Dans un monde de victimes et de bourreaux aux rôles bien définis, et où celui du critique, du philosophe, du juriste, de l’artiste, ne consiste qu’à défendre les premières contre les seconds, quelle place laisserait-on à un sentiment par nature aussi violent que l’amour, à une dimension de l’être aussi ambiguë que l’érotisme ? Le récent article de Manon Garcia, normalienne qui parachève à Harvard ses études de philosophie, est hélas éclairant : au moins, l’on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. Garcia veut faire changer, légalement, la notion de consentement et propose, comme cela commence déjà à être le cas aux Etats-Unis, qu’un consentement qui n’aurait pas été explicitement formulé soit considéré comme nul et non avenu. Qu’en d’autres termes une étreinte qui ne ferait pas suite à un échange du type : «Pourrions-nous avoir un rapport sexuel ? – Oui, avec plaisir !» ne soit plus envisagée que comme viol. Qu’est-ce qu’un idéologue ? Quelqu’un qui coche toutes les cases. Qui ne vous surprendra jamais. Dans ce papier, Garcia illustre le devenir idéologique du féminisme – et donc ce qui m’en sépare.
Refusant par principe l’ambiguïté des signes amoureux, elle cite la juriste féministe Catharine MacKinnon, célèbre notamment pour sa campagne anti-pornographique des années 80. J’ai précédemment exposé mon point de vue, mitigé, sur cette industrie, mais je ne crois pas qu’il soit fondé sur les mêmes présupposés moraux que l’éminente universitaire. Passons. MacKinnon avance que si le consentement n’a pas besoin d’être explicite – verbal, entend-elle –, alors on peut imaginer qu’une morte consente à un rapport sexuel : démonstration par l’absurde censée obtenir immédiatement notre conversion. En vérité, l’énormité du sophisme est stupéfiante : comme si l’implicite et le silence étaient la même chose que la mort ou la soumission d’une femme à son violeur.
Pour MacKinnon et Garcia, tout silence en somme vaut un non. Précisons tout d’abord que faire d’un amant – ou d’une amante – qui reviendrait à la charge après un refus, un violeur – ou une violeuse –, n’a aucun sens : il faut avoir été bien protégé pour confondre ainsi insistance et brutalité ! La civilisation consiste certes à mes yeux en une séparation d’avec l’animal qui est en nous, mais certainement pas pour nous transformer en robots. Que le risque, de côté ou d’autre, demeure, c’est ainsi et l’on n’y peut rien : trop bestiaux ou à l’inverse trop policés et donc trop «machinaux», ce sont là deux excès dont nous devons nous garder. Dans le monde des machistes et des violeurs la courtoisie et l’empathie, qui nous préserveraient de ces deux excès, cèdent à l’instinct et à l’égoïsme. En revanche, dans le monde rêvé par MacKinnon, ça n’est pas seulement l’instinct bestial qui est refusé : c’est l’intuition même, et avec elle l’ambivalence naturelle des gestes et des signes. Dans ce «meilleur des mondes» l’humour n’a évidemment plus guère de place (il suffit de lire l’entretien accordé par Garcia pour s’en assurer), ni plus que les claques ou les verres d’eau à la figure. La castration si, proposée par la philosophe en solution de dernier recours, mais qui est en réalité un préalable, pour les femmes comme pour les hommes : voilà ce qu’elle nous tait mais qui ressort pourtant de sa logique bizarre.
Or le silence du sollicité précédant par hypothèse son consentement, l’assertion de MacKinnon ne revient-elle pas à dire qu’«au début c’est toujours non» et par conséquent à accepter les arguments d’un Weinstein en effaçant non seulement le droit d’insister, mais encore la distinction entre refus et consentement tacite ? A moins que tout ne soit exprimé, explicité, désigné, signé et contre-signé, enregistré sur disque dur et clé USB, le rapport sexuel relèverait toujours du viol – ou bien jamais. Il y aurait en outre à les en croire autant de violeuses que de violeurs (ce que, pour ma part, je ne pense pas) : en effet, les femmes qui solliciteraient l’amour sans attendre pour s’y adonner que l’amant ait explicitement et verbalement accepté pourraient bien être considérées elles aussi comme criminelles. Ou bien alors, retournement weinsteinien de cette dangereuse approche : le viol n’existe pas car de toutes les manières, c’est toujours non avant d’être oui.
