«La mort est le seul rendez-vous qui ne soit pas noté dans votre agenda» écrivait Frédéric Beigbeder dans son roman 99 francs en l’an 2000. Dix-sept ans plus tard, le cap de la cinquantaine tout juste passé, l’écrivain se réjouit que le rendez-vous n’ait pas encore eu lieu, à Samarkand, Paris ou le pays basque. Tout est dans ce petit «encore». Parce qu’il est heureux en amour et en paternité, mais qu’il vieillit, la mort pour lui est inacceptable. Mais nous sommes au XXIe siècle, n’est-ce pas ? La mort, c’est un truc du passé, dépassé. Un peu partout sur la planète, des chercheurs s’emploient à faire trépasser la Grande Faucheuse. De la Suisse à la Californie, en passant par l’Autriche et Israël, Frédéric Beigbeder part à la rencontre de ces hommes qui s’ingénient à ne plus rendre inéluctable ce qui, hier encore, l’était.

La démarche de Beigbeder est de l’ordre du documentaire, de l’exploration, mais le résultat est bien un roman. Un roman alerte, traité sur le ton de la comédie sans temps mort, où l’auteur se met en scène, comme toujours, avec ce décalage distancié qui est une élégance. Il ne rit que de lui-même, et porte sur son monde un regard tendre débordant d’affection. Le Frédéric Beigbeder d’Une vie sans fin est l’animateur d’un talk-show où les invités avalent, avant d’entrer sur le plateau, une pilule de drogue dont ils ignorent les effets. Ce peut être un somnifère ou un excitant. Le spectacle, dans tous les cas, est assuré. Depardieu et Poelvoorde, par exemple, choisissent de ne pas choisir, et avalent tous les cachets qu’on leur présente avant leur prestation. Cette émission vaut une solide réputation au Beigbeder du roman, et lui ouvre les portes des laboratoires de recherche. Il entraîne dans son périple d’exploration sa fille de 10 ans et sa jeune compagne, qui lui donne en cours de route une autre fille. Un couple, un bébé, une pré-ado et un robot partent en quête de la recette de la mort de la mort.

Tous les chercheurs qui apparaissent dans le roman sont à la tête de projets décapants, dans des directions différentes. Certains travaillent sur le génome, d’autres sur le renouvellement du sang – du sang neuf ! c’est bien ce à quoi nous rêvons tous… y compris et surtout dans nos veines ! –, d’autres encore sur le remplacement d’organes défectueux par des organes sortis d’imprimantes 3D, ou sur la sauvegarde du cerveau. Leurs discours, tels que les reproduit Beigbeder, sont à la fois terrifiants et rassurants. Oui, la mort sera vaincue. Quand et comment, cela reste à déterminer. En attendant, on cherche, on expérimente, aux quatre coins du monde l’idée fait son chemin. Et produit d’ores et déjà quelques résultats non négligeables : un bébé leucémique a été sauvé grâce à un traitement génétique. On sait fabriquer du sang artificiel. On sait faire rajeunir des souris, demain des chiens, bientôt des êtres humains. Elizabeth Parish s’est fait raccourcir les télomères – ces segments situés aux extrémités des chromosomes – par thérapie génique, et certaines de ses cellules ont effectivement rajeuni de vingt ans. Les professeurs Choulika et Church sont, parmi les scientifiques consultés par Beigbeder, ceux qui tiennent les discours les plus radicaux, mais aussi les plus vivifiants. Victor Frankenstein plane comme une ombre tutélaire sur le roman, la première escale en Suisse est placée sous son signe. Mais l’écrivain Beigbeder – et non plus, semble-t-il, le personnage Beigbeder – dévie du motif du savant fou pour envisager les auteurs de Science-fiction, et particulièrement les auteurs de comics de super-héros, comme les hérauts de nos temps ambiants. Les X-men nous préfigurent…

Cette capacité à rendre compte d’un état des lieux de la recherche sur le posthumanisme mis en parallèle avec la littérature fantastique ou d’anticipation est un des atouts de ce roman parfaitement déjanté ET parfaitement documenté. Les scènes de comédie alternent avec les conversations scientifiques et les moments de tendresse absolue qui disent ce qu’est la vie d’un homme, au-delà du séquençage de son génome ou de l’enregistrement sur disque dur de son enchevêtrement neuronal. La fin du roman, lumineuse, nous offre l’image d’une enfant penchée sur une coquille d’escargot, ou cueillant une pâquerette. La vie, quoi. La vie en marche. Tandis que la mort de la mort est elle aussi en marche, dans les labos.

Une vie sans fin met en scène, sur le mode parfois loufoque, notre contemporanéité et nos angoisses de toujours. L’idée de la mort vaincue est un thème qui visiblement revient sur le devant de la scène littéraire, alors qu’à bien y regarder, c’est le thème majeur de la littérature de tous les temps. Orphée, Nosferatu, Frankenstein, L’Homme qui revient de loin de Gaston Leroux… Exploration des Enfers, vampires, homme augmenté, fantômes… Fréderic Beigbeder nous livre ici, sans doute, l’un de ses romans les plus intimes. Et l’un de ses romans les plus universels, parce qu’il touche à nos angoisses et à nos espoirs. Sans appuyer trop profondément là où ça fait mal – la peur de mourir – mais au contraire en choisissant la pente de la comédie sentimentale et de la légèreté, il nous invite à espérer pour demain, et à jouir du temps présent.


Addendum : lorsque l’on tape dans Google «Une vie sans fin» et que l’on choisit l’onglet «images» afin de récupérer la couverture du roman de Frédéric Beigbeder, on tombe sur des palanquées de représentations de «vis sans fin». Au-delà du jeu de mot du titre, la métaphore qui en découle est saisissante. Au moins autant que le ruban de Möbius qui illustre la couverture du roman.