Un jeune marin se retrouve tout seul dans des terres dont il ignore tout, loin de son équipage, et va vivre des années au sein d’une tribu avant de retrouver son pays d’origine. Cette anecdote, base de récits romanesques et réflexifs, est un motif qui parcourt une bonne part de la littérature de tous les pays. Elle permet le regard sur l’autre, la mise en parallèle des civilisations, l’observation des mœurs et coutumes de l’inconnu enfin découvert, la surprise et l’incompréhension. Pour le lecteur francophone de littérature contemporaine, cette histoire renvoie en premier lieu au très beau roman de François Garde Ce qu’il advint du sauvage blanc (Gallimard, 2012, prix Goncourt du premier roman). Le héros de François Garde, un mousse vendéen abandonné par son équipage sur les côtes de l’Australie, est adopté par les Aborigènes puis recueilli à Sydney par ce que l’on appelle encore à l’époque un explorateur – nous sommes au milieu du XIXème siècle. La force du roman de Garde repose sur le récit «en creux» : rien n’est dit au lecteur de la vie du mousse au sein de la tribu. Il garde son secret, tandis que s’agitent autour de son cas les représentants des sociétés savantes européennes. Le roman est basé sur une histoire vraie.

L’écrivain argentin Juan José Saer (1937-2005) avait publié en 1983 un roman exceptionnel basé sur ce même motif : un petit mousse se retrouve seul dans un environnement qu’il ne connaît pas, passe quelques années dans une tribu autochtone qui l’accueille et l’adopte, puis revient chez lui. L’histoire est, là aussi, basée sur des faits avérés. Mais nous sommes au début du XVIème, en Amérique latine, dans le Cône sud plus précisément, entre les fleuves Paraná et Uruguay. C’est l’ère de la Découverte. 1492, c’était hier ou presque dans la diégèse du roman, le monde devenait plus vaste, et des pans entiers de civilisations inconnues, fabuleuses et terrifiantes, étaient à découvrir. Le roman de Saer est écrit à la première personne, c’est le récit du héros de l’aventure – héros qui n’a pas de nom. La trajectoire du personnage est exemplaire, comme dans tout roman d’initiation : confronté à l’inimaginable et à l’incompréhensible, le narrateur développe un sens aigu de l’observation, et des capacités jusqu’alors peu exploitées d’analyse et de réflexion. C’est plus qu’une aventure qui est vécue et narrée ici, c’est une explosion de dessillement, d’élargissement de la conscience. Une angoisse et une douleur, mais aussi une chance. Par exemple : les Indiens, dans ce coin du Rio de la Plata, sont cannibales, mais ils ont pour habitude de laisser la vie sauve à l’un de leurs prisonniers, pris au hasard. Le petit marin espagnol, qui a été malmené et violé par les hommes d’équipage lors de la traversée, est le seul survivant du massacre. Il passe dix années dans la tribu, puis se retrouve en Espagne, apprend à lire et à écrire dans un couvent, devient vagabond, puis membre d’une troupe de théâtre. La trajectoire du petit mousse est une ascension inespérée. Mais c’est aussi l’histoire d’un désenchantement.

Le roman de Saer s’inscrit dans une tradition picaresque très ancrée dans les lettres hispaniques : le récit à la première personne, l’humble extraction, les différents stades de l’initiation, le maître enfin trouvé à qui l’on doit tout, le picaro devenu vieux qui revient sur son parcours, etc. Tout y est. Mais le roman de Saer est au-delà de la picaresque canonique. Car L’Ancêtre, c’est aussi l’histoire de la découverte de la langue – de deux, en fait. Voilà un roman linguistique, ou peu s’en faut. Et voilà l’histoire d’une traduction.

Bien évidemment, puisque l’on a indiqué plus haut que le petit mousse avait appris à lire et à écrire à son retour en Espagne après son séjour chez les Indiens, le récit de ses aventures n’est pas narré sur le vif. Cependant, la réflexion linguistique est antérieure à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Dans un monde d’oralité – le héros dans sa propre langue, les Indiens dans la leur, le héros confronté à des échanges verbaux auxquels il ne comprend rien – la langue n’est que peu vecteur de communication. Et les différences linguistiques abyssales d’incompréhension, et d’appréhension :

«[…] je pénétrais, comme dans un bourbier, dans la langue qu’ils parlaient. C’était une langue imprévisible, contradictoire, sans forme apparente. Quand je croyais avoir compris la signification d’un mot, je voyais un peu plus tard que le même mot voulait dire aussi le contraire, et après avoir pris connaissance de ces deux sens, d’autres encore me devenaient évidents sans que je pusse bien comprendre pour quelle raison un même vocable désignait à la fois des choses si différentes. En-gui, par exemple, signifiait les hommes, les gens, nous, moi, manger, ici, regarder, dedans, un, éveiller et bien d’autres choses encore.»

Que le narrateur intègre bien plus tard, en Espagne, une troupe de théâtre qui met en scène ses propres aventures, est comme un double retournement de la langue et de l’oralité, de la représentation et du signe, de la compréhension et du partage. L’Ancêtre, c’est peut-être avant tout la mise en évidence du malentendu, et de sa réconciliation.

Mais L’Ancêtre, pour les lecteurs francophones, c’est aussi l’histoire d’une traduction. Ou, plutôt, sa parousie. Prenons ce terme dans un sens profane, bien entendu ! La traduction de El entenado que les éditions Le Tripode nous offrent en ce mois de janvier est la reprise intégrale, sans modification aucune, de la traduction de 1987 par Laure Bataillon (éd. Flammarion) pour laquelle elle obtint le prix de la meilleure traduction décerné par la Maison des Ecrivains et des Traducteurs, prix qui porte désormais son nom. Pour tous les traducteurs de l’espagnol, sans exception, Laure Bataillon est une sorte d’icône. Bru de Marcel Bataillon – figure-phare de l’hispanisme français – elle a traduit et offert aux lecteurs francophones les œuvres d’auteurs aussi importants que Julio Cortázar, Carlos Onetti, Manuel Puig. La traduction, c’est la rencontre d’un texte et de son truchement. Avec L’Ancêtre, cette rencontre est de l’ordre de la perfection. Perfection formelle, transmission impeccable. Une sorte de pierre de touche.

2017 a été consacrée, en Argentine, année Juan José Saer. C’est dire l’importance reconnue de cet écrivain. On en prend pleinement conscience à la lecture de L’Ancêtre. Et l’on se prend à rêver que la France décrète à son tour une année Queneau, une année Gary/Ajar, ad libitum