Quand on tient compte du fait que le discours érotique est également tenu pour suspect dès lors qu’il n’est pas égalitaire (mais comment le désir, qui est tension vers ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, pourrait-il être égalitaire ?), alors l’affirmation de Garcia selon laquelle il s’agirait de développer la communication sexuelle doit s’entendre ainsi : c’est d’abolir l’érotisme, par trop ambigu et volontiers tyrannique – dans un sens comme dans l’autre –, qu’il s’agit en fait. La seule relation sexuelle louée par son article est un échange mercantile et mécanique, un troc sans âme et surtout sans chair. C’est avec l’amour, si avantageusement remplacé par l’échange sexuel, un échange neutre et aseptisé (parveh, dirait l’hébreu, ni lait ni viande), un échange entre égaux, qu’elle veut en finir.
L’Amérique n’aurait-elle plus à nous enseigner que la propreté gluten et tactile-free, qu’une éthique aussi pâle que ses proverbiaux ersatz de café ? Qu’on est loin du chaos d’Henry Miller ! A cet égard, l’introduction de la lettre A, «asexué», dans le sigle LGBT(QA+), en dit long et je m’étonne qu’on n’en parle pas davantage : l’émancipation des homosexuels s’est d’abord faite au nom du corps et de la nature, on la réclame maintenant contre ces deux réalités, contre le sexe, et le glissement s’est opéré sans crier gare. C’est en définitive le camp progressiste tout entier, féministe notamment, qui est en guerre contre le chaos génésique.
A l’identification morbide du droit et de la morale, répond l’extension névrotique du besoin de sécurité. Quoiqu’ils se croient «ouverts», les parents d’aujourd’hui ressemblent de plus en plus à Clémentine, l’héroïne de L’Arrache-cœur de Boris Vian : rongés par la haine de la vie et de ses hasards, ils construisent autour de leurs enfants d’étroites cages qui les garantissent de tout danger ; on veut désormais faire pareil avec les adultes. On fait croire aux femmes que leur vie amoureuse n’a jusqu’à présent été qu’un long et silencieux viol, dont elles n’étaient pas conscientes. On veut purifier l’amour, comme si la violence d’une passion, d’une étreinte, d’un baiser ou, tout simplement, de ces sentiments qu’on garde parfois pour soi, étaient déjà du viol. Le silence est interdit, le discours l’est aussi dès lors qu’il se montre par trop «objectivant», ce dont les femmes souffriront à terme autant que les hommes, si tant est qu’elles gardent en elles-mêmes un peu de luxure, un peu de désir aussi : qui a dit en effet que les hommes avaient le monopole du fantasme et de l’invite ?
Le vrai problème, c’est cette défiance, au nom de l’objet pris en pitié (et faussement identifié, par hypothèse, à la femme), de l’offrande, de la victime, cette défiance à l’égard du sujet. Oui, la relation de sujet à objet est inégale, et après ? Obsession donc de l’égalité, définie selon les termes de l’arithmétique, dans tous les domaines – et on le voit à l’extrême-gauche, «socialisme de caserne», qui la préfère à la justice, à la liberté et à l’équité, comme à l’extrême-droite où l’identité collective revêt de la même manière le costume d’une homogénéité militaire. Nous ne sommes pas égaux, nous sommes à la fois différents et semblables, et c’est dans cet écart entre nous que se joue la richesse de nos relations. Le culte égalitaire, c’est la haine de l’art et de l’hétérodoxie. Les tarentules, dit si bien Nietzsche – c’est ainsi qu’il appelle les chantres vengeurs de l’égalité – «ont jadis excellé à calomnier la vie et à brûler les hérétiques». C’est vrai dans la vie politique et l’on se trompe en pensant que l’égalité fonde la démocratie – quoiqu’on donne ainsi raison aux préventions qu’avait l’auteur de Zarathoustra contre ce régime. Non, c’est plutôt la liberté, la liberté et la justice donnant à chacun son dû et reconnaissant donc à tous le droit de choisir pour eux-mêmes : l’égalité n’est qu’un moyen en vue d’une fin, possibilité qui nous est offerte, qui que nous soyons, de nous accomplir en devenant libres, de devenir qui nous sommes. Voilà quel raisonnement fonderait un combat authentique pour la démocratie, un combat prémuni contre l’écueil totalitaire.
