Hommage à Elie Wiesel, ce lundi, à la Sorbonne.
Malgré la qualité de ceux qui ont répondu à l’invitation de Maurice Lévy, organisateur de l’événement, malgré la force et, souvent, la ferveur de leurs interventions, étrange sentiment, tout au long de la soirée, d’un Elie quand même bien seul dans son linceul de gloire et d’humanité.
Et méditation, à partir de là et de lui, sur ce tourniquet de la mémoire, ce carrousel des postérités, qui n’a jamais été aussi cruel qu’aujourd’hui, aussi illogique autant que fatal – même s’il est, bien sûr, de tous les temps.
Je pense à ce que fut le magistère de Barrès en son couchant, à la chaleur qui en émanait et de laquelle Aragon et Breton, avant de le désavouer, tirèrent leur jeune force.
Je pense au principat de Roger Martin du Gard, éducateur de générations entières, jusqu’à la mienne – puis bel endormi des enfances de nos enfants.
Je pense, tout près de nous, à François Nourissier, grand-duc des lettres, faiseur de rois, qui se voyait sans doute, lui-même, comme le plus grand des Koutouzov dans la guerre des mots et de l’oubli – tombé lui aussi, mais si vite, dans une poussière de mots et une pulvérulence de tournures sans lecteurs.
Et Lucien Bodard, l’un de nos bons peintres des batailles – combien sommes-nous encore à nous surprendre, certains soirs, à vouloir retrouver d’urgence une phrase égarée de Lucien Bodard ?
Et Jorge Semprun qui est le premier à m’avoir, il y a quarante ans, à Rome, alors que venait d’être assassiné Pasolini, cité le mot d’Henri III sur le duc de Guise, «plus grand mort que vivant» ; pour lui, si grand, n’est-ce pas l’inverse ? ne s’est-il pas, à peine disparu, amoindri dans le souvenir du monde ?
Et puis Malraux, que j’aime tant… Le comble de l’infortune… Le crève-cœur absolu… Une vie à lutter contre les démons de l’oubli… Un entier destin forgé dans la lutte pied à pied, mot à mot, contre ce néant aux dents de fer d’où il parvenait à arracher, un jour une statue d’Angkor, un autre une sentence de Nietzsche et, un autre encore, une assertion définitive sur la condition humaine… Et puis plus rien, dans les esprits d’aujourd’hui, qu’une sorte de Clappique infréquentable, bavard, opiomane, farfelu et ignoré…
Sans même parler des enterrés vivants, type Fitzgerald, embué d’alcool et de regrets, ajusteur de scénarios médiocres dans la moiteur d’un Hollywood dont les palmiers étaient déjà faux : un jour, il revient à New York ; il pousse la porte d’un théâtre où l’on répète une de ses pièces ; et quand, éconduit, presque chassé, il a l’idée saugrenue de s’en déclarer l’auteur, cette réplique d’un jeune comédien : «l’auteur ? vous plaisantez ? Scott Fitzgerald est mort depuis dix ans !» Alors, face à cette nuit sans tendresse où reposent les meilleurs, face à ce cimetière de grandes plumes réduites à une ingrate mention dans de vagues dictionnaires, face à cette obsolescence parcimonieuse qui éteint, un à un, tous les astres – on fait quoi ?
Des hommages, bien sûr, comme celui que nous avons, ce lundi, rendu à l’auteur de «La nuit».
Des lectures à haute voix, comme celles de Pierre Arditi et Francis Huster : recueillir et redire des lignes tombées du «Mendiant de Jérusalem», n’est-ce pas le plus sûr moyen, en retrouvant un peu du souffle et du feu qui présidèrent à leur naissance sur le papier, de les ramener à la vie ?
Des célébrations, aussi.
Des commémorations nationales, ça ne fait jamais de mal. Je rêve, oui, et je ne plaisante qu’à demi, d’une révolution de notre calendrier qui, au lieu d’être scandé par un inventaire absurde de «journées mondiales» souvent sans intérêt, s’inventerait des thermidors et des vendémiaires qui auraient le nom et le visage de grands écrivains errant au purgatoire.
Ou de pharmacies littéraires prescrivant à qui le voudrait une dose de Desnos pour le rêve, de Bataille pour le réel, de Kessel ou de Babel pour chasser la langueur propre aux époques immobiles – ou de Wiesel contre la morsure du mensonge ou la mélancolie née d’une exposition trop prolongée au silence de Dieu.
Je rêve d’un ministère de la Culture qui servirait enfin à quelque chose s’il se contentait d’être un service public de l’immortalité, des pompes funèbres à l’envers, une entreprise de sauvetage des textes vitaux en train de partir en fumée dans ce mauvais buisson ardent, cet autodafé par négligence, qu’est l’histoire de la littérature.
Et puisqu’il y a des tour-opérateurs qui, aux dernières nouvelles, proposent des excursions polaires dans l’épave du «Titanic», pourquoi ne pas dire à ces modernes en mal de gouffre que les plongées les plus vertigineuses dans la froideur des glaces humaines ne nécessitent ni scaphandres ni «Nautilus» ? quelques heures suffisent, le visage penché sur un exemplaire du «Chant des morts» d’Elie Wiesel.
Mais trêve de rêverie.
Pour un écrivain vivant, il n’y a qu’une manière de faire que les siens ne perdent pas, à tous les coups, dans ce grand baccara qu’est le jeu des limbes et de la survie : payer sa dette ; abattre son jeu ; dire, encore et toujours, qu’il n’est pas d’auteur sans une poignée de fantômes, très peu, se languissant dans des cimetières abhorrés de la lune et qui attendent d’être honorés et, tout simplement, nommés – ce que, pour Wiesel, je fais ici.
Et quant à toi, lecteur, révolté par cette Méduse de silence qui pétrifie dans leur marbre les écrivains que tu as aimés, quant à toi qui rêves d’être Enée portant sur tes épaules les Anchise qui, par leurs pages, t’ont façonné, tu n’as qu’une façon de les ressusciter un peu : cet art du passage, ce goût des bouquets de mots et de pensées, parfois ce palimpseste, qu’est la lecture inlassable de leurs livres.