors des stridences de désuétude d’un bouquet de principes sans l’incarnation desquels une démocratie libérale serait aussitôt menacée d’extinction, aurait mis fin à une séquence de barbarie atrocement récurrente. Dans ce temps d’irrépressible communion avec le défunt, nous semblons occulter le fait qu’un assaut a été donné. Que, sans les tirs nourris du GIGN, le djihadiste aurait, de son côté, poursuivi jusqu’au bout sa mission totalitaire, à savoir qu’il aurait exécuté autant de mécréants que possible. De grâce, ne jouons pas trop à tendre l’autre joue! N’est pas messie qui veut.
Cette citation est prise dans « le Dialogue des Carmélites » pièce de Georges Bernanos. Elle est stupéfiante.
On la dirait écrite après le crime de vendredi.
« On ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres, qui sait ? »