Ainsi, que l’on déplore l’absence de parité stricte dans un gouvernement ou un panel de discussion me hérisse le poil : j’ai aussi vu des panels exclusivement féminins et je ne m’en suis pas plaint. J’ai étudié des disciplines réputées féminines et je m’y suis trouvé à mon aise : oui, le fait que les «littéraires» soient majoritairement des femmes ne m’a jamais semblé un problème. Au demeurant, l’idée de quota me semble antiesthétique autant qu’immorale. Quand la journaliste Elisabeth Philippe déplore l’absence de parité dans les prix littéraires, on a envie de lui demander si elle préfèrerait un jury qui accorderait sa préférence à un mauvais livre pourvu que son auteur soit une femme. Ou si elle pense que seul son sexe devait l’an passé mériter le Prix Goncourt à Leila Slimani. Voilà non seulement l’opposé même de toute littérature, mais encore de quoi donner raison à la misogynie la plus crasse. Le premier roman qui m’ait fait pleurer fut La Petite Fadette. Peut-être aussi le premier qui m’ait donné envie d’écrire. Et pourtant, que m’importait le sexe de George Sand ? Je n’estime pas devoir remplir, pour plaire aux comptables du féminisme, un classeur d’écrivaines. Et si Mrs Dalloway est l’un de ceux qui m’ont depuis lors le plus durablement influencé, je ne veux pas que cela tienne à ce que Virginia Woolf était femme et bisexuelle – comme si, ce faisant, je m’acquittais d’une B.A. ou même de deux d’un coup –, je veux qu’on sache au contraire que c’est son génie, et lui seul, qui en est cause, un génie féminin sans aucun doute, mais un génie humain surtout. Et relever au passage que personne ne lui reproche, heureusement, d’y avoir prêté sa plume à l’âme tourmentée de Septimus Warren Smith, un personnage d’homme, revenu des tranchées !
Que les femmes aient quelque chose de singulier à dire, je le crois, et je peux l’inférer de ma propre opposition à l’égalitarisme. Sand et Woolf ont écrit des livres trempés à leur expérience propre, mais cette singularité n’assure pas seule leur valeur. Au contraire, c’est le fait qu’elle se communique, esthétiquement, à tout le monde ; c’est que cette perspective unique «porte la forme entière de l’humaine condition». Violée à l’âge de dix-neuf ans par son professeur de peinture, Artemisia Gentileschi en conçut une œuvre violente, hantée par les ténèbres du corps. Ses versions des histoires de Judith et de Suzanne apportent, par le biais d’une technique impeccable, à ces sujets bibliques où la question du sexe est cruciale, la sensibilité féminine qui leur manque souvent lorsque des hommes s’y dédient – surtout Suzanne, cette Juive exilée à Babylone qui refuse les avances répugnantes de deux vieillards respectés de sa communauté : quoique le texte, apocryphe, qui nous rapporte ce récit ne laisse aucun doute sur sa «vertu», les hommes ont parfois préféré la dépeindre sous les traits d’une aguicheuse, vous savez, l’une de celles qui «l’ont bien cherché». Il fallait donc qu’une Artemisia s’y attelle. Seulement, nul ne devrait lui rendre cet hommage parce qu’elle était femme, mais parce que peintre d’un grand talent, elle sut traduire les grâces, les mystères et les peurs de son sexe dans le langage du beau qui, lui, n’a pas de sexe. Parce que l’unicité de son vécu enrichit la compréhension que tous pouvaient avoir de ces récits. L’erreur d’Elisabeth Philippe étant au fond de ne pas voir que du point de vue de l’art, Artemisia Gentileschi ressemble plus à Caravage qu’à Barbara Kruger, Nikki de Saint-Phalle ou même Vigée Le Brun. Que nous n’avons pas affaire à une femme peintre mais à un peintre femme.
Je note que la société américaine est plus égalitaire – au sens de Philippe mais aussi de Garcia – qu’elle ne l’était naguère, mais qu’elle demeure désespérément injuste, peu équitable et certainement pas fraternelle : cette égalité-là est donc celle des machines, elle n’est en rien l’accomplissement de l’émancipation humaine mais celui du capitalisme.
Du reste l’égalité sera toujours un non-sens dans le domaine intime. Le désir est inégalitaire, l’amour veut un «objet», plus éminent que soi, et qui échappe à la prise. Tel est le sens de la phénoménologie lévinassienne de l’Eros. Je ne parle pas ici d’inégalité politique, et pour cause ! Je parle d’une inégalité relationnelle : y a-t-il une manière «socialiste» ou «égalitariste» de faire l’amour ? Un amour purement égalitaire est impensable. Et cependant, je n’ai évidemment aucune velléité d’esthétiser la sujétion féminine au prétexte qu’elle renverrait à je ne sais quel Eternel platonique ou romantique, je ne pense pas que ce sexe prétendument faible (que l’on voilerait, n’est-ce pas, pour en protéger la divine et fragile beauté) s’identifierait essentiellement à cette transcendance de l’objet : ce serait réduire, tout à fait absurdement, la subjectivité à la position virile, et le fantasme à l’esprit masculin. Je tiens au contraire qu’aseptiser le lit pour mettre fin à la domination patriarcale, c’est autant priver la femme de son désir – et de la langueur, de la violence qui lui sont inhérentes – que l’homme.
