«On m’a dit, commence le Président et chef des Peshmergas, qu’un président français s’est exclamé, en 1918, le soir de la victoire de la France sur l’Allemagne : maintenant, je peux mourir… ; c’est un peu ce que je ressens ce matin.».

Les conseillers qui l’entourent, ce mardi matin, dans son palais présidentiel de Salahaddin, au nord d’Erbil, se récrient que, le referendum gagné, la vraie bataille commence et qu’il reste, à 71 ans, trop cher à son peuple pour avoir des pensées pareilles. Il enfonce le clou.

«Cela fait la moitié d’un siècle que je mène le combat. J’ai bravé, avec tous les miens, les massacres de masse, les déportations, les gazages. Je me souviens des moments où nous nous pensions perdus, voués à l’extermination. Je me souviens de ceux où, comme en 1991, après la première guerre contre Saddam, les démocraties venaient à notre secours, mais où le maintien de la dictature nous replongeait dans les ténèbres. Pendant ces décennies de résistance, d’espoirs déçus et renaissants, je n’ai jamais imaginé voir, de mon vivant, le jour où, par un vote exemplaire, sans incident notable, sans vaine querelle politicienne, mon peuple, rassemblé, pourrait enfin dire au monde sa volonté d’être libre. Eh bien ce jour est arrivé. C’est le plus beau jour de ma vie. C’est comme si tout ce que j’ai fait, rêvé, toutes les luttes que nous avons menées, convergeait vers cet instant…».

Je pense, en l’écoutant, à tous les petits messieurs qui, dans les chancelleries, ont spéculé, jusqu’à la dernière minute, qu’il allait accepter de surseoir. Je pense au «deal» que lui a offert Trump, cinq jours avant le vote. J’ai eu accès au «draft» de ce deal. C’était, d’une certaine façon, un «bon deal» qui, en échange de l’ajournement de son rêve, le payait de belles paroles, d’une aide financière massive et de la garantie américaine. Mais c’était compter sans l’invincible fierté de ce vieux lion.. C’était ne rien entendre à la certaine Idée qui le hante et donne sens, non seulement à sa vie, mais au destin de son peuple. Comme s’il lisait dans mes pensées, il poursuit.

«Il faut que vous compreniez. Mon idée fixe, pendant ces semaines où l’on me pressait, de toutes parts, de renoncer à consulter mon peuple, était, le moment venu, quand ma journée serait accomplie, de pouvoir regarder dans les yeux celles et ceux qui m’ont mandaté. Les vivants, bien sûr. Mais, aussi importants, ceux qui ont sacrifié leur vie à la défense de la cause kurde. Lors de mon dernier meeting, jeudi dernier, au Stade Hariri d’Erbil, je n’avais qu’une obsession : ne pas avoir à rougir (not to be embarrassed) quand je paraîtrai devant eux.»

Je reviens à la charge, pensant à ceux qui le soupçonnent d’avoir organisé cette consultation dans le but de différer l’heure où il aurait à céder la place. Et je lui rappelle comment l’une des dernières fois où nous nous sommes vus, sur la ligne de front, à l’avant-veille de son offensive contre Daech dans le Sinjar, il m’avait confié, lui, le libéral, le pro occidental, que son modèle était le Général nord-Vietnamien Giap. Le temps n’est-il pas venu où Giap doit se muer en Ho Chi Minh et le stratège en bâtisseur de cette nation naissante qu’est, à dater de ce mardi, le Kurdistan ?

«Non, martèle-t-il, presque impatient. La première chose que j’ai faite, hier soir, quand j’ai su que le dernier bureau de vote, dans le village le plus reculé des Monts Barzan, avait fermé, fut d’aller me recueillir sur la tombe de Mustafa Barzani, mon père et le père de la nation kurde. Rappelez-vous ce que je vous ai dit, dans le Sinjar. Toute ma vie, comme lui, mon père, j’ai été un Peshmerga. Et être Peshmerga m’a toujours semblé plus grand qu’être Président. Je n’ai pas changé d’avis. Alors, prendre le temps d’expliquer à nos voisins le sens de ce referendum pacifique, oui, d’accord. Mais Ho Chi Minh, non, franchement non – il faut, à la nation kurde, une génération de jeunes dirigeants.»

Son regard s’est durci à l’évocation de ces « voisins » – Turquie, Iran et Irak – qui multiplient, ces dernières heures, les mises en demeure et les bruits de botte.

«Nous n’avons commis aucun crime. Nous n’avons violé ni la loi fédérale irakienne ni la charte des Nations Unies. Et je n’ai cessé de répéter, jusqu’au vote, qu’il n’était pas question de proclamer une indépendance unilatérale et précipitée – mais d’ouvrir une négociation franche, qui durera ce qu’elle durera, avec Bagdad. Alors, vous comprendrez que, lorsqu’on nous répond sur ce ton, lorsqu’on réagit à notre scrutin par le chantage et les menaces, nous ne pouvons pas ne pas nous dire que nous avions bien raison de nous méfier et d’envisager, après tant de siècles de trahisons, de prendre enfin nos affaires en mains.»

