Je voudrais simplement rappeler l’un des rares saints qu’il m’ait été donné de rencontrer dans ma vie : le Père Pierre Ceyrac mort ce mercredi à Madras, en Inde, son pays d’adoption; où il était installé depuis 1952. Radio Vatican annonçait sa mort ainsi « Ce jésuite missionnaire français était âgé de 98 ans. Prophète du XXe siècle, connu pour son immense bonté, il a consacré sa vie au service des plus pauvres et à la prière. Il s’est dépensé pour rendre leur dignité aux dalits, les intouchables. Infatigable, il a créé de nombreuses structures, foyers, écoles, centres médicaux, visant à soulager les détresses. Son objectif n’était pas de faire grandir l’Église mais de sauver l’homme. » Qui dit mieux ?  Dommage que toutes les radios, que toutes les chaînes de télévision n’aient pas relayé cette annonce, car de tous les êtres qui font l’histoire, qui font l’humanité, peu arrivent à la cheville de cet homme exemplaire, qui ne regardait pas la religion mais la souffrance et la dignité des êtres humains. Il ne cherchait à convertir personne sinon à une seule chose : à l’amour.

Un souvenir personnel.

A Madras (Chennaï) en 2003, j’eus l’immense grâce de passer une heure avec lui ,pendant laquelle, parlant de ma visite prochaine à Elephanta, sur les pas de Malraux, il me dit :  « Depuis soixante ans que je suis en Inde, je n’ai jamais eu le temps d’aller visiter ces lieux, mais vous avez raison d’y aller. Il faut d’abord admirer l’immense beauté de l’Inde, avant de se pencher humblement devant l’immense misère de l’Inde. »

Le 25 novembre 2003, grâce à l’initiative d’Elie Wiesel, président de l’Académie Universelle des Cultures, le Père Pierre Ceyrac, âgé alors de 89 ans, recevait du Président Jacques Chirac, le grand prix de l’institution créée en 1993 par le Président François Mitterrand. Cette cérémonie, si rare sous les lambris de l’Élysée, en l’honneur d’un des hommes les plus humbles, les plus purs que le monde ait comptés, marquait d’une certaine manière la fin de l’Académie des cultures. Ce prix distinguait une œuvre contribuant « à la lutte contre l’intolérance, la discrimination contre les femmes, le racisme, l’antisémitisme, la misère, l’ignorance, ainsi que contre la dégradation délibérée de certaines formes de vie ».

En choisissant d’honorer le Père Ceyrac, ce sannyasin chrétien, véritable renonçant, les membres de l’Académie Universelle des Cultures avaient tenu pour la dernière fois à marquer la grandeur d’un homme qui vit pour changer le monde. De Pierre Ceyrac on peut dire qu’il s’est fait Indien parmi les Hindous. Jamais peut-être – ou si rarement – la Salle des fêtes du palais de l’Élysée fut enveloppée d’un bouleversement comparable, à commencer par celui de l’hôte qui était ainsi honoré, mais ce bouleversement contagieux chez cet homme, dont la seule présence est indicible, se répandait en vagues successives sur l’assemblée et à combien d’entre nous vinrent les larmes, en l’écoutant répondre à Jacques Chirac.

Jacques Chirac s’adressa au Père Ceyrac en ces termes :

« Père Ceyrac, […] En Inde, on dit que vous êtes une légende. […] C’est l’Inde, je crois que l’on peut le dire, qui vous a tout appris, et vous le dites, et vous parlez alors de ce pays et de ses pauvres, du Mahatma Gandhi, que vous avez personnellement bien connu et dont l’œuvre et la vie vous inspirèrent tant. Dès votre arrivée à Madras, en 1937, vous choisissez d’être pour les autres. D’être, votre vie durant, un père pour ces dizaines de milliers d’orphelins indiens à qui votre association offre nourriture et éducation. Et de l’amour avant toute chose. »

Le Père Ceyrac fut diplômé de sanskrit et de tamoul, il étudia aussi le Védanta et les Upanishad.

En 1953, il fut nommé aumônier national des Étudiants catholiques (« all India Catholic University Federation »), fonction qu’il occupa jusqu’en 1970. Ensemble, ils construisirent des routes, des maisons, des villages pour lépreux.

Le Père Ceyrac, dans sa lutte quotidienne pour les « droits d’être un homme », et d’abord pour les Dalits (les intouchables), les orphelins, les veuves, poursuit l’œuvre des prophètes de l’Inde moderne que furent Ramakrishna, Vivekananda, Tagore et le Mahatma Gandhi. Lorsqu’il affirme : « On ne peut pas philosopher dans les universités quand les gens meurent de faim à côté 1 », il s’inscrit superbement dans cette révolution spirituelle qui faisait prononcer à Ramakrishna ces terribles  paroles : « La religion n’est pas pour les ventres vides ».

Rappelons deux  réalisations somptueuses du Père Ceyrac : en 1967, en pleine famine dans le Bihar, il fonde à 500 km au sud de Madras, la ferme coopérative Manamadurai , qui fait vivre aujourd’hui plus de 250 000 personnes. Puis, il y a quelques années, avec Kalei, il fonda l’énorme réseau « Anbukarangal (les mains de l’amour ou les mains ouvertes) », qui prend en charge l’avenir de plus de 30 000 orphelins de Chennai (Madras) et d’ailleurs.

Clôturant le 10 décembre 2003 l’émission « Culture et dépendance » de Franz-Olivier Giesbert, consacrée aux religions et à l’obscurantisme, Le Père Ceyrac eut ces mots  ultimes, pour dire l’infini de l’Amour, qui n’est guère pour lui un concept, une pensée, même superbe, mais sa vie-même :

« Nous sommes faits pour aimer. Nous sommes faits pour la vie. Nous ne sommes pas fait pour mourir. »

Le Père Ceyrac est devenu l’un des plus grands hérauts de l’Inde et du monde moderne avec ses mains nues et son cœur débordant d’une bhakti, d’un amour, sans limite. Sa plus grande parole qui fut sa VIE MÊME est celle-ci :

« TOUT CE QUI N’EST PAS DONNÉ EST PERDU. TOUT AMOUR QUI N’EST PAS DONNÉ EST UN AMOUR PERDU ».

1. Tout ce qui n’est pas donné est perdu, Desclée de Brouwer, 2000.