Suis-je féministe ? Si cela consiste à vouloir l’équité, la justice et la liberté des femmes, alors je le répète, oui. N’y a-t-il pourtant rien d’autre ? J’ai écrit Talisman sur ton cœur pour célébrer la Déesse dont chaque vers du Cantique des Cantiques parle à qui sait entendre. Déesse plus que Dieu, Déesse contre Dieu : «Et les servantes d’Ashtaroth», chantait Renée Vivien, «Aux vêtements de clair de lune, / Te narguent, Deus Sabaoth». Mais la Déesse fait peur à ceux qui voient dans le Dieu mâle la garantie d’un pouvoir pérenne : le pénis est un organe fragile, mais érigé il y a si longtemps en maître qu’on en oublierait à quel point le patriarcat fut d’abord pour lui une haie protectrice – et à la vérité bien lamentable.
L’enjeu d’un féminisme méritant ce nom ne se limiterait pas pour moi à une simple extension aux femmes de droits et de privilèges humains – mais souvent encore dans les faits réservés aux hommes : à travail égal, salaire égal bien sûr. Et bien qu’hostile à une parité systématique et imposée, je constate comme chacun peut le faire, qu’être dirigé ou représenté par une femme de talent n’est pas encore évident pour tout le monde. Seulement, dire cela ne revient-il pas à vouloir prolonger, somme toute assez banalement, le programme des Lumières ? Penser ainsi, n’est-ce pas simplement être – au sens quelque peu lâche que ce terme revêt de nos jours – un humaniste conséquent ? Si je peux néanmoins me dire féministe, c’est que je crois au pouvoir du féminin. Ça n’est pas politiquement mais métaphysiquement, religieusement même, que mon féminisme s’exprimerait à plein.
On constate d’ailleurs dans le domaine religieux une large et persistante exclusion des femmes : aucune des grandes religions – et l’hindouisme, le bouddhisme pas davantage que celles de la tradition abrahamique – n’accepte pleinement l’égalité en dignité et en droits des femmes et des hommes. Si les avancées en la matière du judaïsme et de certaines Eglises protestantes sont réelles, elles ne sont pas reconnues par les autres Eglises, et restent, dans le cas du judaïsme, un point de litige conséquent entre les courants progressistes et l’orthodoxie qui, pour être sociologiquement minoritaire, n’en domine pas moins sur le plan institutionnel. Or si un judaïsme complètement égalitaire est impossible – et je ne le souhaite pas plus que je ne souhaite un art ou un érotisme égalitaire – un judaïsme qui n’associerait pas pleinement le féminin au masculin ne se serait pas encore trouvé.
Il y a du pain sur la planche ; qu’il suffise pour s’en convaincre de constater le peu d’espace laissé aux femmes dans la plupart des synagogues européennes ou israéliennes – aussi bien que le silence complet (papotage mis à part) qui leur y est imposé. Ou de considérer le caractère profondément dissymétrique du mariage halakhique, qui consacre l’épouse à l’époux sans réciprocité – et corollairement du divorce, accordé par l’homme, et d’ailleurs parfois refusé, ce qui peut enchaîner des femmes des années durant, à l’heure même où rien ne les empêche plus, par ailleurs, de diriger une entreprise, une université ou un pays. Notre époque voit s’élever contre cette injustice absurde et anachronique quelques Flora Tristan juives : certaines ont eu leur vie détruite par la cruauté de maris jaloux, la rigueur de la loi et l’indifférence communautaire. Personne ne tenant toutefois sérieusement à s’en prendre aux racines de ce mal, je n’imagine pas qu’il disparaisse prochainement. En outre, la place de plus en plus grande prise en Israël par l’ultra-orthodoxie pousse une droite naguère laïque à lui sacrifier petit à petit les libertés, celles des femmes notamment.