Je m’inquiète du degré de sérieux de ces menaces. J’insiste sur la géographie tragique qui enclave son jeune et vieux pays. J’évoque la Bosnie sous blocus. L’assaut contre Israël au lendemain de sa naissance. L’autre Massoud, l’Afghan, assiégé dans son Panchir.

«Chaque chose en son temps…»

Fala Mustafa, son ministre des affaires étrangères, qui fait office de traducteur et a le don, comme souvent les dirigeants kurdes, de parler américain avec l’accent d’Oxford, dit exactement :

«Don’t meet trouble half way».

Je sens, comme dans toute cette conversation, sa volonté d’afficher, face à la fébrilité du trio Bagdad-Ankara-Téhéran qui ne laisse pas passer une journée sans annoncer une nouvelle rétorsion, son inébranlable esprit de mesure.

«Chaque chose en son temps, oui. Ils ne sont qu’au début de leur escalade. Et j’espère de tout mon cœur qu’ils n’iront pas au bout. Mais si tel était le cas…»

Je sens qu’il pèse ses mots.

«Si tel était le cas, s’ils cherchaient vraiment à nous étouffer, à fermer nos aéroports ou à couper nos voies commerciales, alors, je vais vous dire. Nous en avons vu d’autres. Nous avons été torturés, raflés, déplacés. Autrefois dans les montagnes et, hier encore, sur les 1000 kilomètres de front que nous avons tenus, presque seuls, contre l’Etat islamique, nous avons payé au prix fort, très fort, notre amour de la liberté. Alors comprenez bien qu’aucune mesure hostile, aucune punition collective, ne pourront être plus cruelles que ce que nous avons enduré. Et puis autre chose…»

Il se tourne vers ses compagnons comme s’il les passait, du regard, en revue.

«Chacun d’entre nous a dans sa mémoire, marqué au fer rouge, le pire que l’homme puisse infliger à l’homme. Alors il faut que tous en soient bien conscients. Ce temps-là est terminé. Nous ne nous laisserons plus faire. Nul n’attentera plus impunément à notre dignité. Et quant à la communauté internationale…»

C’est moi qu’il regarde, cette fois. Avec, dans l’œil, un air de défi.

«Supposons que nos voisins aillent au bout de leurs desseins déraisonnables. Est-ce que la communauté internationale nous regardera nous faire étrangler sans bouger ? Sera-t-elle au spectacle, comme quand nous nous faisions gazer ? Rappelez-vous, l’année dernière encore, au début de la bataille de Mossoul, l’incident de Fazlya. Vous étiez là, n’est-ce pas ?»

Oui, bien sûr, j’étais là avec mes cameramen. Une unité de Peshmergas tombée dans une embuscade. Plusieurs heures de combats acharnés. En dépit des appels répétés du commandant de la colonne, et au mépris des règles d’engagement de la Coalition, pas de support aérien. Et, le soir venu, dans son campement des monts Zartik, la colère froide du Président.

«La Coalition avait promis et elle n’a, ce jour-là, pas tenu sa promesse. Elle n’avait que les Peshmergas à la bouche. Le courage des Peshmergas. Le sacrifice des Peshmergas. Mais, au moment de prêter main forte aux Peshmergas, il n’y avait tout à coup plus personne. Jusqu’à ce jour, je n’ai pas d’explication.»

Il semble, à cette évocation, retrouver son courroux d’alors. Mais, très vite, retrouve sa sérénité.

«Nous sommes, je ne le dirai jamais assez, demandeurs de négociation et de dialogue. Nous sommes prêts à répéter, encore et encore, que l’indépendance à laquelle nous aspirons est celle des Kurdes d’Irak et que nous n’avons aucune intention de nous mêler des affaires des pays voisins. Je l’ai rappelé à votre Président lorsqu’il m’a téléphoné, la semaine dernière, à son retour de New York. Il était amical. Il l’a compris.»

Je sais que le Président Macron lui a, ce jour-là, proposé la médiation de la France. Je sais aussi qu’il lui a fait savoir, ce matin même, qu’il est prêt à le recevoir, sans délai, avec le Premier Ministre irakien al-Abadi. Son visage s’éclaire.

«J’ai confiance dans le Président Macron et dans son leadership. Il y a une histoire spéciale, vous le savez, entre votre pays et le mien. Transmettez-lui que tous les Kurdes se sentent un peu les enfants d’une grande dame de France qui s’appelait Danielle Mitterrand. C’est un honneur, pour moi, d’accepter son invitation. Je peux venir dès demain. J’espère qu’il en ira de même pour Monsieur al-Abadi.»

3 Commentaires

  1. « assiégé par le Turquie, l’Iran et l’Irak – et lâché par le reste du monde »
    Une zone de stabilité qu’il avait dit… Pauvres Kurdes ils ne savent pas encore qu’ils ont pactisé avec le « Diable »
    Guerres, attentats et désolation tels seront leurs récompenses!