Et pourtant, j’y insiste, l’idée n’est pas d’introduire de l’égalité là où elle n’a pas lieu d’être. Par exemple, on circoncit les hommes, pas les femmes (Dieu merci), ce qui constitue une inégalité fort juste – et une bonne illustration de cette maxime nietzschéenne : «la justice me dit que les êtres humains ne sont pas égaux». Mais une femme, la Bible en donne un exemple, peut circoncire ! Dans les faits, cela n’arrive cependant jamais : c’est un cas intéressant car nul n’envisagerait d’accorder ce droit aux femmes au nom de la parité seule, l’enjeu étant trop lourd. Elle justifie bien de donner des ministères à des femmes qui ne le méritent pas nécessairement mais il faut croire que c’est une affaire moins importante. Cela étant dit, entre un bon circonciseur et une bonne circonciseuse, je ne vois pas pourquoi la seconde serait d’office exclue ! Ce point est purement théorique, le «droit de circoncire» n’étant pas tellement, comme on peut l’imaginer, revendiqué par les femmes juives. Si je suis hostile en tout cas, et par principe, à ce qu’un féminisme idéologique utilise la religion pour servir son «agenda», force m’est de reconnaître que jusqu’à présent ce sont les conservateurs qui en ont le plus souvent usé ainsi, par idéologie eux aussi, ou par commodité.
Laissons chrétiens et musulmans se faire juges de l’opportunité de «féminiser» leurs croyances et leurs cultes respectifs ; il est une chose que je sais : on n’y arrivera pas par une approche apologétique mais par un franc combat. Pour le judaïsme, c’est en tuant un peu Dieu qu’on fera ressurgir la force de la Déesse, certainement pas en se persuadant – comme on le voit trop souvent chez les soi-disant féministes musulmanes – qu’on a «la meilleure religion» en matière de dignité des femmes. C’est la voie d’une Delphine Horvilleur en France, c’est aussi celle de beaucoup de féministes juives, libérales ou d’ailleurs orthodoxes, une voie exigeante, dialectique, parfois tragiquement inconfortable.
Ma position est à la fois rejet du credo phallocratique – qui attribue une dignité plus grande au pénis qu’à la vulve –, de son symétrique inversé – qui refuse la pénétration hétérosexuelle à moins qu’elle ne réponde à un besoin exprès de la femme ou ne s’inscrive dans une relation dépassionnée d’échange contractuel –, du dogme déconstructionniste selon lequel il n’existe ni genre ni même sexe (Judith Butler), et de l’essentialisme qui veut au contraire réduire la femme à ses déterminations biologiques et psychiques, et tient qu’aucune communication n’est possible entre les sexes. Pour moi, croire au pouvoir du féminin, c’est aussi croire que les femmes et les hommes ont des choses à se raconter, deux forces, belles l’une et l’autre, «deux rivières de sang» comme l’écrit David Herbert Lawrence. Et c’est croire que si ces deux forces existent bel et bien séparément, elles peuvent aussi dans une certaine mesure se combiner en chaque individu : c’est toute l’idée, à la fois subversive et conservatrice, de l’Orlando de Woolf.
Le féminisme que je défendrais serait donc profondément érotique et par là même autant opposé aux misérables caricatures que j’ai évoquées ici, qu’à la phallocratie. Moi devant et eux derrière, proclamait Barbara. Pourquoi pas, tant qu’on ne nous impose pas un équilibre d’expert-comptable ? Tant qu’on n’oublie pas, surtout, que l’amour n’est que jeu, dans la destruction même, et permanente inversion.
La femme que nous pense l’idéologie n’est pas plus humaine que déesse : c’est une pauvre petite chose, une victime à protéger – et dont le devenir est de se muer, certes pour son bien, en froid et impénétrable androïde. Voilà comment on oublie ce que le féminin a à nous dire, et voilà comment un mouvement de libération, mais ne commence-t-on pas à s’habituer à ces pirouettes de l’Histoire, pourrait bien se changer un jour, non seulement en idéologie, mais encore en totalitarisme.
Notre attention deviens de plus en plus fractionnée par notre exposition et participation aux messages fractionnés sur nos portables et autres médias sociaux. Tout est paqueté pour une consommation immédiate, sans contexte élaboré ou même connu. Ainsi notre cerveaux agit comme un verre grossissant en exagérant les évènements et, surtout, notre égo qui a reҫu une plateforme pour s’exprimer et s’exhiber publiquement … Cet état des choses soufflées hors de proportion est très bien résumé dans l’expression de l’« Age of Entitlement » (au lieu de l’» Age of Enlightenment » qui est censé nous attendre …). Peut-être que c’est nécessaire de passer par les absurdités de notre égo contemporain (les américains ne sont que nos pionniers) pour nous réveiller et commencer à pratiquer l’essentiel de la salutation yogique Namasté que Depak Chopra traduit comme « I honor in you what I honor in me because I know we are one ». Récemment j’ai lu dans « Le Neveu du Rameau » par Diderot qu’ « il n’y a personne […] qui ne fasse le procès à l’ordre qui est ; sans s’apercevoir qu’il renonce à sa propre existence. […] Acceptons donc les choses comme elles sont […] s’il est nécessaire. »
– Namasté de votre « yogi » suédoise –